CHAPITRE 26

Par Taranee
Notes de l’auteur : Déjà le chapitre 26 ! Chapitre peut-être un peu long... C'est un chapitre que j'avais commencé à préparer dès le début du livre et certains passages font partie de mon premier jet ! J'espère que vous aimerez !

PRESENT : JIO

 

            Il marche. Partout autour de lui s’étend la destruction. La destruction de ce qu’il a créée. Les cendres virevoltent dans la brise chaude qui vient chatouiller l’air. Le monde est devenu silencieux. Il aime ce silence. Que s’est-il passé ? Pourquoi a-t-il tout détruit autour de lui ? Ce n’est qu’un enfant. Il ne le sait pas. Les enfants ne font que s’amuser. Il n’a pas la même manière de s’amuser. Il avait été prévenu. Oui, cette personne l’avait prévenu qu’il n’avait pas les épaules pour supporter ça : la destruction. C’est vrai qu’il se sent seul, tout à coup. Isolé de tout. Tout le monde l’a haï, rejeté, insulté. Qui l’a aimé ? Qui l’a chéri ? Il se sent désespérément seul. Avait-il besoin de détruire le monde pour montrer sa souffrance ? Ou a-t-il simplement perdu l’esprit ?

- … o. Jio. Réveille-toi.

            Le jeune homme ouvrit doucement les yeux. La rumeur de son rêve disparaissait déjà dans un murmure. Il ne comprit pas tout de suite ce qu’il se passait, où il était. Puis il se souvint. Soö, le marché. Maître Ebremo. Il était prêt. Sa vue s’éclaircit et il put voir qui le secouait par l’épaule. Addal. Il recula d’un bond, soudain tout-à-fait réveillé.

- Mais qu’est-ce que vous faites dans cette chambre, nom de l’omniscient ?!

- C’est l’heure. Soö t’attend dans la tour.

- Soö… Mais on est en plein milieu de la nuit !

Quelle idée saugrenue ! Pourquoi Soö l’attendait-il maintenant ?

- Prépare-toi. Vite.

Addal sortit de la chambre, claquant la porte derrière lui. D’un pas ensommeillé, Jio se dirigea vers le fond de sa chambrette et attrapa la tunique et le gilet de cuir noirs qui trainaient sur la chaise, les enfilant à peu près correctement. Il passa un peu d’eau sur son visage et dans ses cheveux en bataille et rejoignit Addal dans le couloir. L’homme avait revêtu sa vieille cape déchirée. Il avait un air ensommeillé. Sûrement parce qu’il n’avait, lui non-plus, pas pu terminer sa nuit. Les deux noctambules traversèrent silencieusement les longs couloirs. Jio frissonnait. Les nuits, chez les mercenaires, étaient fraiches. Le climat montagnard, sûrement. Il arriva devant la porte de la tour, glacé, à moitié endormi. Mais quand il prit conscience de la personne qui l’attendait, là-derrière, il se réveilla, se força à adopter une attitude prudente, et ouvrit la porte.

            Soö était assis, bien droit, le dos calé contre le dossier du trône. Ses yeux violet pâle luisaient d’une excitation qu’il peinait à contenir. Il souriait. Un vrai sourire, celui d’un enfant, et cela fit plus peur à Jio que ça ne le rassura. Il n’avait pas vu Soö depuis trois semaines. Ce soir, il le retrouvait tout excité, tel qu’il ne l’avait jamais vu. Le maître de la guilde prit la parole.

- Bonjour, Jio. Bien dormi ?

- Non, mais ce n’est pas le sujet. J’aimerai savoir pourquoi vous m’avez réveillé en pleine nuit.

- C’est le moment, petit. Le moment de remplir ta part du marché. Il fait nuit, les ombres sont plus puissantes, la nuit.

Ce n’était pas illogique. L’adolescent fronça les sourcils.

- Soö. Vous vous rappelez les termes du marché ?

- Bien sûr, oui.

- Quand j’aurais terminé ma mission, vous nous libérerez, moi et Maz. Vous laisserez Nethan, aussi.

- Oui, dit-il hâtivement, allons-y, maintenant. Nous ne pouvons pas rester ici. Puis, s’adressant à Addal : Tu as réveillé Maz et la petite ?

