Chapitre 26 (bis) - Entre justice et amour

À Mÿrre, à la suite de la divulgation des nouvelles lois sur la procréation.

 

            Le discours de Garnel Asage avait fait l’effet d’une bombe sur Sophya et Sonfà. En tant que sœur et amie proche de Vikthor, elles étaient choquées qu’on ose lui demander d’enfanter au plus vite alors qu’il venait de perdre son âme sœur. De plus, même si elles ne l’avaient pas encore révélé à leur peuple, les deux jeunes filles étaient également touchées personnellement par ces déclarations.

 

__ Tu te rends compte Sonfà ? Si nous nous étions dévoilées comme âme sœurs avant l’intronisation de Vikthor, nous serions en pleine ligne de mire. Heureusement qu’on a décidé d’attendre un peu, que le nouvel Élu soit en place pour parler de notre couple. Nous n'avons pas eu le temps de fêter notre amour depuis que Vikthor est parti, mais c'est un heureux hasard.

__ Oui c’est mieux ainsi, mais je ne suis pas du genre à vivre cachée pour vivre heureuse. Se terrer pour échapper à l’oppresseur c’est loin d’être mon leitmotiv, rétorqua Sonfà, prête à se battre malgré son jeune âge.

 

Les nouvelles que venait également de lui donner Bénédit sur la pensée de Gaultier lui faisaient chaud au cœur. Lui aussi était prêt à se révolter face aux rouages de l’administration ministérielle. Avec ou sans Vikthor, ils se devaient de se défendre. Bénédit avait gardé de sa légitimité et le rôle d’amie de Vikthor avait aidé à placer Sonfà en leader. Depuis son discours au marché qui avait permis de sauver des dizaines de couples mixtes d’une douloureuse séparation, elle avait réussi à rassembler un bon nombre de Physés sous ses ordres. Ainsi, avec l’aide de son oncle et de son âme sœur, elle avait mis en place des groupes de ravitaillements pour s’occuper des familles toujours cachées dans le désert depuis l’installation de la milice dans la ville. Bien installés dans leur caserne, les miliciens pratiquaient de nombreux tours de ronde, montaient des barrages sur tous les grands axes et limitaient l’accès aux plages et aux magasins. Un climat de tension s’était donc installé dans toutes la capitale et Sonfà devait sans cesse remotiver ses troupes.

 

__ Ils se lasseront plus vite que nous, affirma-t-elle en rassemblant ses plus courageux volontaires. Le climat tropical de la région n’épargnera pas leurs nuits. Ils ont déjà du mal à tenir en place dans leur costume. Attendons que le soleil soit au zénith pour nous déplacer, à ces heures, ils ne sont plus aussi vaillants.

__ Sonfà a raison, nos amis comptent sur nous, surenchérit Bénédit en se plaçant derrière sa nièce. Nous devons les protéger de ses lois, les cacher et les ravitailler.

 

Le visage inlassablement souriant de l’ancien Élu finissait toujours par convaincre tout le monde. Sa peau mate vieillie par le soleil, laissant apparaitre de nombreuses taches blanches, contrastait fortement avec ses cheveux ébène. Bien qu’il soit connu comme un grand guérisseur, Bénédit n’avait jamais pu soigner son vitiligo. Cette différence notable, bien repérée par les miliciens, l’empêchait de faire partie des convois qu’il organisait avec sa nièce. Il se contentait donc de remotiver les troupes, laissant l’action aux jeunes.

 

__ Il est treize heures, ne traînons pas ! s’exclama Sonfà en avalant la dernière bouchée de son sandwich au thon.

 

L’adolescente passa hâtivement sa main sur sa bouche comme si elle était pressée de se débarbouiller pour commencer sa ronde. Avec détermination, elle rangea dans ses besaces tout ce qu’on leur avait offert pour les ravitaillements.

 

__ Six pains, six litres d’eau, deux kilos de dattes, du miel, un peu de lait et des poissons en vois-tu en voilà, décompta-t-elle face à son équipe qui se répartissait les autres lots.

 

Vaillante, Sonfà souleva le lourd paquetage sur ses épaules ; Sophya fit de même, puis tout le monde les imita. Sous la chaleur écrasante de la région sableuse, ils se mirent tous en route en partant chacun dans une direction opposée. La peau noire de l’adolescente, burinée par le soleil, souffrait sous les frottements des lanières en cuir de sa besace. Plusieurs fois l’adolescente dut s’arrêter pour la replacer sur son épaule, puis pour la changer de côté, laissant ainsi apparaitre des brûlures sur sa peau. Jusqu’ici, elle avait soigneusement évité tous les points de contrôle de la ville, mais il y en avait un dernier qu’elle serait obligée de passer.

