Chapitre 25 - Là où est la réponse

Boum-boum, boum-boum, boum-boum, les feux sont allumés. De grands feux dont les flammes éclaboussent la nuit de paillettes incandescentes. Les tambours résonnent à nouveau, ils sont si hauts, si imposants qu’un seul pourrait écraser Till s’il se renversait. Une femme entonne une mélopée. Ce chant est familier. Till l’a déjà entendu dans un autre rêve, dans une autre vie. La voix berce. La voix rassure. La femme a de longs cheveux de soie, le souffle frais. Elle sourit, murmure des paroles réconfortantes. C’est Hedda. Sa mère. Son regard accroche le sien. Les yeux ne mentent pas, ils parlent d’amour, ils parlent de bonheur, ils parlent de courage. Till se laisse aller dans la douce chaleur des bras, savoure cet instant dérobé à son histoire. Car ici, rien n’est réel, rien n’est vrai que les sentiments qui unissent cette femme et cet enfant à peine né et pourtant si vieux. Les pieds de Till n’ont jamais connu la rigueur du désert, jamais senti la caresse du sable qui glisse entre les orteils. Tout cela n’est qu’une illusion, un rêve… et pourtant…

Une vieille femme s’approche, son visage est couvert d’une boue d’argile pourpre, ses yeux sont cernés de rubans de cendre qui, par contraste, paraissent presque blancs. Ses cheveux forment des entrelacs de boucles qui s’élèvent avant de retomber en cascades de perles. Ses prunelles ont emprunté au feu ses charbons ardents, elles rougeoient, palpitent. Till sent deux mains le saisir, l’arracher au tendre cocon. Il ne veut pas. Pas déjà. Il se débat, crie, mais sa gorge ne laisse filtrer qu’un pauvre vagissement qui se perd dans le tumulte des tambours, battant frénétiquement au rythme de son cœur. On le montre, on l’exhibe à la foule qui observe muette et recueillie. Enfin la vieille femme le dépose. Le froid de la pierre le fait sursauter. Deux mains le retiennent prisonnier tandis qu’une lame courbe et acérée se dresse vers le ciel. Till panique, il hurle mais personne ne l’entend. Personne ne veut l’entendre. La lame descend vers sa poitrine...

  • C’est bientôt fini, murmure Silha en desserrant l’étreinte de ses doigts. Tu vois, ce n’était pas si terrible.

Till ne répond pas. Sa poitrine est en feu, un liquide chaud goutte le long de son flanc mais, étrangement, il n’a pas mal. La douleur est ailleurs. Dans une autre vie. Les tambours se sont tus. La vielle femme dépose une poudre noire sur les minces incisions puis enduit la blessure de miel.

  • C’est fini.

Le décor se brouille. Till est assis au sommet d’une dune, Silha à ses côtés. Elle explique :

  • Je t’ai retrouvé grâce au lien. Lorsqu’il a commencé à s’éveiller, je suis venue à ta rencontre pour te guider, te ramener vers ton autre peuple : celui du Royaume des Sables. Il fallait réparer, Hedda l’aurait voulu ainsi, elle est heureuse à présent. Le peuple des sables t’a reconnu. Où que tu ailles, quel que soit ton destin, tu seras toujours l’un des leurs de la même manière que tu appartiendras toujours à l’Île.

Till pose une main sur sa poitrine puis écarte sa chemise, observe les lignes sombres qui courent sur sa peau, une cicatrice bien propre.

  • Que signifie ce dessin ?
  • Les Torks sont fils et filles de Torûk, Dieu de la foudre ; Syléa, Déesse des eaux et de la terre ; Joran et Séhyli leurs enfants et Maîtres des vents. Les lignes ondulées horizontales évoquent les vagues de dunes dessinées par Joran et Séhyli, l’éclair de Torûk brise les lignes, l’arc de cercle symbolise le bouclier protecteur de Syléa. Veux-tu entendre une légende ?
  • Une légende ?
  • Les Torks possédaient autrefois un don. Un don précieux, cadeau des Dieux. Mais un don accordé n’est pas sans contrepartie car il faut toujours s’en montrer digne. Des guerriers mal avisés se laissèrent corrompre et croyant acheter leur liberté, asservirent leurs âmes. Leur don fut dévoyé au service de causes malfaisantes qui mirent en colère les Dieux. Torûk, d’un éclair puissant brisa les falaises du plateau d’Okmör qui s’effondrèrent engloutissant les terres fertiles à l’est du fleuve Serpent. Joran et Séhyli déchaînèrent les vents qui transformèrent les amas de roches en désert de sable ; quant à Syléa, on raconte qu’elle versa tant de larmes que ses yeux se tarirent asséchant par la même toute l’eau de cette terre. La colère de Torûk n’était cependant pas assouvie et pour parfaire son châtiment, il ôta le don au peuple des sables condamné désormais à travailler la terre pour en extraire sa subsistance comme les autres mortels. Car les Torks possédaient le don de la terre. Ils pouvaient la déplacer, la retourner, la modeler au gré de leurs besoins, mais toujours à des fins salutaires.
  • Les chevaux fantastiques dont on parle encore, étaient donc bien réels…
  • Oui, d’une certaine façon, mais en donnant vie à ces créatures pour une cause préjudiciable et qui n’était pas leur, les Torks trahirent Torûk.
  • Alors, le don est perdu à jamais ?
  • Qui sait… Syléa est miséricordieuse. La légende raconte, qu’émue par le sort de son peuple condamné à survivre dans un désert hostile, elle intercéda auprès de Torûk.
  • Et ?
  • La suite se perd dans la mémoire du temps, mais l’espoir est toujours présent au cœur du peuple des sables.
  • Pourquoi me révéler tout ça maintenant ? Bien sûr, je suis heureux de connaître mon histoire. Savoir d’où je viens, qui je suis vraiment, c’est important mais ma vie est sur l’île. Je ne l’ai pas décidé mais j’en suis heureux.
  • Comme je te l’ai dit, Hedda l’aurait voulu ainsi et puis tu as un père.
  • Oui, quelque part et qui me croit mort. C’est mieux ainsi.
  • Cet homme a beaucoup souffert. Tu sais, le destin est parfois capricieux, ta route croisera peut-être un jour la sienne. N’as-tu aucun désir de le connaître ?

