Chapitre 25 - La promesse

Dans les Lendemains Sans Peur,

à la suite de l’échange radio avec la résistance.

 

            20h05, ils avaient tous cinq minutes de retard. Ils avaient beau tous courir pour les rattraper, ils n’y arriveraient pas. L’un d’eux avait manqué l’appel.

 

_Achot, balbutia Gaultier comprenant que son âme sœur avait été notifiée absent quand il entendit Arthur répondre présent juste à temps.

 

Comme beaucoup de prisonniers ne portaient pas de nom de famille, la liste se faisait par ordre alphabétique des prénoms et des noms cumulés. Les officiers avaient trié les prénoms en suivant l’alphabet puis les noms. Les secondes lettres aidant à placer avant ou après un prisonnier dans la liste, le dénommé Achot Amegh avait raté son nom de peu. Mais il l’avait raté.

 

_Tu devrais te présenter, non ? s’inquiéta Solaïne en ravalant sa salive face à la mine déconfite du professeur.

_Ils ne peuvent pas te mettre absent si tu étais juste en retard, la soutint Bernard en le tapant sur l’épaule.

 

Sans attendre plus, Achot se dirigea vers l’estrade pour interpeler un officier. Manon remarqua la peur qui se lisait dans le regard de Gaultier, témoin de la scène. Achot n’avait pas attendu son consentement pour se présenter, il n’avait pas besoin de ressentir les craintes de son âme sœur en plus des siennes. Manon le comprit et se hâta de donner la main à Gaultier. Elle avait été là pour lui quand il avait cru le perdre une première fois, elle sera encore là aujourd’hui pour cette épreuve. Le geste toucha l’Élu des Hylés. Malgré sa carrure imposante et son visage fermé, il offrit un léger sourire à sa camarade. Dans un hochement de tête, Gaultier lui fit comprendre qu’il acceptait ce soutien bienvenu et il serra ses doigts d’une légère pression pour le souligner. Ils n’échangèrent aucun mot, ils n’en avaient pas besoin. Manon remarqua les larmes qui semblaient poindre dans ses yeux métalliques, elle comprenait les maux qui le rongeaient à cet instant. Elle connaissait ce sentiment d’impuissance mêlé à la culpabilité, ce même sentiment qui ne l’avait plus quitté depuis son enlèvement. Gaultier se sentait coupable d’avoir emmené Achot dans son combat. La télépathe n’avait pas besoin de lire dans ses pensées pour savoir qu’il s’en voulait, comme si tout était de sa faute. En tant qu’Élu, il pensait avoir emmené son âme sœur dans sa chute. Instinctivement, Manon resserra sa main dans la sienne. Elle voulait le lui rappeler qu’il n’était pas fautif, que les amoureux se suivent au bout du monde depuis la nuit des temps. Ils ne faisaient juste pas exception.

 

_Tu arrives à savoir ce que donne l’échange ? lui chuchota Gaultier en voyant Achot discuté  avec l’officier.

_Je… je vais essayer.

 

Manon se concentra sur le professeur et son interlocuteur, elle fit le vide dans sa tête pour ne percevoir plus qu’eux. Quand elle ouvrait son esprit ainsi, elle percevait les pensées de tous comme dans un murmure inaudible. Elle devait se concentrer pour atteindre uniquement celles de la personne souhaitée. Cela lui prit quelques secondes, mais Gaultier la pressa, impatient de savoir ce qui allait arriver à Achot.

 

_Pour l’officier, Achot est déjà noté absent… Il… Il n’écoute pas son retard. Achot insiste. Ils vont attendre la fin de l’appel pour savoir ce qu’ils font de lui, répéta Manon non sans trahir son anxiété.

_Rapprochons-nous, tu veux bien.

 

Toujours main dans la main, ils avancèrent ensemble vers l’estrade où les haut-parleurs continuaient à vomir des prénoms. Solaïne, Tania et Bernard les suivirent conscients de l’enjeu. Le reste du groupe resta à l’écart pour ne pas éveiller les soupçons. Fébrile, Manon resserra une énième fois la main de Gaultier. Elle avait un mauvais pressentiment. Les officiers n’étaient pas du genre à tolérer les retards. Si on n’était pas présent, c’est qu’on avait plus assez de force pour travailler. Quand la fin de l’appel sonna, Manon empêcha Gaultier de s’avancer plus. Elle lui fit signe de rester et qu’elle lui rapporterait l’échange qu’elle percevrait.

