Chapitre 26

Par Diogene

    Morphée l’avait embrassé et depuis il dérivait.

    Le corbeau était là, son œil luisant dans le noir. Par un instant, sa paupière se refermait et alors il disparaissait. C’était à peine s’il en distinguait encore les contours..

    Nu, il se tenait face à d’immenses dunes qu’un vent léger faisait chanter. À leur sommet, il distinguait d’étranges silhouettes, dont les contours flous se confondaient avec la noirceur du désert ; au creux de sa main, la marque le démangeait. Perché sur sa branche imaginaire, le corvidé le fixait de son œil noir.

    Que désirait-il ?

    Mais l’oiseau demeurait muet et son bec claquait dans le vide.

    En haut des dunes, les silhouettes n’avaient pas bougé, mais toutes pointaient un doigt vers le centre. Surgie de nulle part, une ombre était assise. D’un geste, elle l’invita à prendre place ; un feu noir crépitait devant elle. À côté, posée sur un lit de braises entouré de pierres, une vieille cafetière en fer d’où s’échappait un minuscule filet de fumée.
Méfiant, son regard balaya les alentours, les ombres campaient, inlassables, en haut des dunes, semblant attendre qu’il prît sa décision. Lentement, il les détailla, scrutant l’obscurité dont elles étaient parées, puis ses yeux glissèrent jusqu’à l’arbre où était encore perché, quelques instants plus tôt, son singulier compagnon. Soudain surpris, il se retourna vers la présence dont le visage, bien qu’indistinct, paraissait éclairé par un sourire. Profondément enfoncées dans les orbites, deux billes d’argent l’épinglaient à présent. D’un geste, elle renouvela son invitation ; le rêve étendait toujours plus loin ses rets.

    Suspicieux, il soutint son regard, tandis qu’elle étendait une main en direction de la vieille dame en fer. De l’autre, elle tenait deux gobelets en étain qu’elle rapprocha du bec. Avec lenteur, elle y versa un breuvage aux reflets noirs, puis lui tendit l’un d’entre eux, cependant qu’il croisait ses jambes en tailleur. D’un hochement de tête, il la remercia et huma les arômes âcres et fumés qui s’en dégageaient. Dans le lointain résonnaient des coups sourds et réguliers, pareils à ceux d’un fer d’une hache frappant le tronc d’un arbre. Pendant ce temps, elle avait soufflé sur l’infusion et en avalait de larges gorgées qu’elle ponctuait de claquements sonores. Penché sur sa tasse, il observait l’écho de son visage ; il n’avait pas changé, sinon qu’il était rasé et ses cheveux noués en une longue queue de cheval.

    — Bois, semblait lui murmurer l’image.
    — Pourquoi ?
    — Ainsi tu sauras, lui répondait le visage.

    Peu assuré, il releva la tête. En face de lui, la présence ne s’était pas départie de son étrange sourire et ses yeux luisaient dans la nuit, semblables à des chandelles de cire ; elle tenait toujours son gobelet vide entre les mains. Alors il trempa, à son tour, les lèvres dans le breuvage. Épais, brûlant, il ne ressentit pourtant aucune douleur lorsque le liquide emplit sa bouche avant de descendre dans sa gorge, puis son œsophage, enfin son estomac. 

    Non ! 

    Il découvrait seulement de nouvelles couleurs, des ocres, des oranges, des rouges, tous teintés de sombre, tandis que depuis les dunes les silhouettes s’avançaient en procession, puis s’asseyaient, chacune leur tout, autour des flammes.

    La première était une femme, à la crinière de feu. En fait tout son être n’était que de flammes, même ses yeux, qui n’étaient que des charbons ardents. Pourtant, aucune agressivité, aucune animosité ne se dégageait de sa personne, elle était ; telle était sa nature.

    — Je suis Ndjamulji, l’Antienne, soupira-t-elle, tandis que des flammèches s’échappaient d’entre ses lèvres.

    La seconde était un homme au regard pâle. Des rides ravageaient son visage et le vieillissaient, malgré une abondante chevelure ébène. La douleur, la misère avait creusé ses traits, la colère et la révolte les durcissaient ; l’enfer se lisait dans ses yeux amers.

    — Je suis Kwatee, le Faiseur, murmura-t-il.

    Mais déjà s’avançait la troisième : une femme au regard pâle. Sa peau ébène luisait de mille feux. Gracile, sa démarche souple et chaloupée lui rappelait celle des félins lorsque, la nuit venue, ils s’en vont à l’affût. Chacun de ses pas était une grâce, chacun de ses gestes, une prière. 

    À qui s’adressait-elle ?

    Ceinte à sa taille, il remarqua une bourse, dans laquelle elle avait plongé la main, avant d’en balancer le contenu au milieu des flammes. Les lèvres entrouvertes, elle dévoilait ses dents ivoirines, tandis que s’élevait du brasier une fumée épaisse, qui se métamorphosa en la figure d’un ange aux ailes immenses.

    — Je suis Akonandi, la Sorcière, susurra-t-elle.

    Assise, elle tourna son visage vers la quatrième qui s’avançait à pas menu, suivi d’une silhouette qui se déplaçait sur quatre pattes. Les mains nouées autour de son cou, sa figure était dissimulée sous les plis épais d’un chaperon de laine qui la couvrait jusqu’à la taille. Marchant à ses côtés, le loup scrutait l’assemblée. Calme, il devinait aux flammes qui dansaient au fond de ses yeux qu’il donnerait jusqu’à sa vie pour protéger la jeune fille.

    — Je suis Gamayun, la porteuse d’âme et voici mon compagnon, Lucifer, le porteur de vérité

    La tête penchée sur le côté, elle avait noué ses bras autour de l’animal, dont les pupilles mordorées le fixaient d’un air alerte. Mais déjà arrivait la cinquième : un homme au regard saillant. Comme taillé dans le roc, il semblait grandir à chaque instant, comme si sa présence même suffisait à repousser l’espace autour de lui. À chacun de ses pas, il croyait sentir le sol trembler tandis que des nuées se seraient élevées. Le visage taillé à la serpe, il semblait dissimuler, sous un masque de dureté, une peine et une culpabilité qui ne l’aurait jamais quittées.

    — Je suis Ninaiyume, le porteur de rêve.

    Assis en tailleur, il ramassa une poignée de sable et souffla dessus. Lorsque les grains retombèrent, une silhouette longiligne et féline se dressait devant lui. Drapée dans une longue chevelure ébène, le corps moulé dans une singulière combinaison où se reflétaient des étoiles qui n’existaient pas, elle l’avait rejoint sans un mot, un fusil appuyé contre son épaule. Fermés, ses traits n’exprimaient rien sinon, peut-être, une profonde solitude.

    — Je suis Fukasan, la femme qui ne devait pas exister, lança-t-elle.

    Silencieuse, elle darda ses yeux dans les siens. Une moue dédaigneuse s’était dessiné sur les lèvres.

    — Et moi ? Qui suis-je ? songea-t-il.

    Face à lui, l’ombre lui souriait. La main tendue, elle sollicita celle qui se disait Sorcière et reçu de sa part un peu de cette poudre étrange. Un doigt posé sur les lèvres, elle jeta la poignée dans les flammes affamées qui s’élevèrent aussitôt, tandis que de la nuée émergeait un visage aux traits juvéniles.

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