Chapitre 26

Par maanu

Marianne, devant sa fenêtre, ne décolérait pas. Elle n’en revenait pas, ne pouvait pas croire que Claude Gérard était allé jusque là, sans jamais lui en toucher un seul mot alors qu’il s’agissait de sa fille. Il l’avait laissée partir, sans la prévenir, sans lui offrir l’opportunité de l’accompagner, ou même de lui dire au revoir. Il ne lui avait pas parlé des démons qui rôdaient et qui menaçaient sa fille, alors qu’ils étaient là depuis des semaines et qu’il le savait. Même après l’attaque dans les bois il avait essayé de minimiser le danger, et ne lui avait rien dit de ses intentions de tout révéler à Julienne. Elle qui pensait être habituée à la peur, elle ne savait pas comment gérer celle qui l’étouffait à cet instant.

    Claude était venu la veille. Elle l’avait vu apparaître soudain à travers les arbres, titubant, alors qu’elle se morfondait derrière la vitre en attendant le retour de Julienne. Elle avait tout de suite compris que quelque chose clochait. Il paraissait plus maigrelet que jamais, le visage tuméfié, un bras en écharpe, tenant à peine sur ses jambes. Elle lui avait ouvert, il s’était à demi affalé dans ses bras, et elle l’avait mené vers un fauteuil en se demandant comment il avait bien pu venir à pied depuis chez lui dans cet état.

    Pendant quelques instants, elle avait cru que le pire était arrivé à sa fille, et s’était sentie sur le point de s’effondrer. Il l’avait aussitôt rassurée, lui avait dit que Julienne était en vie. Mais lorsqu’elle lui avait demandé où elle était, elle avait vu son visage s’assombrir. Après qu’il lui eut dit ce qu’il avait fait, qu’il avait envoyé sa fille à Delsa, à peine préparée, avec une autre gamine et un guide à peine plus âgé qu’elles, elle avait cru qu’elle allait le frapper, et l’aurait sûrement fait s’il ne lui avait pas paru aussi mal en point. Le ton était monté, elle l’avait traité de tous les noms, se sentant une rage telle qu’elle n’en avait jamais connue au cours de sa vie, tandis qu’elle lui apportait un verre d’eau et nettoyait du mieux qu’elle pouvait ses blessures.

    Cela avait duré un long moment, elle ne cherchant pas à contenir sa colère et sa terreur, lui essayant tant bien que mal de lui expliquer la situation, en gémissant au contact du torchon mouillé qu’elle appliquait sur ses plaies.

    Il lui avait raconté, laborieusement, l’interrogatoire subi par la pauvre Cora, le départ des filles, la véritable identité de Héléna – qui avait stupéfié Marianne, mais qu’elle avait rapidement avalée, toute son attention concentrée sur le sort de sa fille –, l’arrivée de ses comparses, puis de lui-même, devant le refuge des démons pour empêcher ceux-ci de lancer une attaque contre Julienne et Héléna, et l’empoignade qui avait suivi. Ils étaient parvenus à les occuper suffisamment longtemps, assurait-il, pour permettre aux filles de rejoindre le lac sans encombre, mais Marianne voyait mal comment ils auraient pu empêcher certains démons de s’échapper pendant l’attaque sans qu’ils s’en aperçoivent. Il n’avait eu de cesse de lui répéter que tout allait bien, qu’ils avaient mis la plupart des démons hors d’état de nuire, morts ou trop blessés pour aller bien loin, et que les autres étaient parqués dans leur refuge, surveillés par les membres de son réseau qui veillaient à ce qu’aucun ne s’échappe. Les deux meneurs, une démone et un sorcier, étaient eux aussi coincés dans la maison, et pas près d’en sortir. Quant à Ivan, le jeune delsaïen à qui il avait confié Julienne et Héléna, il avait été formé par la Garde delsaïenne, Claude lui avait lui-même longuement expliqué ce qu’il devait faire pour amener les filles au Palais au plus vite, et il se serait fait couper un membre plutôt que de laisser quoi que ce soit leur arriver. Claude avait assuré à Marianne, encore et encore, que tout irait bien et que Julienne serait en sécurité au Palais d’ici deux jours au plus tard. Marianne n’en avait été guère rassurée, et continuait, en le voyant avachi et épuisé dans son fauteuil, de se sentir monter de brusques envies de lui arracher les yeux.

    En temps normal, peut-être lui aurait-elle proposé de l’emmener à l’hôpital – où ils auraient probablement eu du mal à expliquer l’état du vieil homme –, ou de l’accueillir chez elle le temps qu’il se remette. Il aurait sûrement refusé, prétextant son devoir de soigner son amie Cora et de veiller, avec ses amis, à ce que les démons restent confinés, mais au moins elle aurait eu la conscience tranquille. Toute à sa rage et sa terreur, elle n’y avait même pas songé, et l’avait aidé à se relever lorsqu’il avait émis le souhait de rentrer chez lui, maintenant qu’il lui avait tout dit.

