CHAPITRE 27

Par Taranee

PASSE : JIO

 

            Un visage, une voix. Une personne. L’omniscient.

- Toi, enfant des ombres. Toi que j’ai créé avec amour et bonté. Tu protégeras l’équilibre de ce monde aux côtés de l’enfant de la lumière. Tu feras régner la paix et tu t’assureras que ce monde à deux faces puisse exister. Tu arpenteras les terres, traverseras les mers. Et pendant des millénaires, tu viendras en aide aux habitants de ce monde. Toi, enfant des ombres, tu représenteras la magie noire, la magie la plus puissante. La plus douloureuse. Toi, enfant des ombres, tu seras chargé d’apporter ton savoir aux mages noirs. Tu leur enseigneras l’équilibre entre leur puissance et le prix qu’ils doivent payer pour l’avoir. Telle sera ta mission, tel est ton serment, enfant des ombres. Toi, Jio, tu t’acquitteras de ta mission, peu importe le prix.

Noir.

            Il marche d’un pas allègre. L’herbe caresse ses chevilles. Il est grand, un peu de barbe pousse sur ses joues et son menton. Il préfère adopter une apparence de jeune adulte. Il s’y sent bien. Il a l’impression que rien ne peut lui arriver. Il marche. Il est heureux. Il existe depuis près d’un millénaire. Il arpente le monde, le découvre. Il n’a jamais vu l’autre face. Il ne la verra jamais. Mais il y a tellement de choses à découvrir ici… Il marche. Il voudrait ne jamais s’arrêter.

Noir.

            Entouré d’une vingtaine de personnes, assis près d’un feu qui fait danser une lumière vacillante sur son visage, il parle calmement. Il enseigne son art. L’art de l’ombre. La mélodie de la nature accompagne ses paroles, l’encourage. Son auditoire est captivé. Il perpétue sa légende à travers la magie qu’il enseigne. Il aime enseigner. Il aime apprendre. L’humanité est source de bonheur, de surprises. Il vit. Il continue de grandir sans vieillir et d’accumuler de l’expérience. Il maintient l’équilibre à l’aide de l’enfant de la lumière qu’il ne voit presque jamais. Sa vie lui plaît. L’omniscient lui a fait un cadeau. Il veut voir le monde évoluer.

Noir.

            C’est au sixième millénaire que ça se gâte. Cela fait déjà plusieurs années que l’on blasphème sur lui. Les mages blancs ont peur. Récemment, plusieurs mages noirs ont aveuglément profité de leur puissance. Ils ont rasé une ville. Jio n’était pas là pour les aider. Il n’a pas le temps de mettre chaque mage noir sur la bonne voie. Il y a trop de monde, trop de pays, trop de villes. Les mages blancs commencent à douter de ses capacités. Jio ne s’est pas interposé. La magie noire a toujours fait peur. Aujourd’hui, les mages blancs en profitent.

Noir.

            Il court. Il fuit les mages qui sont venus l’éliminer. Les questions se bousculent dans sa tête, le pourquoi, le comment. Il n’a pas de réponse. Ils sont venus à trente pour l’éliminer. Jio ne peut pas vieillir, mais il peut mourir. Il ne veut pas. Il n’en a pas envie. Pourquoi ne peut-on pas le laisser vivre ? Les rumeurs se sont déjà répandues, plus personne ne croit en lui. Tout le monde a peur, tout le monde est en colère. Les incidents se multiplient. Les mages noirs n’ont plus la confiance du peuple. Mais ce peuple est tellement hostile, tellement discriminant… Jio les déteste, maintenant. Il déteste tout ce qu’il a aimé. Il veut être seul, plus que jamais. Il veut être le seul à exister car il n’y a que comme ça qu’on le laissera tranquille. Ce monde est arrivé à son terme. Il n’y a plus rien à en tirer.

Noir.