 

Elle n’en fit rien. Elle n’était pas capable de répéter ce qu’elle comprenait. On ne pouvait pas tuer un homme bien portant pour si peu. Elle ne l’acceptait pas et elle était consciente qu’il en serait de même pour Gaultier. Mais elle voulait éviter un bain de sang. À l’instant où il aurait compris ce que les miliciens projetaient de faire à Achot, il serait intervenu. Manon ne savait pas quoi faire, quoi dire pour éviter ce qui allait venir. Elle se sentait impuissante. Si elle prenait le contrôle du garde, elle savait que cela pouvait avoir aussi de mauvaises conséquences. Si Gaultier utilisait ses dons, il en aurait été de même. Elle ne savait pas lire l’avenir, mais elle voyait déjà ses amis prendre une balle perdue s’ils s’opposaient au jugement de la cheffe de camp. Mais tandis qu’elle vivait la scène en espionne, Achot accorda un regard à son bien aimé. Manon n’avait pas besoin de traduire à Gaultier ce qu’il se passait. Il venait de le comprendre. Sans qu’elle n’y puisse rien, il tomba à genoux dans la neige comme si son monde venait de s’écrouler. Le cœur de Manon manqua plusieurs battements face à cette scène. Sa candeur voulait paniquer, crier et pleurer suite à cet ordre de tuer un homme innocent, son ami, mais son sang-froid l’en dissuada.

 

Une force intérieure lui fit reprendre son souffle. Elle avait déjà vécu cette scène. Sous les tortures de Loris, quand elle avait voulu protéger sa sœur et quand on avait tiré sur elle et sur Arthur pour ses dix-sept ans. Elle se concentra alors sur ce qu’il se passait devant eux. Manon pouvait sauver cette situation. Du moins, elle le devait. Certaine de ce qu’il fallait faire, elle doubla Gaultier quand il voulut utiliser ses propres dons. Sans rien dire, elle dirigea toute sa concentration sur l’arme qui se pointait lentement sur Achot. Au moment même où l’officier appuya sur la détente, Manon bloqua le magasin de son arme. Dans un bruit de métal presque inaudible, elle endommagea le métal par télékinésie. Alors que Gaultier assistait à la scène sans comprendre, elle l’empêcha d’intervenir.

 

_Non… L’arme ne tirera pas. Pas ce soir, pas sur lui, je te le promets, le retenu Manon une main sur son épaule.

 

Derrière elle, son aura bleutée se faisait discrète. La demande était simple, Manon n’utilisait qu’une infime partie de ses capacités. Elle venait d’en prendre conscience pour la première fois, mais elle n’avait pas le temps de s’en soucier. L’homme tenta d’actionner la détente à plusieurs reprises, mais la télékinésiste venait de rendre son arme inutile. L’agacement de l’officier n’y changea rien.

 

_Bon alors, ça vient ?

_L’arme s’est enrayée… balbutia l’officier sans se rendre compte de la présence de Manon et Gaultier à quelques mètres.

_Le destin semble offrir une seconde chance à ce prisonnier dans ce cas. Mentionnez-le comme présent, ordonna la cheffe de camp pour le plus grand plaisir de la télépathe qui s’empressa de le dire à Gaultier.

_Elle lui laisse une seconde chance !

_Laquelle ? s’enquit Gaultier quand il vit l’officier en question attraper Achot par le cou et le trainer derrière lui.

_Ils… ils vont l’interroger sur son retard. Selon… selon son excuse il aura la vie sauve.

_Il faut intervenir ! s’empourpra Gaultier impuissant.

 

Il se releva d’un bon, prêt à leur courir après, mais encore une fois Manon le retint de faire une bêtise.

 

_Je ne peux le laisser… Il ne résistera pas. Il passera pas la nuit, Manon… répliqua Gaultier comme si rien ne pouvait l’en empêcher.