L’intéressé répondit par un hochement de tête. Jio ne savait pas depuis quand il était dans la pièce. Le mage de téléportation ne l’avait pas suivi, quand il était entré. Il se tourna vers lui et l’interrogea.

- Pourquoi les réveiller ? Vous allez les emmener ?

- Évidemment. intervint Soö : Elles font partie du marché, après tout. Addal, tu prends la tête. Jio, suis-le.

Le garçon s’exécuta, peu rassuré. Tout allait trop vite. La semaine était passée à une lenteur excessive et il n’attendait que l’ordre de Soö pour exécuter sa mission. Maintenant qu’il allait le faire, il n’avait plus qu’une envie, s’enfuir. Loin. Mais il n’en fit rien.

            Le mage de téléportation les mena dans une salle, au sous-sol, près des cachots, où ils retrouvèrent Maz et Nethan. Quand elles virent Jio, une expression de soulagement se peignit sur le visage des jeunes filles.

- Où sommes-nous ? demanda le garçon : Et qu’est-ce qu’on fait ici ?

- Cette salle a été inventée du temps de l’ancien maître de la guilde. expliqua Soö : Un sortilège a été appliqué à l’intérieur qui améliore le pouvoir de toute personne qui l’utiliserait ici.

- J’ai besoin de plus de puissance magique pour tous vous transporter. ajouta Addal.

Jio hocha la tête, mais une réflexion germa dans son esprit et il jeta un regard interrogatif au mage de téléportation.

- Mais quant vous nous avez capturés, à Kerron, vous êtes partis avec quatre mercenaires. Avec nous en plus, on était sept à se téléporter. Et vous ne pouviez pas utiliser le pouvoir de cette salle. Aujourd’hui, nous ne sommes que cinq.  Pourquoi utiliser cette salle pour nous transporter ?

- Quand je suis venu à Kerron, j’ai aussi utilisé cette salle. Et j’ai emporté avec moi des augmentateurs de capacité. Sinon, je n’aurai pas pu revenir avec vous deux en plus de ceux que j’avais déjà amenés. La limite de mon pouvoir n’est pas le nombre de personnes mais la puissance magique de ces personnes.

Sur ces mots, il se détourna du groupe et se plaça au centre de la pièce. Il dessina un pentacle très simple. Il intima au petit groupe de venir à l’intérieur et ils s’exécutèrent tous les quatre.

            La sensation de vertige prit Jio aussitôt qu’il posa le pied sur le dessin tracé au sol. Il eut l’impression de tomber, puis de s’écraser sur un sol hérissé de piques. Il se rappela qu’il détestait la téléportation. Quand il sentit de nouveau le sol sous ses pieds, il se releva, chancelant, et s’écarta. Il fit quelques pas, puis son équilibre commença à vaciller. Il se sentit tomber. Une main le rattrapa, et une voix lui parla. Celle de Soö.

- Holà, ne te relève pas trop vite. Tu as l’air mal en point.

- Mêlez-vous de vos affaires. maugréa le jeune homme que la téléportation mettait de mauvaise humeur.

Il entendit le rire de Soö. C’était étrange comme cet homme pouvait paraître jovial. Le maître de la guilde le releva, il sentit quelque chose contre son dos. Le tronc d’un arbre. Il fallut encore deux minutes avant que la vue du garçon ne se précise et qu’il retrouve son teint mat qu’il avait perdu au profit d’une pâleur inquiétante. Maz se tenait devant lui, le visage rongé d’inquiétude. Il lui sourit.

- J’ai le mal de la téléportation.

- Je vois ça. Tu m’as fichu une sacrée trouille, Jio. J’ai cru que tu étais sur le point de perdre conscience.

- Bah… Je suis plus résistant que ça.

- Assez discuté. les interrompit Soö : Il est temps de se mettre au travail. Addal, tu éloignes les deux filles, Jio, tu viens avec moi.

- Attendez : s’exclama le jeune homme : Qu’est-ce que…

- Quand tu auras défait le sceau, ça pourrait être dangereux pour elles. Tu ne veux pas qu’il leur arrive malheur, n’est-ce pas ?

