Alanguie dans l’assise enveloppante de son canapé, Joey savourait le spectacle des flammes dansantes derrière l’insert du foyer de la cheminée. Son épaule, fermement maintenue dans une orthèse d’un vert criard, lui paraissait moins douloureuse maintenant qu’elle profitait de la chaleur qui se dégageait du brasier.
Dans son dos, les voix de son père et d’Émiko attirèrent son attention. Joey tourna la tête autant que lui permettait la douleur et aperçut Victor sortir le premier de la cuisine. Sans même lui jeter un regard, il disparut dans le couloir.
— Comment vas-tu l’appeler ? questionna Émiko en revenant, une tasse de thé fumante à la main.
Assise en tailleur, Joey abaissa les yeux sur la petite créature qui s’était lovée entre ses jambes. Le bébé dinosaure dormait paisiblement, enroulé sur lui-même comme l’aurait fait un chaton. À la lumière des flammes, Joey remarqua que les écailles de son cou ne semblaient plus tout à fait bleues. Elles reflétaient toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.
— Est-ce qu’il existe un mot pour décrire un tel bleu ?
Émiko s’assit sur le bout de la méridienne et observa avec attention la nuque du bébé dinosaure.
— Oui. En japonais, on dit saiun, ça signifie bleu iridescent.
— Saiun... répéta Joey.
La voix souriante de l’oncle Edward ponctua le charme de l’instant :
— C’est un joli nom, presque aussi énigmatique que ce qu’il désigne.
Le Pr Huntley, élégamment installé dans un fauteuil, avait revêtu ses habits de gentleman. Les fils d’argent de sa moustache étincelaient autant que le clapet de la montre à gousset qu’il tenait dans la main.
— Bien, maintenant que je suis un homme libre, il est temps pour moi de partir.
Le vieil homme attrapa son imperméable, s’approcha de Joey et déposa un baiser sur son front.
— Oncle Edward, l’interpella-t-elle avant qu’il ne quitte la pièce. Ne t’en fais pas, je suis sûre que papa oubliera vite cette histoire.
Le professeur lui adressa un sourire incrédule.
— Écoute, ne t’en fais pas pour ces histoires de grandes personnes. Tu vas bien. Tout est rentré dans l’ordre... Enfin...
Le professeur sourit en observant le mikrosaure.
— L’ordre des choses a tout de même été sérieusement chamboulé, ajouta-t-il. Tu sais Joey, ne laisse personne te faire croire que tu n’es pas digne de Saiun. Surtout pas cette tripotée de brigands. Je n’ai pas besoin du Simorgh pour savoir que tes ambitions sont pures.
Le paléontologue souleva poliment son chapeau pour saluer Émiko et disparut.
Les dernières paroles de Lord Hector Neville, comme un voile nuageux qui fait perdre de leur intensité aux rayons du soleil, s'immiscèrent dans l’esprit de Joey : « ... vous avez pris le risque que l’âme de votre mikrosaure vous soit à jamais étrangère ». Le directeur avait insinué que Joey ne pourrait peut-être jamais véritablement comprendre son mikrosaure. Elle n’avait pas laissé le Simorgh lui attribuer Saiun puisqu’elle était... hors compétition. Joey sentit sa gorge se serrer en imaginant ne pas parvenir à maîtriser le dinosaure. En vérité, elle en vint rapidement à la conclusion qu’il y avait pire que de manquer d’autorité : ne pas réussir à tisser de liens sincères avec lui. Elle se ravisa en pensant à son amitié avec Siméon. Ces deux-là étaient on ne peut plus différents et pourtant, ils étaient sincèrement attachés l’un à l’autre.
Doucement, Joey fit glisser son doigt jusqu’au sommet de l’un des piquants du crâne rocheux de Saiun. Une autre inconnue s’était glissée dans l’équation. Saiun n’était pas un mikrosaure comme les autres. Il était un polymorphe issu d’un croisement inter-espèce. Alors que tout le monde s’interrogeait sur la manière dont allaient se comporter les premiers mikrosaures, Joey, elle, se demandait quelles conséquences les manipulations génétiques auraient sur la personnalité de sa créature. Devait-elle craindre de devoir élever un animal dégénéré ? Après tout, Saiun avait attaqué les deux vigiles alors que Lord Neville avait assuré avoir conçu des créatures dociles et inoffensives.
Joey ne savait pas non plus si elle pourrait intégrer Saint-Georges comme les autres Maîtres-mikrosaures. Après tout, Lord Neville l’avait traitée de tricheuse ! Joey savait pourtant qu’en rejoignant les rangs des élèves de la nouvelle section de l’institut, elle serait en mesure de découvrir ce que le directeur du musée et Magnus manigançaient. La fillette n’avait pas tout à fait compris de quoi les trois hommes parlaient avant qu’elle ne s’écrase à leurs pieds mais une chose était certaine, ils n’avaient pas dit toute la vérité au sujet des mikrosaures. Le projet des deux hommes recelait encore d’une large part d’ombre et Joey se promit de découvrir de quoi il s’agissait.