Till ne répond pas. La question le trouble, elle soulève d’autres questions… Un nuage de poussière annonce l’arrivée d’un visiteur. C’est Châny :

  • J’ai mis du temps à te retrouver cette fois, mon ami. Bonjour Silha.
  • Pardonne-moi de t’avoir écarté Châny, répond-elle. Tu l’as beaucoup aidé, mais Till devait venir seul à son rendez-vous.

Châny hoche la tête. Il comprend.

  • Je voulais m’assurer qu’il allait bien. Nous sommes tous très inquiets.
  • Les Dieux veillent sur lui. Il n’est pas seul.
  • Non, il n’est pas seul, nous ne le l’abandonnerons jamais.

Silha sourit, énigmatique.

  • Grâce à toi, Till, nous sommes au courant de leurs véritables intentions, poursuit Châny, mais ne fait rien qui te mette en danger et quoiqu’il se passe demain, reste en retrait.
  • Il est temps de repartir, annonce Silha. Le jour va bientôt se lever.

Pourtant le soleil brille haut dans le ciel. Une brise fraîche ébouriffe les cheveux de Till. Il doit partir, il le sait, ici n’est pas la vie. Sa vie. Il tourne une dernière fois le regard vers le village, là-bas, au-delà des dunes ; vers une femme aux longs cheveux de soie, au souffle frais, à la voie chantante.

Sa vue se brouille, tout s’efface…

***

Till s’éveilla en sursaut, le cœur en panique se demandant où il se trouvait. La mémoire lui revint en même temps que le souvenir du rêve. Il écarta sa chemise. Juste pour vérifier. Les lignes étaient bien là, sombres sur sa peau ambrée. Comment était-ce possible ? Mais le possible n’était pas la question car depuis quelques jours il naviguait entre songe et réalité, les deux s’entremêlant pour bousculer son esprit, le forçant à admettre une vérité qu’il ne cherchait plus à combattre. Il ouvrit la main qui serrait toujours le phototype. Hedda souriait. Lui souriait. Il en fut heureux.

  • Tu es réveillé ? dit une voix qui provenait du fond de la cabine. Ton sommeil était très agité.

Le colonel s’approcha, portant un plateau sur lequel reposaient une carafe d’eau, des fruits, des tranches d’un pain blanc et ce qui ressemblait à un morceau de viande plate et décolorée. Till réajusta vivement sa chemise.

  • Ce n’est pas un festin, mais tu dois te restaurer. Le jour se lève et la journée sera longue.

Till remercia, il était affamé, n’importe quoi ferait l’affaire. Pendant qu’il se jetait sur la nourriture, Karlov le considérait pensif.

  • Une nuit difficile. Pleine d’imprévus.

Le morceau de pain que mastiquait Till se coinça dans sa gorge et il dut avaler une grande gorgée d’eau pour le faire descendre. De quoi cet homme voulait-il parler ? Il regarda le Colonel déboutonner le col de sa tunique :

  • Tu as la même empreinte, n’est-ce pas ?

Till fixa interdit les lignes sombres sur la peau sombre. Le même dessin…

  • La marque du peuple des sables, poursuivit le colonel. Je l’ai sentie. Tu sais ce que cela signifie ?

Bien sûr qu’il le savait, comment l’ignorer après tous les évènements de la nuit ?