            Il ne s’enfuira plus. C’est décidé, il ne courra plus. Il est las de fuir, las d’avoir peur. Il est l’enfant des ombres, l’être le plus puissant, en ce monde. Ce n’est pas à lui d’avoir peur. C’est décidé, il ne courra plus. Plus personne ne courra, car plus personne ne sera. L’ombre. La lumière. Cela revient au même. C’est de la magie. C’est l’équilibre. Des conflits inutiles. Il ne courra plus. Il fera face au monde, seul. Et il survivra. Seul.

Noir.

            Il rit. Oui, il rit à gorge déployée de ces gens qui laissent la panique les envahir. Il a repris sa forme d’enfant. Il ne l’avait pas adoptée depuis tellement longtemps que personne ne pourrait le reconnaître dans cette forme. Personne ne peut savoir qui détruit les villages et les régions avec ses ombres, qui incendie les foyers. Il n’est qu’un enfant. Juste un enfant. Et dans ses yeux danse une lueur cruelle. Ces gens qui l’ont rejeté et détesté… Il les fera tous payer. Ce monde qui ne veut pas de lui, il le fera disparaître. Il a perdu la raison. Mais il est si heureux ! Que c’est beau, la destruction… Les ombres ne seront jamais plus belles que quand elles se déploient sur les gens qu’on méprise, plongeant le monde dans la nuit. Les monstres sont de sortie. Personne n’y échappera.

Noir.

            Un homme l’a interpelé. Le dernier survivant de sa race. Il a détruit le monde entier. Il ne l’a pas laissé se reconstruire. Cet homme était encore vivant, il lui a parlé. C’est un ami de longue date, quelqu’un en qui, jadis, il avait confiance. Mais, comme tous les autres, cet homme l’a trahi. Il marche. L’herbe ne caresse pas ses chevilles. Il n’y a plus d’herbe. Il n’y a plus rien. Car lui, Jio, l’enfant des ombres, il a tout détruit. Il marche. Il marchera toujours. À la recherche de sa vie, à la recherche de ce qui pourrait apaiser toute cette colère qu’il ressent. Il marche. Et quelqu’un l’appelle. C’est son nom, qu’on crie. Il se retourne, lentement. Il y a une fille, là. Blonde, de grands yeux noisette. Une dizaine d’années. C’est elle. Nethan. L’enfant de la lumière. Il la déteste. Elle a toujours été aimée des gens, sans avoir rien fait. Alors que lui, lui a parcouru le monde, a transmis ses connaissances, lui a vécu au contact des mages. Il n’a rien reçu en retour. Il rit. La fille lui demande pourquoi il a fait ça, elle lui ordonne d’arrêter immédiatement. Mais elle n’a rien à lui ordonner. Elle n’a pas ce droit. Il dégaine ses ombres, par provocation. Mais il n’a pas le temps d’attaquer. Un coup derrière la tête, et c’est fini. Il perd conscience. Les enfants ne sont vraiment pas résistants.

Noir.

            Il se réveille d’un sommeil brumeux. Il a l’impression de flotter, et pourtant, il est allongé sur un sol froid. Il n’est pas dans une pièce. C’est l’immensité du néant, qui l’enrobe. Il lève la tête. Deux personnes discutent. Il y a l’enfant de la lumière, et quelqu’un d’autre. Une personne vaguement humaine. Ni homme, ni femme. Immense, puissante. L’omniscient. Ils parlent. Mais de quoi parlent-ils ?! Il entend des paroles inquiétantes, l’omniscient a l’air impitoyable. Nethan, soucieuse. Il entend, oui, il comprend quelques mots. Effacer. Mémoire. Mieux pour tous. Se rappellera. Ne répètera pas cette erreur. Trop dangereux. Il comprend. Il essaie de se lever, mais il est si faible… Il commence à partir. Il faut qu’il fuie. C’est trop dangereux, ici. Il faut qu’il s’en aille. Il se met à courir. On le rattrape. On le force à s’asseoir. Paniqué, il se retourne. Il n’arrive plus à voir. Il n’entend plus rien. Et alors, son esprit se vide. Tout ce qu’il a fait pendant des millénaires, tout part, disparaît, s’évapore. Il ne restera plus rien, bientôt. Il ne se souviendra plus. Que deviendra-t-il, alors ? Qui sera-t-il ?