- Non, mais…

- Elles ne seront pas très loin.

Le ton de sa voix laissait entendre de l’impatience, de l’empressement. Il avait hâte. Soudain, Maz intervint.

- Je peux parler à Jio une minute ? S’il vous plaît.

Soö ne semblait pas vouloir. Mais il essaya de le cacher et répondit affirmativement à la question. Aussitôt, Maz empoigna Jio par le bras et l’emmena plus loin.

            Lorsqu’ils furent assez loin pour que personne ne les entende, la jeune femme planta son regard vert dans celui de Jio.

- Alors c’était ça, le marché ? Tu dois défaire un sceau ? Soö n’a pas de pouvoir magique ?

- Il en a. Mais le Duc Nowise, son père, les a scellés.

Elle eut un claquement de langue agacé.

- Et tu ne t’es pas dit qu’il n’avait pas fait ça pour rien ? Soö est dangereux. Il cache certainement quelque chose. Et d’ailleurs, que t’a-t-il promit en échange de ce service ? Comment a-t-il pu te faire rester à la guilde ? Tu ne penses pas qu’il est temps que tu me dises ce qu’il se passe ?

Si. Il était temps. Mais Jio ne voulait pas. Il ne voulait pas qu’elle souffre, il voulait qu’elle soit épargnée, loin des problèmes. Il soupira. Lorsqu’il parla, le ton dans sa voix était cassant et cela fit sursauter son amie d’enfance.

- Le Duc Nowise est un sale type. S’il a scellé les pouvoirs de Soö, c’est par pur égoïsme. De toute façon je me fiche bien de ce que fera Soö une fois qu’il aura retrouvé sa magie. L’essentiel, c’est que toi, moi et Nethan, soyons saufs.

- Alors c’est ça qu’il t’a promis ! s’écria la jeune femme : Il t’a dit que tu pourrais continuer ta vie ! Et il s’est servi de moi et de Nethan comme une monnaie d’échange !

Merde. Il n’avait pas eu l’intention d’en dire autant. La dernière phrase lui avait échappée. Mais il ne comprenait pas. Il ne comprenait pas la réaction de Maz.

- En quoi est-ce que c’est grave, de vouloir vivre tranquillement ? J’ai fait ça pour te protéger ! Qui sait ce qu’il te ferait si j’abandonnais ma mission ?!

- Ha ! Je comprends mieux, maintenant ! Qui c’est qui a ordonné mon empoisonnement, il y a un mois, et mon passage à tabac. C’est Soö, hein ? À chaque fois que tu as déraillé, il s’est vengé sur moi en sachant qu’il n’y avait que comme ça que tu rentrerais dans le moule ! Toutes tes putains d’erreurs, il les a faites retomber sur moi !

- Maz, arrête de…

- « Arrête de » quoi ? Bon sang, Jio ! Je viens d’apprendre que j’ai servi de monnaie d’échange ! Et d’ailleurs, est-ce que tu as vraiment pensé à moi, quand tu es parti de la guilde pour la deuxième fois ? Non, à mon avis ce n’était qu’une décision égoïste de ta part. Comme toutes les décisions que tu as prises jusqu’ici !

Les mots retentirent dans l’esprit du jeune homme comme une gifle. Il n’en fut pas contrarié. Il ne fut pas triste, ni honteux, il ne se sentit pas coupable. Non. Il se sentait surtout en colère. Maz. Elle se permettait de juger ses actions, comme si elle connaissait tout, comme si elle savait quels dilemmes s’opposaient dans la tête de Jio. Mais elle ne savait rien. Elle ne voulait pas être sauvée ? Tant pis pour elle. Jio la libérerait, même s’il devait sacrifier cent personnes, même si elle refusait. Il s’approcha d’elle. Il la dominait de plus d’une tête.

- Oui, je ne suis qu’un égoïste. Je ne suis pas un valeureux chevalier. Je suis un ancien mercenaire ! Je pense à moi avant tout, et à toi. Tu veux me blâmer ? Vas-y, je t’en prie. Mais ne t’oppose pas à ma décision ! Laisse-moi passer, maintenant. Je n’ai plus de temps à perdre.