 

__ Par la Déesse, faites qu’ils soient assommés par la chaleur, que je n’ai pas à m’attarder, se chuchota-t-elle pour se donner du courage.

 

À pas de loup, elle avança droit vers la barrière de fortune qu’ils avaient mis en place à chaque sortie de la ville. Posant ses sandales sur le sable fin plutôt que sur les pavés blanchâtres, la respiration au ralenti, elle remarqua que les trois miliciens avachis chacun sur une chaise à l’ombre semblaient en pleine sieste. L’adolescente prit alors son temps pour étudier leur souffle et ainsi vérifier son impression. Quand elle fut sûre que leur fainéantise habituelle n’était pas feinte, elle posa délicatement son sac derrière la barrière métallique. Le soudain ronflement de l’un des miliciens la fit sursauter. Malgré sa peur, elle pose les mains sur la barrière et d’un bond sec, elle se hissa jusqu’à pouvoir poser un premier pied de l’autre côté. Puis l’autre. Intérieurement, elle se moqua de ces officiers qu’on avait envoyés pour surveiller de dangereux Physés alors qu’ils n’étaient même pas capables de résister aux quarante degrés habituels de la saison.

 

Si Garnel compte sur ces hommes pour appliquer ses lois, j’ai de beaux jours aux côtés de mon âme sœur. Ils sont aussi combatifs que des Yeghes.

 

 

Animée par cette victoire quotidienne, elle se pressa pour rejoindre la première grotte. Elle ignora le soleil au-dessus d’elle pour marcher avec énergie dans le désert de Yacuiba. Aux abords de la première cachette, elle prévint la famille en imitant le chant d’un accenteur alpin, petit oiseau typique de la région.  Avec prudence, la cheffe de famille fit son apparition et aida Sonfà à dissimuler ses traces de pas dans le sable. Sans plus attendre, elle déchargea un peu sa besace en leur donnant un tiers de l’eau emportée, un peu de poisson et de denrées sucrées. Le reste, c’était à eux de le chasser s’ils manquaient de victuailles.

 

__ Vous allez bien ? Il n’y a rien à signaler, personne est venu traîner dans les environs ? se renseigna-t-elle en rentrant dans la grotte pour profiter de sa fraîcheur.

__ Non ma fille, à part toi, personne ne s’aventure par ici. Mais on ne pourra pas rester ici encore des semaines. Nous sommes à l’étroit, ce n’est pas une vie. Qu’en dis ton oncle ou Vikthor ? s’empressa de se renseigner madame Linet.

__ Bénédit cherche une solution plus durable ! Mais tu sais, sans l’appui du conciliateur dynaste, nous sommes un peu perdus dans toutes ces décisions politiques.

__ Traître de Kalokas, grogna alors son mari comme si ces mots l’avaient sorti de sa torpeur.

__ Bon, je vous reviens demain ! J’ai encore deux autres familles à voir. Prenez soin de vous !

 

Sonfà n’aimait pas attiser la haine entre les différents peuples siréliens.  Comme son oncle, elle pensait qu’ils faisaient partie d’un tout. Humains, comme siréliens. Pour elle, il n’y avait jamais eu de différence, Bénédit l’avait élevé dans la plus grande des tolérances. Bien qu’ils préféraient le garder pour eux, la famille Karmir faisait partie d’un groupuscule religieux qui vénérait les trois énergies offertes par Namon. Pour l’adolescente, l’important c’est ce qu’on faisait de bien avec ces dons, pas les personnes qui les détenaient. Elle ne vouait aucun culte du héros aux trois frères Sirel ou aux Élus, pouvoir ou non, les Siréliens avaient des défauts et étaient vulnérables. Comme les humains.

 

Cette fois, la suite de sa ronde se montra plus pénible. La soif se faisait sentir et bien qu’elle ne voulait pas utiliser l’eau qu’elle transportait dans son sac depuis une heure et demie, elle se résigna à prendre quelques gorgées. Ne pouvant se mettre à l’ombre, Sonfà ne s’éternisa pas et reprit vite son trajet. Seule, elle espérait que ses amis n’avaient pas eu de problèmes pour quitter la ville. Il était près de quinze heures quand elle atteignit la seconde cachette. Elle fit le tour plusieurs fois en sifflant, mais personne ne lui répondit. Elle entra alors dans la grotte, mais personne ne l’y attendait contrairement à la veille.

 

Leurs affaires sont là, tout est en ordre ou presque, personne n’a l’air d’être venu fouiller, constata-t-elle dans un premier temps.