Noir.

            Voilà, c’est fini. Tout est fini. Il n’y a plus rien. Que le vide. Il flotte dans le néant. Combien de temps a-t-il passé ici ? Un jour ? Mille ans ? Impossible de le savoir. C’est fini. Il n’est plus rien. Rien.

 

PRESENT :

 

            Il poussa un rire triste et désespéré.

- Alors c’est ça, mon passé ? C’est ça que j’ai fait ? J’ai détruit le monde et l’omniscient en personne m’a effacé la mémoire avant de me laisser dans le néant pendant un millier d’années ! Ah ! Me voilà bien, avec un tel passé !

La légende sur l’enfant des ombres était donc vraie ?! Ce n’était qu’un garçon violent qui cherchait le chaos ? Il se tourna vers Nethan. Il avait l’esprit embrouillé, il ne savait pas où il en était. Mais surtout, il en voulait à tout le monde. Il darda son regard corbeau sur la fillette, haussa ironiquement les sourcils.

- Et toi, Nethan, tu le savais, hein ? C’est toi qui m’as arrêté dans mon projet de destruction, il y a mille ans. Tu le savais, et tu n’as rien dit !

La fillette bredouilla quelque chose qu’il ne put pas entendre. Il se tourna vers Soö et le Duc Nowise qui observaient la scène avec le même visage neutre.

- Vous vous croyez exempts de responsabilité ? Vous le saviez aussi ! Personne ne m’a rien dit, personne ! C’est ça, alors ? Vous comptiez me laisser dans l’ignorance et me buter tant que je n’étais pas encore trop dangereux ?

Il disait n’importe quoi. Il en avait conscience. Mais il avait tellement de colère à passer. Il ne voulait pas y voir plus clair. Il voulait juste… Tout détruire. Il s’approcha de Soö d’un pas rapide. L’homme eut un mouvement de recul. Jio ne ralentit pas. Une épée noire apparut dans sa main. Il parcourut les derniers mètres qui le séparaient du maître de la guilde en courant et planta son arme dans la jambe de Soö. Les yeux de l’homme s’agrandirent de stupéfaction. Même avec sa magie, il n’avait pas vu le coup arriver. Jio rit. Un rire perverti et fou, un rire qui oscillait dans les aigus hystériques.

- Ça fait mal, Soö ? Ça ne peut pas faire plus mal que ce qu’Addal à fait à Maz sous tes ordres !

- Jio… tenta le mage de téléportation qui s’était rapproché.

- Ce n’est pas à toi que je parle ! s’exclama l’adolescent.

Puis, s’approchant encore de Soö, sa magie grouillant autour de lui comme un feu noir répugnant, il continua avec un sourire mauvais.

- Dis-moi, Soö à quoi est-ce que tu tiens le plus ? Le pouvoir ? La vengeance ? Ta vie ? Je peux tout t’enlever, Soö. Tu m’as enlevé Maz, tu t’es servi de moi comme d’un vulgaire pion, je vais te détruire. Je détruirai tout.

Ce qu’il avait appris l’avait changé. Irrémédiablement. Torturé, perdu, il ne savait pas quoi faire. Que faire, sinon tout détruire pour se plonger dans la solitude ? Que faire pour apaiser sa fureur ? Il ne voyait plus très bien. Il avait mal à la gorge. Et aux côtes. Un rai ténébreux apparut dans sa main. Il le leva, prêt à tuer Soö. Cet homme qui lui avait pris ce qu’il avait de plus cher. Son enfance, Rosind, Maz. Tout était à cause de lui. Il allait le lui faire payer. Alors que sa magie fusait vers Soö en une attaque violente, une voix retentit.

- Non ! Jio, arrête !

            Le jeune homme stoppa son geste. Il se tourna dans un mouvement lent et tremblant. Découvrant la personne qui l’avait arrêtée, il avala difficilement sa salive. Nilt était là, à seulement quelques mètres, un peu derrière Addal. À côté de lui, Elijah. Nethan avait rejoint l’œil-d’or et lui tenait la main.

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