Il la bouscula et la dépassa, la laissant, seule, déconcertée. Il alla rejoindre Soö, à quelques mètres de l’endroit où se tenaient Nethan et Addal. Du coin de l’œil, il vit Maz rejoindre les deux spectateurs. Puis il reporta son attention sur le maître de la guilde. Il lui faisait face, à un mètre de lui, et ses dents luisaient dans la pénombre de la nuit. Les étoiles éclairaient la scène et, avec la lumière de la lune, on pouvait voir le paysage.

Ils étaient dans une vallée, au pied de la montagne sur laquelle s’élevait la forteresse des mercenaires. Les parois rocheuses entouraient les acteurs du marché, les cachant à la vue d’éventuels passants. Soö s’approcha, le regard brillant.

- Jio. met-toi au travail.

Il ne répondit pas, se contenta d’adresser un dernier regard à Soö. Il allait juste remplir sa part du contrat, et après, il vivrait comme une personne normale. Il laisserait la guilde derrière lui. Peut-être qu’il essaierait de la détruire, quand il en aurait les moyens. Mais le plus important était de s’en éloigner. Il n’y avait plus qu’une barrière qui le séparait de la liberté. Son cœur battait la chamade. Il transpirait. Il ferma les yeux et se mit à la tâche.

            L’esprit de Soö était un vrai nid à pièges. Des impasses, des trappes, des murs qui se resserraient pour venir écraser l’intrus. Le tous assemblée sous forme d’une serie de couloirs étroits et richement décorés de tableaux. Sur le sol, un tapis bleu saphir brodé de fils argentés qui se croisaient et se recroisaient en de gracieuses arabesques. Sur les murs, des tableaux, et des portes qui ne s’ouvraient pas. Des chandeliers aussi, sur lesquels dansaient des flammèches orangées. Cet endroit ressemblait aux couloirs du manoir Nowise. En plus dangereux. Jio avait l’impression que les couloirs bougeaient, se tournaient, pour former une nouvelle carte et pour perdre le visiteur imprudent qui osait s’aventurer dans l’esprit de Soö. L’adolescent était perdu, essoufflé.  Ce lieu l’oppressait. Sa poitrine se soulevait rapidement, ses yeux sautaient de détail en détail, cherchant un point de repère, quelque chose qui pourrait lui indiquer le chemin à prendre. Il y avait tellement d’intersections ! Il se sentit désespéré. Incapable de mener sa mission à bien. Il se laissa tomber par terre, la tête entre les mains. Il aurait été bien incapable de ressortir d’ici, même s’il l’avait voulu. Il était donc destiné à rester prisonnier de cet enchevêtrement inextricable de couloirs ? Quelle mauvaise blague, alors qu’il s’était démené pour gagner sa liberté… Il renversa la tête. Quelle plaie. Il resta là un moment, à ne rien faire d’autre que se maudire de tous les choix qu’il avait pu faire depuis son retour à la guilde. Et à un moment, il arrêta. Il se dit que ça ne servait à rien de se morfondre, que ça n’allait pas l’avancer à grand-chose. Et il se souvint des leçons de maître Ebremo.

            Il ferma les yeux, se concentra. Il écouta, huma. Au début, il ne se passa rien. Puis, petit à petit, dans ces couloirs vides et piégeurs, il commença à ressentir la présence d’un sort. Elle était ténue. Elle devait être encore loin, mais Jio pouvait nettement la percevoir. Il pouvait suivre cette sensation. Et c’est ce qu’il fit. Lentement, il se mit en marche, arpentant les couloirs dans un sens, les retraversant dans l’autre sens quand il se trompait de chemin. Une minute, une heure, il ne sut jamais le temps qu’il lui fallut pour trouver le sort. Mais il le découvrit là, au milieu d’un couloir, derrière la seule porte qui pouvait s’ouvrir. Il était entré dans une pièce si grande qu’il n’en voyait pas les contours. Blanche, dénudée de meubles ou de décoration, cette pièce était froide et austère. Au milieu de la pièce, il y avait une boule lumineuse, immense, blanche. Brûlante de vie. La boule était coincée dans ce qui semblait être deux mains griffues sorties tout droit du cauchemar d’un enfant. Les mains monstrueuses étaient grisâtres et osseuses. La chair se craquelait et on devinait nettement les os. Les doigts étaient prolongés par ces griffes dantesques, si pointues et effilées qu’elles auraient pu trancher n’importe quoi en deux. Jio réprima un frisson. Il s’approcha, sentit les griffes frémir. La chose était terrifiante, il se sentait comme paralysé face à quelque fatalisme. Il se reprit, réprima sa peur panique, s’obligea à prendre trois grandes inspirations. Il pouvait le faire. Il avait été entraîné pour briser le sceau. Un sceau fait grâce à la magie de la lumière.