Les pas de son père résonnèrent à l’étage.
Joey et Victor ne s’étaient pas adressé un mot depuis qu’ils étaient sortis des urgences. D’abord soulagé, le conservateur s’était ensuite muré dans un silence lourd de sous-entendus. Victor Huntley était furieux. Sa colère muette trouvait écho chez sa fille en ravivant en elle une douloureuse culpabilité. Ces derniers mois, Joey s’était affranchie des recommandations de son père de la même façon dont elle avait bravé ses mises en garde le soir où il s’était retrouvé paralysé, le même soir où sa mère l’avait embrassée pour la dernière fois en quittant la maison.
« Tu es trop petite pour grimper jusque là-haut », ne cessait de répéter Victor en désignant la cabane nichée entre les branches de l’énorme chêne du jardin. « Ne crois-tu pas qu’il faut de la patience avant de pouvoir déterrer un squelette et admirer le fruit de tant d’efforts exposé dans un musée ? Joey, tout vient à point à qui sait attendre. Un jour, tu seras assez sûre de tes jambes et de tes bras pour aller jouer là-haut. ». Ce fameux soir pourtant, en entendant les miaulements plaintifs du chaton de la voisine coincé tout en haut de l’arbre géant, Joey s’était soustraite à la surveillance de sa nounou. Elle avait entrepris l’ascension interdite avec la ferme intention de délivrer le félin de son perchoir. Elle était tombée de la plus haute marche de l’échelle au moment où elle commençait à se dire que, vraiment, son père devrait lui faire davantage confiance. L’impensable se produisit quelques minutes après que Ketty eut alerté les Huntley. Le couple quitta précipitamment la soirée à laquelle ils étaient conviés et, au croisement de Cromwell et de Warwick Road, le conducteur d’un semi-remorque leur coupa la priorité. Depuis cette sinistre soirée, Joey avait nourri l’idée qu’elle était responsable du tragique accident qui venait de priver à jamais Victor de ses jambes et la toute petite fille qu’elle était de sa mère. Si elle avait écouté son père, si elle n’avait pas escaladé l’arbre, si elle n’était pas tombée... Jamais ses parents n’auraient eu à rentrer précipitamment à la maison. Si elle n’avait pas désobéi, sa mère serait en vie et son père marcherait encore. C’est ainsi que Joey avait grandi aux côtés du fantôme d’un triste malentendu jamais exprimé, jamais nié, jamais dissipé. Elle avait reçu la pire des leçons et pourtant, il lui semblait que chaque cellule de son corps restait programmée pour répondre à l’appel de l’aventure.
Saiun changea de position et s’étira dans un long bâillement. Joey se ressaisit. Elle ravala ses larmes, écrasant celle qui s’était aventurée sur sa joue du revers de la main. Il était trop tard pour faire marche arrière. Il ne lui restait guère d’autre choix que d’assurer l’éducation de son mikrosaure. On pourrait bien la traiter de tricheuse ou d’incompétente, mais jamais de lâche.
Cette nuit-là, une lune rousse caressait l’horizon. Sur Manor Road, dans une maison victorienne à la façade de briques, le deuxième mikrosaure naquit à minuit douze sous le regard éberlué de sa mère, créature baveuse et poilue. Dans le quartier de Westminster et dans la petite ville de banlieue de Beddington, deux éclosions survinrent respectivement à minuit quinze et minuit seize. Ces deux naissances comblèrent de joie les deux visages humains collés à la paroi de leur incubateur. Du côté de Cadogan Square, les lampes chauffantes d’une couveuse saupoudraient sur une chambre d’adolescent un halo bleuté. À l’intérieur, un troisième mikrosaure tentait de s’extraire de son œuf. À minuit trente-quatre, détachant un premier morceau de coquille, deux museaux carnassiers finirent par flairer l’air tiède de la couveuse.
Un chapitre riche ! On sait ce qui s'est passé avec la mère de Joey, et on découvre par la même occasion l'origine du handicap de son père. Triste événement, je comprends qu'elle en culpabilise encore des années plus tard.
Cela éclaire également le rêve qu'elle avait fait plusieurs chapitres auparavant, ou plutôt le cauchemar vu les circonstances.
Saiun... un bien joli nom ! Je n'ai aucun doute que Joey saura l'apprivoiser, tout comme je n'ai aucun doute non plus que chaque bévue, chaque incident causé par son mikrosaure lui sera mis sur le dos.
Quant au dernier paragraphe. C'est moi où un chien s'est glissé jusqu'à la couveuse ? XD.
Quant à l'éclosion de minuit trente-quatre, elle me laisse perplexe... Des jumeaux ? Ou une expérience qui a mal tournée ?
Oui madame, un chien a assisté à la naissance d'un dino. Ce qui risque de complexifier les affaires de son maître ;)
Pour la dernière éclosion, c'est cool que tu aies remarqué ce détail. En effet, il y a eu un couac ;)
Merci de ta lecture perspicace !