    En sortant sur le perron, Claude appuyé sur Marianne, ils avaient aperçu, de l’autre côté de la cour, les deux visages des Nevin, à peine visibles derrière leur fenêtre, à demi cachés par un rideau. La vision n’avait duré qu’un instant, le rideau s’était aussitôt abaissé, mais ils avaient eu le temps de voir l’inquiétude sur leurs traits. À présent que Marianne savait qui ils étaient, et ce qu’ils avaient fait, elle comprenait ce que l’arrivée de démons avait pour eux de terrifiant. Elle s’était à peine demandée si elle-même courait un risque. Elle n’avait jamais eu affaire à la sorcière, elle n’était pas une magicienne ni même une delsaïenne. Autant dire que Maugan ne devait pas beaucoup se préoccuper d’elle. Comme Claude se plaisait à le lui rappeler, elle avait plus à craindre du Palais.

    Il avait regagné la forêt, et peut-être son domaine s’il ne s’était pas effondré en chemin, et Marianne s’était retrouvée seule chez elle, hagarde et pitoyable. Elle était restée devant sa fenêtre, jusqu’au soir, à regarder les bois comme si Julienne pouvait encore en surgir. Elle pouvait à peine penser. C’est ainsi qu’elle avait vu Suzanne et Clément Nevin sortir tout à coup de chez eux, en trombe, les gestes incertains et désordonnés, et s’enfuir dans la nuit tombante, avec pour tout bagage une veste et un sac chacun. Elle n’était pas sûre de les avoir vu donner un tour de clé dans leur serrure.

    Et elle n’avait plus bougé depuis. Elle se trouvait toujours devant sa fenêtre, s’était presque décidée à faire comme les Nevin et à tout laisser derrière elle pour rejoindre sa fille, quitte à braver la justice de Delsa, lorsque les démons arrivèrent.

    Elle n’y prêta pas la moindre attention d’abord, ne s’étonnant pas d’un simple croassement de corbeau au-dessus des bois, ne l’ayant en fait pas vraiment perçu, puisqu’elle n’entendait plus qu’à peine et ne voyait plus rien d’autre que ces arbres sombres qui la narguaient, désespérément immobiles. D’autres cris rauques retentirent, et les ombres furent de plus en plus nombreuses à planer au-dessus de la petite cour. Elle ne les vit pas non plus. Puis un corbeau se posa soudain sur le rebord de sa fenêtre, tout près d’elle, la fixa derrière la vitre de ses immenses yeux rouges, et elle poussa un cri en reculant brusquement. Elle trébucha contre une chaise, s’écroula avec elle, se redressa aussitôt et tendit la main vers le plan de travail de sa cuisine, où elle savait que depuis des jours traînait un couteau sale. Elle le saisit à tâtons, l’empoigna par la lame, se blessa et prit finalement le manche dans sa main ensanglantée, le regard rivé vers sa fenêtre, devant laquelle s’amassaient, battant des ailes et croassant furieusement, de plus en plus de corbeaux.

    Sans trop savoir pourquoi, puisqu’elle ne trouverait en haut aucun échappatoire, elle courut vers les escaliers. Elle n’avait pas même atteint la première marche lorsqu’un coup monstrueux retentit contre la porte d’entrée, qui fit trembler la maison tout entière. Elle poussa un cri quand le deuxième coup, encore plus violent, fut suivi du bruit tonitruant de la porte s’écrasant contre le sol. Elle en était encore à grimper qu’elle entendait déjà le pas lourd et rapide d’un démon-homme s’approcher d’elle. La seconde suivante, une main gigantesque s’était enroulée autour de sa cheville, et la faisait basculer contre les marches. Sonnée, elle se vit traînée sans ménagement jusqu’au sol, puis empoignée par le col de sa veste. On la fit passer sur le panneau de la porte gisant sur le carrelage, et on l’emmena dans la cour, ses pieds traînant sur les graviers. À travers le voile qui était tombé devant ses yeux, elle aperçut d’autres démons-hommes qui les attendaient un peu plus loin, rassemblés autour de trois grands paquets posés au sol. Toute la scène lui parut très sombre, à la fois à cause de la nuit tombante, de ses yeux qui ne voyaient plus clair, et des dizaines de corbeaux qui tournoyaient chaotiquement au-dessus d’eux. Ce ne fut que lorsque le démon qui la tenait la jeta par terre, contre les trois paquets, qu’elle réalisa que ceux-ci étaient en réalité des personnes.

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Claire May
Posté le 10/09/2022
Aïe aïe aïe, ça va mal pour Marianne ! Un très bon chapitre, avec mise en place de l'état émotionnel, flashback et scène de violence qui fait monter la tension et donne envie de savoir la suite !
Mince, je n'avais pas compris que Marianne n'était pas magicienne, je croyais que si. C'est le papa qui est magicien ?
J'ai mal suivi aussi la relation des Nevin avec Héléna. Elle quitte d'ailleurs bien vite son nom. Ca se passait bien avec eux ?
Une petite suggestion :
- Et elle n’avait plus bougé depuis. Elle se trouvait toujours devant sa fenêtre, s’était presque décidée à faire comme les Nevin et à tout laisser derrière elle pour rejoindre sa fille, quitte à braver la justice de Delsa, lorsque les démons étaient arrivés. => lorsque les démons arrivèrent ?
A très bientôt
maanu
Posté le 12/10/2022
Oui c’est ça, c’est le père de Julienne qui est magicien ;)
Et non, Héléna est en très mauvaise relation avec les Nevin (pas un conflit ouvert, mais beaucoup d’indifférence de leur part, et aucune affection, ni chez eux ni chez elle), d’où son empressement à changer de nom
Merci pour ta suggestion, elle est très judicieuse, et je vais changer ça au plus vite ;)
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