            La solution lui vint presque immédiatement. C’était risqué, ça pouvait échouer. Mais il sentait que c’était ce qu’il fallait faire. Il ne pouvait pas attaquer le sort, la chose, frontalement. Il fallait y aller en douceur, petit à petit. Resserrer l’étau jusqu’à ce que ces affreuses mains se retrouvent prisonnières, sans moyen de s’échapper. Et alors, il pourrait les détruire. Il souffla, ferma les yeux, rassembla son énergie. Petit à petit, dans toute la pièce, une nappe d’ombre se forma. C’était fluide, ça gigotait doucement. Mais c’était aussi très solide. Tel un chef d’orchestre, Jio maniait sa magie et la faisait obéir à la moindre de ses demandes. Il fit descendre la nappe, doucement, silencieusement. Il avait de nouveau ouvert les yeux. Concentré, il surveillait les mains griffues. Il abaissa sa création, encore. Encore. Il la fit rétrécir. Elle se posa doucement sur la paire de mains, tel le filet d’un chasseur. C’est la que le système de défense s’activa. Les mains semblèrent s’éveiller et elles griffèrent violemment la nappe d’ombres qui ne se déchira pas. Jio l’avait faite solide. Les choses se débattirent, tentèrent de s’extirper du piège sans y parvenir. Elles semblèrent se rendormir, Jio relâcha la pression qu’il exerçait sur la nappe. Juste le temps de pouvoir rassembler de nouveau sa concentration. Cela lui fut fatal.

L’une des mains, dans un élan agressif, se jeta dans la nappe, la perça dans un sifflement strident. Jio se boucha les oreilles, se jeta à plat ventre au moment même où la main s’abattait sur lui. Il se sentit écrasé par une force plus grande que la sienne. Était-ce là la puissance magique du Duc Nowise ? Il peinait à respirer, il ne voyait rien, sinon la peau craquelée de la main. Il se tourna, essaya de ramper en dehors du piège, mais la paume de la chose vint s’écraser sur lui. Il voulut pousser un hurlement de douleur. N’y parvint pas. La chose lui écrasait les côtes dont quelques-unes étaient déjà cassées à cause de son combat contre Allisen Soll. Retenant un nouveau cri, il rassembla son énergie et réussit à se tourner pour se retrouver dos contre terre. Là, il appela sa magie dans un sursaut désespéré de sa conscience. Elle jaillit. Puissante, insaisissable. Elle transperça la main dans un bruit affreux d’os qui craquent et de sang qui coule. Le sang en question était blanc. Un blanc pur et innocent qui contrastait avec l’horreur de cette chose monstrueuse. La main se crispa, puis se détendit. Jio en profita pour se dégager de sa prise. Il s’éloigna, renforça sa nappe d’ombre qui retenait la deuxième main à grand peine. Quand il fut hors de portée, il sut qu’il avait gagné. Il reprit son souffle, rassembla toutes ses forces, et frappa. Des rais ténébreux jaillirent et vinrent transpercer les deux mains de part en part. Elles sifflèrent, crissèrent, leurs ongles épouvantables raclèrent le sol, y laissant des marques profondes et irrégulières. Jio se boucha les oreilles, lança une attaque, et encore une autre. C’était affreux. Le sang coulait, éclaboussant la peau métissée du jeune homme. Et, enfin, les mains disparurent. Le sceau était défait. La boule de lumière grossit, grossit, grossit jusqu’à atteindre une taille telle que toute chose paraissait insignifiante à côté. Jio rit. Il avait réussi. Il ne tarda pas à se remettre en route. Peut-être l’esprit de Soö était-il reconnaissant à Jio d’avoir libéré sa magie car les couloirs se montrèrent moins capricieux. L’adolescent trouva la porte de sortie, la traversa, et s’écroula dans le désert noir de son propre esprit, épuisé.

