Chapitre 26

Par Elka

La chute parut durer des heures, sans que Sofiane ait pourtant le temps de crier. Son dos percuta le sol dans un choc qui aurait dû lui couper le souffle ; une dégringolade de débris et de cendres lui recouvrit le visage. Il bascula sur le côté en crachant et toussant, toujours fermement cramponné au corps de son rescapé.

Était-il encore en vie ?

Il voulut écouter son souffle, mais la sirène des pompiers beuglait. Il prit à peine conscience de la lumière bleue qui pulsait entre deux éclats furieux de l’incendie. Et maintenant ? Il cilla, il n’y voyait plus très clair.

— Sors de là, Sybèle !

C’était Nérée, soudain devant lui. Sa peau battait au rythme des gyrophares. Il tirait la victime d’une main et le bras de Sofiane de l’autre.

— Lève-toi ! insista-t-il. Tout va s’écrouler !

Comme en réponse, un morceau du bâtiment tomba juste à côté. Sofiane se releva péniblement et, chacun soutenant l’homme d’un côté, ils clopinèrent à l’extérieur.

La situation glissa soudain des mains de Sofiane. On lui prit la personne qu’il venait de sauver pour la mettre sur un brancard, masque à oxygène sur le visage. On essaya de lui en passer un, qu’il repoussa en direction de Nérée. Des mains le poussèrent à l’écart, des pompiers prirent sa place. Il reconnut le son de l’eau projetée à travers la lance, celui des murs qui s’effondrent, des hurlements terrifiés, soulagés.

Finalement, il se retrouva au milieu d’une rue annexe, assis sur un capot défoncé par la grêle. Seul.

Il leva la figure vers le ciel, mais une lourde fumée le masquait presque entièrement. Le gris succédait au rouge et jaune, l’eau étoufferait bientôt les dernières flammes. Malheureusement, il devait rester encore des gens en danger, dans la ville. Cette pensée ne fut cependant pas suffisante pour l’arracher à son siège.

Il n’avait pas mal, mais la cendre qui le recouvrait formait comme une gangue qui le maintenait prisonnier. Il n’avait pas mal mais son cœur refusait de ralentir, ses muscles de se dénouer, sa gorge de se desserrer. Il ferma et ouvrit plusieurs fois son poing, tout en l’étudiant. Est-ce que c’était encore sa main, son bras, son corps ? Cette armure n’avait jamais été aussi solide.

Il expira longuement, brusquement partagé entre l’envie de pleurer et de rire.

— Je t’ai trouvé de l’eau.

Nérée posa la bouteille près de lui, et se recula presque pudiquement. Ses cheveux noirs étaient blancs de poussières, ses joues grises, ses yeux rouges. Il y avait des trous à ses vêtements, aux extrémités noircies, et une estafilade sur sa main.

Sofiane déboucha la bouteille un peu par politesse, mais la première gorgée réveilla une soif insoupçonnée et il la vida totalement.

— T’as été formidable, dit Nérée après quelques secondes.

— Je devrais y retourner. Où sont Leïla et Fatou ?

Nérée pointa une direction du bras.

— Par là-bas. Tu devrais te reposer. Ton corps est invincible, pas ton esprit.

— Mon esprit va très bien.

Mais il ne se leva pas pour autant.

— Merci de m’avoir aidé, souffla-t-il pour gagner du temps. Tu t’es mis en danger.

— Ça n’a pas d’importance.

Les lèvres de l’asiatique se pincèrent et son attention se fit fuyante. De sales souvenirs remuèrent dans l’estomac de Sofiane.

— Bien sûr que si, c’est important. Sans toi, plusieurs personnes seraient mortes.

— Tu les aurais sauvé. Tu serais allé jusqu’en haut de cet immeuble. T’as toujours été une héroïne.

— Et pas toi ? demanda-t-il sans relever le mégenre.

Il quitta laborieusement son perchoir. Ce n’était peut-être que dans sa tête, mais ses jambes pesaient une tonne. Nérée avait croisé les bras sur sa poitrine dans une attitude défensive que Sofiane reconnaissait. C’était la sienne jusqu’à peu.

— Moi je suis celui qui nous a tous séparé, et qui vous a causé beaucoup de souffrance. Je suis désolé, tu sais.

— Et je suis désolé que tu aies été si seul.

Il ne s’approcha pas trop, mais assez pour voir les larmes lui monter aux yeux. Il hésita, mais ajouta :

— Et désolé de pas être celle que tu voulais.