_Tu ne peux pas y aller non plus ! Ça n’arrangerait rien.

_Je t’en supplie Manon, il faut faire quelque chose. Il ne mérite pas ça. Il faut lui venir en aide, je t’en supplie. Je t’en supplie.

_Dommage qu’on détienne les Siréliens les plus forts du Nouveau Monde et qu’on ne puisse rien faire, s’énerva alors Tania.

 

Sa prise de parole soudaine et son coup de pied dans la neige leur rappelèrent la présence de Bernard et de Solaïne à leur côté.

_Elle a raison, il faut qu’on fasse quelque chose ! Moi, j’y vais en tout cas, acquiesça Gaultier sans attendre qu’on l’accompagne.

_Attends… le retint encore Manon les yeux pleins de promesses.

 

Sous les regards interloqués, Manon attrapa son telsman à deux mains comme si elle voulait lui parler. Son aura se dissipa alors autour d’elle comme une trainée de poudre. Elle avait utilisé moins de dons en retenant l’arme du milicien quelques instants au paravent. La scène paraissait surréaliste pour ceux qui l’entouraient. Tous se figèrent en l’entendant se parler à elle-même.

 

_Je t’en supplie, il faut faire quelque chose. Namon, aide-moi. Aide-le. Je t’en supplie… murmura-t-elle d’une voix déterminée à obtenir les faveurs du ciel.

 

La tête baissée, les yeux rivés sur sa topaze et les mains vissées sur son telsman, elle prononça sa demande avec conviction. Par cinq fois, elle se répéta. Gaultier ne tenait plus quand elle supplia une dernière fois. Mise à part la couleur bleue qui les enveloppait tous sans discrétion, il ne voyait pas l’aide de la Déesse venir. Mais quand Manon releva enfin la tête, un triangle de Sélénite était apparu sur son front telle une promesse. Elle n’avait plus les yeux d’une enfant, mais le regard dur d’une personne qui savait ce qu’elle faisait. Manon portait fièrement ce joyau et bien qu’elle n’avait pas d’autres apparats, elle avait tout d’une Déesse à cet instant. La détermination remplissait son regard, ses gestes semblaient guidés par un destin déjà écrit. Même sa démarche avait changé. Silencieuse, elle invita les autres à la suivre dans la cabane A.

 

En rentrant, Manon ignora tous ceux qui la regardaient sans comprendre. Gaultier fit taire les murmures qui s’en suivirent d’un seul raclement de gorge. Solaïne escorta les autres à rejoindre leurs lits et à les ignorer. Tout le monde l’écouta. Manon s’assit alors en tailleur au milieu de l’allée centrale. Sans lui demander, Gaultier l’accompagna et se plaça à ses côtés.

 

_Couchez-vous, vous aussi. Ce qui se passe maintenant doit rester entre nous, demanda discrètement Gaultier à l’intention de Tania, Bernard et Solaïne.

 

Il se sentit mal à l’aise aux côtés de son amie. Il savait qu’elle n’était plus tout à fait, elle. Mais c’était lui qui lui avait demandé de faire quelque chose. Il ravala alors ses doutes et attrapa la main de Manon pour la soutenir. Il cacha le frisson qui lui parcourut le corps à cet instant et serra plus fort la main de son amie.

 

  • Ils vont le torturer… Sur le coup, il ne ressentira rien. Moi, oui, expliqua Manon d’une voix pleine d’empathie.

 

Gaultier comprit qu’une part de Manon était toujours là. Elle s’aidait des pouvoirs de la Déesse pour venir en aide à Achot, mais son esprit n’avait pas totalement laissé place à celui de Namon. Du moins, Gaultier n’en avait pas l’impression. Il soutenu son ami à plusieurs reprises la voyant gémir et grimacer sans se plaindre. À chaque fois, il serrait ses doigts comme pour la ramener à leur réalité. Il se retenait de ne pas pleurer face à cette scène. La culpabilité le rongeait de nouveau. Il faisait subir ça à son amie alors qu’il aurait voulu prendre les coups  à sa place. Il avait l’impression que c’est lui qu’on aurait dû torturer. Pas Achot, pas Manon. C’est lui qui avait amené son âme sœur dans sa rébellion. C’était de sa faute si aujourd’hui, ils étaient là dans des ces terres australes à la merci de mercenaires. Manon ne décocha pas un mot malgré les coups qui semblaient pleuvoir sur elle. Elle se tordait de douleur, le souffle court, mais ne se plaignait pas. Des larmes coulaient sur ses joues. Courageuse, elle ne disait rien.