            Il ouvrit les yeux et tomba nez à nez avec le ciel d’encre de la nuit. Sa respiration était forte et rapide. Il toussota, perçut un mouvement à sa droite. Il se releva un peu, gémit de douleur. Ses côtes le faisaient souffrir. Une silhouette se pencha sur lui. Il cligna des yeux, reconnut Soö. L’homme lui adressait un sourire fier et franc.

- Bravo, Jio. Tu as réussi.

 

PRESENT : SOÖ

 

            Il sentait le délicieux cheminement de la magie en lui. Son pouvoir fourmillait au bout de ses doigts, prêt à sortir après au moins dix ans de réclusion. Que c’était bon de sentir son pouvoir ! Il jeta un regard à Jio. Le garçon venait de se réveiller. Ce gosse était incroyable. Il l’aida à se relever.

- J’ai… J’ai vraiment réussi ? s’étonnait-il.

Pour toute réponse, Soö fit apparaître une lumière qu’il laissa danser sur ses doigts. La magie était tiède, douce, rassurante. Il fit disparaître la lumière, lâcha Jio. Le gosse vacilla un peu et réussit à tenir debout. Dans ses yeux noirs apparut soudain une lueur déterminée, comme s’il n’était plus la même personne.

- Vous savez ce que vous avez à faire.

Oui, il le savait. Mais malheureusement pour Jio, Soö trouvait toujours un moyen de retourner une situation à son avantage. Le maître de la guilde porta au garçon un regard vicieux et pervers. Et d’une voix calme, il dit :

- Addal, tu sais ce que tu as à faire.

Jio était assez perspicace pour savoir quand quelque chose n’allait pas. Soö le savait. Il vit l’adolescent se tourner, comme au ralenti, et jeter un regard alarmé vers l’endroit où se trouvait son associé. Ce même associé avait saisi Maz et lui plaquait un couteau sous la gorge, prêt à la tuer. Avec délectation, Soö vit le visage du garçon passer de l’étonnement à l’incompréhension, puis la peur, la colère. Il se tourna vers lui.

- Qu’est-ce que vous faites ?!

- Je tiens parole.

- Vous aviez dit que vous libéreriez Maz ! Vous l’aviez dit !

- Je la libère, d’une certaine manière. Je n’ai rien promis.

C’était jouer sur les mots. Soö en avait conscience. Il était doué dans ce domaine. Le visage de Jio se décomposa. Désolé, petit. se dit-il. Tu as eu le malheur de rencontrer Erlein Nowise. Soö avait adoré jouer avec Jio. Il avait profité de chacune de ses émotions, tirant sur sa corde sensible jusqu’à ce qu’il craque. Il s’était réjoui de le voir douter, vulnérable, de le voir se raccrocher à ce qu’il pouvait pour tenir. Oui, il avait bien joué, mais la musique ralentissait, cette danse avait assez duré. Il était temps d’en finir. Il avait adoré ce garçon autant qu’il l’avait haï. L’adoration était passée. Il était temps de détester. Il sourit. Ce sourire hideux et inhumain qu’il arborait quand il se faisait égoïstement plaisir. Oui, il prenait du plaisir à voir souffrir ce gosse. Et son sourire s’agrandit encore lorsqu’il donna l’ordre à Addal :

- Tue-la.

La suite se déroula comme dans un rêve. Le mouvement d’Addal fut empreint de grâce et de douceur. Mais aussi d’une impassible cruauté. Il trancha net la gorge de la jeune fille. Celle-ci amorça un cri qu’elle ne termina jamais. Elle s’écroula. Le sang macula le visage et les vêtements d’Addal. L’autre fille, la gamine, regardait la scène avec horreur. Soö se tourna, juste au moment où Jio lançait son hurlement désespéré.

PRESENT : JIO

 

- NON ! cria Jio.