Il sentait Sybèle loin, très loin dans son esprit. Il ne voulait pas qu’elle le remplace, et elle ne le désirait pas non plus. Il ne voulait pas oublier sa mère et Leïla, son enfance, ses conneries d’ados, ses débuts et sa fin chez les pompiers.

— Est-ce que je l’ai tué ? murmura Nérée.

Ses yeux trouvèrent brutalement les siens, agrandis de peur, brillants de sanglots.

— Elle est morte, n’est-ce pas ? Je l’ai tué. Je l’ai…

Le cri qu’il poussa le plia en deux. Sa respiration se heurta à ses sanglots. Ses jambes le lâchèrent.

Sofiane aussi avait pleuré comme ça. Pleuré en espérant un peu que ça le tue, pour ne plus ressentir la culpabilité.

La solitude.

Il se mit à genoux pour le prendre dans ses bras, lui caresser les cheveux, lui promettre que tout irait bien même s’il n’en savait rien. Parce que c’était ce qu’il avait voulu, dans ses moments les plus noirs.

— Tu l’as pas tué, dit-il quand Nérée se calma légèrement.

Il l’écarta de son épaule pour coller son front au sien. Nérée voyait dans les esprits. Il devinait peut-être la présence de Sybèle dans le sien. En tout cas, ses pleurs cessèrent.

Sofiane le laissa l’embrasser, avant de le repousser délicatement.

— Il va pleuvoir des cendres pendant des heures, commenta-t-il en lui époussetant les cheveux.

Nérée se racla la gorge, gêné, et acquiesça. Il lui tendit la main pour l’aider à se remettre debout. Un duvet gris tombait sur la ville. Sofiane fronça les sourcils et ouvrit la paume pour en recueillir.

— C’est pas de la cendre, se corrigea-t-il. Il neige.

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EryBlack
Posté le 20/01/2023
Une remarque peu importante pour commencer : la caractérisation de Nérée comme "l'asiatique" m'a fait tiquer (ça m'a rappelé... un certain texte... lu maintes fois et même mimé dans les IRL... xD).
Je suis super émue par cette conversation. Je te fais part d'un ressenti qui vise pas vraiment à améliorer quoi que ce soit. Nérée a eu, depuis les retrouvailles, deux réactions de très forte intensité : le moment où il envoie balader son assiette pendant le repas, et le moment ici où il s'effondre en pensant avoir tué Sybèle. La première réaction, je m'étais dit "oh, c'est ptet un peu soudain" mais ça avait ensuite mené à la chouette discussion à part dans la chambre et tout ça, donc j'avais décidé de pas relever. Je trouve que cette intensité soudaine produit un décalage avec les autres, ce qui est totalement cohérent vu qu'ils ne sont pas sur la même longueur d'onde. Les débuts de chapitre "journal de Nérée" éclairent aussi ça d'une autre lumière : il était clairement au bout du rouleau et en train d'arriver dans un endroit très sombre quand il a appris l'existence de Fatou et Sofiane. J'aime que ce dernier puisse fugitivement se reconnaître en Nérée ici, par le côté auto-destruction, dépression en fait. Ces réactions très intenses et soudaines ont du sens. Elles me prennent de cours, je ne suis pas encore "accordée" au personnage de Nérée comme je le suis avec Sofiane, et donc j'aurais eu plus de facilité à intégrer des réactions moins virulentes, qu'on me donne accès plus "petit à petit" aux émotions de Nérée ; pour autant je vois bien en quoi en fait pour lui c'est plus possible de retenir quoi que ce soit, il a été trop fragilisé par sa longue solitude. Tout ça pour dire : ces réactions m'ont un peu fait tiquer mais en mettant tout ça en perspective, je les trouve très cohérentes.
Euuuh et sinon un très grave problème : il n'y a que 27 chapitres à cette histoire ?
Elka
Posté le 21/01/2023
(que veux tu, je m'inspire des plus grands auteurs de notre siècle)
C'était le soucis de découvrir Nérée au paroxysme de lui-même, tout en étant vraiment ce que je voulais (d'où quand même les début de chapitre qui lui sont consacrés, pour montrer un peu ce qu'il a traversé avant)
Du coup je suis quand même soulagée que ton ressenti final soit la cohérence. Autant on a vu Sofiane partir d'en bas pour remonter, autant on récupère Nérée presque en bas après avoir serré les fesses toutes ces années... ca aurait pu donner une fausse impression de retour en arrière, maintenant que j'y pense.
Mais je n'ai pas pensé autant. J'aime que les personnages aie leur vie propre, même quand on les voit pas. Nérée a mené sa vie jusque là.
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