 

_Vikthor va me tuer demain… chuchota Gaultier en replaçant une mèche de cheveux derrière l’oreille de son amie.

 

Comme si elle prenait conscience de sa présence, Manon lui adressa un sourire tendre. Elle aurait voulu pouvoir lui répondre, mais sa concentration l’en empêcha. Malgré tout, elle continua à regarder Gaultier cette fois. Peut-être qu’elle y trouvait du courage. Mais tandis que sa tête partit violemment en arrière, l’Élu crut la perdre une bonne fois pour toutes. Les yeux blancs, ulcérés par des veines, elle semblait ne plus rien percevoir du monde extérieur. Son corps s’arqua d’un coup et un souffle rauque accompagne le mouvement soudain. Gaultier se précipita sur Manon et un nouveau frisson parcourut tout son corps. Plus intense cette fois. Quand Manon reprit connaissance quelques secondes après, Gaultier n’eut pas l’impression de l’avoir réellement retrouvé. Il resta muet face à son changement d’attitude et pressa la main de son amie pour se donner du courage. Cette fois, elle ne lui rendit pas la pression. Manon resta figée quelques minutes, droite comme un I. Toujours sans rien dire. Gaultier la regardait attentivement. Il avait l’impression que son corps ne respirait plus ou presque. Le temps lui parut interminable avant qu’elle reprenne son souffle comme si elle venait réellement de manquer d’air.

 

_Hmmmm gémit enfin Manon en portant les mains à son front. Ils vont le libérer… je crois… ajouta-t-elle perdue.

_Manon, tu vas bien ? s’enquit Gaultier inquiet.

_Oui… je.. Euh. Il arrive…

 

Au même moment, le triangle de sélénite s’effaça comme il était apparu. À la place, un mal de tête se frayait un chemin dans les pensées de la jeune télépathe. Puis la porte de cabane s’ouvrit sur Achot. Son corps semblait avoir été secoué dans tous les sens. Ses cheveux étaient collés à son visage et des résidus de sangs séchés se mêlaient à ses joues mouillées. Gaultier prit conscience de ce que Manon avait enduré pour lui. Pour eux. Il la serra délicatement après avoir retrouvé son âme sœur. Achot fit de même et Manon les imita gênée. Elle ne voulait pas leur montrer son inquiétude, mais elle savait que Namon avait pris totalement le contrôle de ses pensées. Elle se souvenait des coups, des questions des officiers puis plus rien. Manon avait l’impression d’avoir été inconsciente un long moment avant la libération de son ami. Elle toucha son telsman comme s’il était la réponse à tout, mais il ne la rassura pas.

 

_Manon, tout va bien ? s’inquiéta Vikthor dans son telsman au même moment.

_Tu as senti quelque chose ?

_Non… justement. Cela fait deux heures que je ne te ressens plus…précisa-t-il avec émotion comme s’il la retrouvait après une longue absence.

_Tout va bien… lui mentit Manon. Tout va bien, ajouta-t-elle à voix haute à l’intention de sa sœur qui se réveilla quand elle s’allongea à ses côtés.

_Tu me le promets ? insista Vikthor.

_Je… Oui, déglutit Manon comme si promettre lui rappelait un souvenir douloureux.

 

Pourtant Manon avait bien tenu sa promesse. Elle avait protégé Achot sans que Gaultier se mette en danger. Elle ne comprenait donc pas ce mauvais pressentiment qui la hantait soudainement. Un goût de fer lui remplissait la bouche alors qu’elle ne saignait pas. Une sensation désagréable qui ne la quitta pas de la nuit, comme un mauvais présage. En effet, elle n’en était pas consciente, mais la Déesse venait de passer un accord avec Achot. Et sans comprendre pourquoi, Manon avait l’impression qu’il s’agissait d’un pacte de sang.  

 

 

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