 

Inquiète, elle se hâta de défaire encore un peu son sac. Elle attendit une dizaine de minutes avant de prendre la décision de continuer sa route jusqu’à la dernière famille puis de rentrer. Elle espérait qu’ils étaient juste partis chasser, bien qu’avec cette chaleur ce n’était pas la meilleure des idées. Eux aussi, ils s’étaient plaints la veille qu’ils ne pouvaient pas rester ainsi encore longtemps, mais pour Sonfà, ce n’était que des pleurnicheries. Il valait mieux vivre ainsi que d’être séparé de sa moitié. C’est ce que lui avait toujours répété sa mère, bien qu’elle avait elle-même consenti à laisser sa propre âme sœur vivre seule en terre neutre. Sonfà avait alors vu sa mère se dégrader, se laissant vivre ou mourir de chagrin petit à petit.

 

La jeune physée chassa ses idées noires en se lançant sur la dernière partie du parcours. Cette fois, elle fut accueillie dans la joie et la reconnaissance. Le jeune couple disait pouvoir vivre d’amour et d’eau fraîche, pour cela, il devait juste être ensemble. Qu’importe où ils étaient, qu’importe comment ils vivaient, c’était d’être ensemble qui comptait. Sonfà les quitta avec des étoiles plein les yeux et une besace vide. Elle pensait la même chose, elle se battrait pour vivre avec Sophya, quoi qu’il lui en coûte. Arrivée aux alentours de dix-sept heures à sa maison, elle rejoignit son oncle sur le perron sans même remarquer que sa bonne humeur légendaire ne l’habitait plus.

 

__ J’en perdrais la tête moi, si je devais vivre loin des gens que j’aime ! Et y en a qui perdent la tête de vivre en famille, mais loin des commodités, chacun à sa façon de penser, lança-t-elle gaiement en le voyant.

 

Bénédit planta alors son regard dans celui de sa nièce et elle aperçut alors toute la gravité dans ses traits. Il avait pleuré, ses yeux n’étaient pas rouges, mais un léger liseré d’eau semblait vouloir encore s’évader de ses cils noirs.

 

__ Mon oncle qu’y a-t-il ? Un ravitaillement s’est mal passé ?

__ Deux de nos camarades n’ont pas passé le barrage de la milice, ils ont été emmenés manu militari sans qu’on puisse rien faire. Personne ne sait où ils sont, nous n’avons aucune nouvelle, lui répondit Bénédit en tendant sa main gauche pour rappeler l’un de ses faucons à s’y poser. Sophya se renseigne encore discrètement. Elle rentrera bientôt nous donner des nouvelles.

__ Mais ils n’ont rien contre eux, ils détenaient que des vivres. C’est assez pour les empêcher de passer, mais pas pour les détenir…

__ Ce n’est pas tout. Les Grimsons, souffla-t-il douloureusement.

__ Ils n’étaient pas dans leurs grottes, il y avait leurs affaires, mais aucune trace d’eux nulle part.

__ So… Ils se sont rendus à la milice peu après ton départ. Ils pensaient qu’en étant honnête, il ne leur arriverait pas grand-chose. Résultat, Hubert est renvoyé à Kentronakan, là où serait sa place d’humain.

__ Et Élie ? s’inquiéta Sonfà.

__ Elle a été emmenée en région centrale aussi, mais pour y être jugée et détenue dans une Bant.

__ Depuis quand se cacher est un motif d’emprisonnement ? s’insurgea-t-elle.

__ Elle sera jugée pour s’être évertuée à vivre avec un humain malgré les lois en vigueur, mais surtout pour n’avoir jamais voulu fonder une famille et ainsi donner une descendance forte.

__ Quoi, mais c’est absurde ! s’énerva Sonfà en tapant dans un caillou. Hubert ne pouvait simplement pas avoir d’enfant et c’était son âme sœur. C’est triste, mais Élie ne devait pas transmettre ses dons de son vivant, voilà tout. Que peut-on faire ?

__ Rien, So… Nous n’y pouvons rien. Ce combat nous l’avons déjà perdu, nous en aurons d’autres demain. Aujourd’hui, nous allons nous résigner et accepter leur destin. Rentre ma belle, douche-toi et nous allons réfléchir à ce qu’il convient de faire.

 

Triste, mais résignée, Sonfà écouta son oncle. Sa voix mélancolique lui avait enlevé toute combativité. Sous l’eau de sa douche, elle lâcha toute sa rage en pleurant à chaude larme. Elle devait combattre cette haine, cette injustice. Les lois n’étaient pas faites pour séparer les gens qui s’aiment, mais pour les protéger. Les frères Sirel avait reçu leurs dons grâce à l’amour qu’ils portaient à leur terre, à leur tribu. En replaçant soigneusement ses mèches fuchsia dans ses cheveux afros, Sonfà se fit la promesse de ne pas laisser passer ces comportements inhumains. Ce soir, elle mettrait en place un plan avec Sophya et Bénédit. La milice ne s’en sortirait pas comme ça. S’ils ne respectaient pas l’amour, les Physés ne respecteraient pas la justice.

 

 

 

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