Son corps se tendit et il commença à courir vers Addal. Il était déjà trop tard. Maz était morte. Morte. Elle gisait, par terre, la gorge tranchée, et le sang s’écoulait. Vision d’horreur. Son image se superposait avec celle de Rosind, ce jour, il y a sept ans, où Allisen l’avait assassinée. Alors qu’il courait, il se heurta à quelque chose blanc, de dur. Il se tourna, juste au moment où Soö tendait sa main pour le saisir par le col de son vêtement. Il esquiva.

- Qu’est-ce que vous avez fait ?! hurla-t-il.

Il sentait les larmes du désespoir dévaler ses joues.

- Pourquoi ? Pourquoi ?!

Soö restait impassible. Non. Ses yeux brillaient de satisfaction. Il semblait prendre du plaisir à voir cette scène. Puis Jio se tourna vers Addal. L’homme lui lançait un regard pitoyable. Un regard qui le rendait furieux.

- Addal ! s’égosilla-t-il : Espèce de monstre ! Tu l’as tuée ! Pourquoi tu as fait ça ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi…

La litanie incessante. Il avait mal à la tête, mal au cœur. Il vomit. Soö en profita pour l’attraper. Il se débattit.

- Lâche-moi ! LÂCHE-MOI, JE TE DIS ! Lâche-m…

- Ta gueule, Jio.

Il s’arrêta, surpris. L’ordre avait fusé, cassant, implacable. Il regarda Soö. Sur le visage du maître de la guilde, du dégoût, du mépris. De la haine.

- Je n’ai plus envie de perdre mon temps avec toi. continua l’homme d’une voix presque morte.

Sur ces mots, il se tourna vers Addal.

- Tue aussi la gamine.

Cette fois, Jio donna un grand coup de pied dans le ventre de son ennemi. Soö le lâcha dans un juron et se précipita vers son amie alors qu’Addal entamait déjà un mouvement rapide et mortel avec sa lame.

- Arrête-ça !

Jio sentit son cœur rater un battement. Ce cri ne venait pas de lui, ni de Soö, ni même de Nethan. Cette voix, il la connaissait. Un peu trop bien. Il se tourna vers la droite, lentement. Le Duc descendait de son cheval. Il avait crié. Sa voix était si autoritaire qu’Addal s’était immédiatement arrêté, le couteau suspendu à quelques centimètres de la gorge de Nethan. Derrière lui, Soö poussa une exclamation réjouie.

- Ça faisait longtemps, mon père !

Le Duc ne l’écouta pas. Il fila droit vers Jio, lui asséna une gifle violente et l’attrapa par le col, le secouant brutalement.

- Qu’est-ce qui t’a pris de défaire le sceau de Soö ? À quoi est-ce que tu as pensé ?! Tu ne comprends pas dans quelle merde on se retrouve à cause de toi ?!

 

PRESENT : LE DUC NOWISE

 

            Jio était confus, il bégayait des questions incompréhensibles. Pour sûr, il devait être surpris de l’arrivée impromptue du Duc. Il avait retrouvé la trace de son fils grâce aux cris qu’il avait entendus. Les cris de Jio. Quand il était arrivé au creux de la vallée, il avait rapidement compris la situation. Soö avait retrouvé ses pouvoirs, Jio avait défait le sceau. Sous les ordres de son fils, un homme s’apprêtait à tuer l’enfant de la lumière. Erlein Nowise avait hurlé un ordre. Et comme tout bon membre de l’assemblée, il avait été obéi. Il avait vaguement entendu son fils parler mais il n’avait d’yeux que pour Jio. Ce petit crétin venait de les foutre dans une merde noire ! La gifle était partie toute seule, sous le coup de la colère, de l’angoisse.

- Soö est dangereux, Jio ! Tu n’as pas compris qu’il est capable de détruire le monde pour son plaisir personnel ?!

L’adolescent resta un moment confus, puis il sembla se reprendre, comme si la phrase du Duc avait ricoché dans sa tête et qu’il y avait trouvé un sens nouveau. Il se détacha avec hargne des mains d’Erlein.

- Détruire le monde pour son plaisir personnel ? N’est-ce pas là votre propre but ?!

Qu’est-ce que…

- Vous comptez annihiler la face sciento-magique ! s’exclama Jio, interrompant sa pensée : Vous vous permettez de me critiquer ? Allez vous faire voir, Erlein Nowise !

Ce gamin ! Même dans son état, même totalement confus, désespéré par la mort de son amie, il osait lui tenir tête, le braver ! Il saisit l’adolescent à l’épaule, le força à se retourner alors qu’il commençait à partir.

- Et toi alors ? Tu t’es bien payé ma tête ! Une fois que tu es revenu à Poralguar, tu t’es dépêché de t’enfuir avec Nethan ! Mais tu ne sais rien, Jio, rien ! Je veux sauver notre face ! Je veux que tout le monde soit de nouveau dans la lumière !

            Soudain, un rire retentit. Grinçant, ironique, méchant. Le Duc se retourna dans un mouvement furieux pour voir son fils cesser de rire. Soö avait sur son visage l’expression démente des gens qui, aveuglés par la haine et la vengeance, ont fini par perdre l’esprit. Sa voix était forte, elle sortait par saccades, comme si son fils vomissait ses paroles.

- Alors, Erlein Nowise ! Je suis donc si peu dangereux à tes yeux, si peu important que tu préfères t’occuper de ce gosse ?! Ce gosse ! Tu l’as chéri, hein ? Depuis que tu l’as recueilli, et même quand tu as su qu’il était l’enfant des ombres, tu as continué de le chérir. Tu l’as aimé plus que tes propres fils !

Erlein Nowise vit l’expression de Jio changer. De la colère, son visage n’en exprimait plus une trace. Il y avait de l’étonnement, de la peur, peut-être. Sa voix était blanche lorsqu’il se tourna vers Soö.

- Qu’est-ce que tu racontes ?

 

PRESENT : JIO

 

            La révélation lui avait fait l’effet d’un coup sur la tête. D’abord, Jio eut envie de rire. C’était absurde, après tout. Mais il avait vu l’expression de Soö quand il avait fait cette annonce, il avait vu l’expression du Duc lorsqu’il avait entendu ces mots. Pas de surprise. Seulement de l’horreur. L’horreur face à une déclaration qui avait été faite trop tôt. Il se tourna vers Soö, une expression de détresse se peignant sur son visage.

- Qu’est-ce que tu racontes ?! s’exclama-t-il.

Le rire de Soö reprit. Il avait l’air complètement détraqué. Oui, il avait perdu la tête. C’était la seule explication. Il avait rompu sa part du marché, il avait tué Maz. Il s’en était pris à Nethan. Et maintenant, il disait de pareilles absurdités ?! Impossible. C’était impossible. Pourtant… Pourtant, plus il regardait plus il décelait dans les yeux de cet homme la lueur de la vérité.

- Qu’est-ce que tu racontes… répéta-t-il à mi-voix.

- Oh, tu ne le savais pas ? Tu n’étais pas fichu de le savoir, avec la puissance magique que tu as, tu n’étais pas fichu de t’en rappeler ?!

De s’en rappeler ? Il avait eu un passé, une enfance, oui. Mais pas un passé d’enfant des ombres. Tu n’étais pas fichu de t’en rappeler ?! Tellement de colère, dans ces mots, tellement de rancœur et de haine…

- Vous le saviez. Vous saviez que j’étais l’enfants des ombres, vous n’avez rien dit ! Vous avez menti ! Et avec Maz aussi ! Vous n’avez jamais eu l’intention de la libérer, hein ?

- Oh, Jio. Mon cher Jio. Tu es tellement naïf. C’est là ton plus grand défaut, petit. Voyons, Jio. Réfléchis ! Tu étais le seul à ne pas savoir que tu étais l’enfant des ombres !

Le seul. Jio avala sa salive. Soö le savait. Erlein Nowise le savait. Il se tourna vers Addal. Il le savait aussi, ça se voyait dans ses yeux. Et Nethan. Nethan avait certainement dû être la première au courant. Il voulut dire quelque chose. Il voulut crier, rire, pleurer. Et soudain. Il se rappela. Il se rappela de ce qu’il s’était passé, de ses rêves. Il se rappela de tout.

 

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