  • Silha m’a expliqué, s’entendit-il répondre.
  • Silha, bien sûr. Hedda en parlait parfois. La cérémonie rituelle est importante dans notre tradition, c’est une présentation à la communauté. Que tes parents appartiennent tous deux au peuple des sables ne suffisait pas pour faire totalement de toi l’un des nôtres. La communauté devait aussi te reconnaître et t’accepter.
  • L’empreinte.
  • Oui, l’empreinte. À présent tu pourras ouvrir seul le coffret parce que tu es vraiment un Tork, un homme des sables.
  • J’appartiens déjà à l’île.
  • Ta mère aussi appartenait à deux peuples, ce n’est pas incompatible.
  • Je ne suis pas Hedda.
  • Tu ne comprends pas. Tu n’as pas le choix, c’est ainsi. Tu dois l’accepter.
  • Et pourquoi j’y serais obligé ? Parce que vous le décidez ? Vous croyez que me marquer peut suffire à me convaincre.
  • Tu ne comprends pas. Ce n’est pas une question de désir, de choix ou de volonté. C’est une question de don, de richesse, d’amour et de reconnaissance. Hedda souhaitait qu’il en soit ainsi.
  • Hedda voudrait que je sois heureux. C’est bien ce que veulent les mères ? Ici, je le suis.
  • Un don, c’est un don. Il n’exige pas de contrepartie, il n’entrave pas la liberté, c’est un cadeau. Si un jour tu avais l’opportunité ou l’envie d’aller à la rencontre du peuple des sables, tu serais le bienvenu. Qui sait, tu auras peut-être le désir de rencontrer ton père.
  • Pourquoi vouloir que je le retrouve ? Il ne sait rien de moi, pas même que j’existe.
  • N’aimerais-tu pas le connaître ? N’es-tu pas curieux ?

Till ne désirait pas être curieux. Son père vivait dans un monde où il n’avait pas sa place.

  • Êtes-vous amis ?

À peine posée, Till regretta sa question. Il s’égarait. Encourager les révélations ne pouvait que l’entraîner sur une mauvaise pente. La vie de ce père hypothétique ne le concernait pas, et cet étranger parlait beaucoup trop pour un militaire. Rien ne prouvait que son père fût encore en vie. L’admettre serait lui accorder sa confiance, Till n’était pas encore prêt. Cette discussion ne menait nulle part.

  • Je connaissais Hedda en effet, très bien même. Elle et moi…
  • Non ! Finalement, je ne veux pas savoir ! Ce n’est pas mes affaires, coupa Till, agacé plus que de raison. Peu m’importe qui connaissait ou ne connaissait pas ma… mère. Quant à mon père… je préfère ignorer… ça ne sert à rien.

Karlov semblait plus déçu que contrarié. En l’entraînant sur le chemin des confidences, s’imaginait-il avoir vaincu les réticences du garçon ?

Certes, ils avaient une lointaine histoire commune mais cela n’en faisait pas pour autant un proche, et Till ne pouvait oublier la situation inconfortable dans laquelle il se trouvait pour l’heure.

Le Colonel triturait l’un des boutons de sa tunique, nerveux. Il se retourna et commença à s’éloigner. Puis, se ravisant, revint sur ses pas. Comme un noyé qui aspire une ultime goulée d’air avant de sombrer, il lança d’une voix sourde :

  • Je ne sais pas comment... En réalité, ton père…

Karlov inspira douloureusement, la gorge contractée :

  • Ce que j’essaie de te dire… c’est que c’est moi ton père.

Une enclume serait tombée sur la tête de Till qu’il n’aurait pas été plus assommé. Le souffle coupé, il regarda le Colonel, incrédule, atterré. Le colonel ! Lui ! Son père ?

  • Vous ne pouvez pas être… mon père !
  • Et pourtant…
  • Mon père est quelque part sur le continent ! C’est Silha qui l’a dit.
  • En es-tu bien certain ?
  • Vous mentez, c’est impossible !

Till avait presque hurlé ces derniers mots, Il aurait voulu que leur force brise cet homme comme le rocher pulvérisé par l’un de ces atomiseurs. Il se précipita vers la porte pour s'enfuir mais le Colonel s’interposa :

  • Ne sois pas stupide, tu ne ferais pas deux pas hors de cette cabine sans être arrêté.

Deux mains larges et solides enserraient les épaules du garçon, l’immobilisant. Des mains qui auraient pu le broyer si elles l’avaient voulu. Il s’épuisa à se débattre encore un moment avant de renoncer, vaincu par son impuissance. Doucement alors, l’étreinte se relâcha. Les mains s’éloignèrent, presque à regret. Incapable de parler, Till s’effondra sur une chaise. Que lui arrivait-il ? Un cauchemar ! Les Esprits n’en avaient-ils pas assez de se jouer de lui ? Ses poings se crispèrent, ses ongles s’enfoncèrent dans la chair tendre des paumes. Du sang perla, la douleur le ramena à la réalité.

  • S’il te plait, dit Karlov d’une voix conciliante, tentons de parler.

Lui-même s’installa derrière la table mettant une certaine distance avec le garçon, avec toutes ses émotions qui lézardaient sa cuirasse. Il ne connaissait rien aux enfants, la réaction excessive de Till le déconcertait.

  • Écoute, je comprends que cette découverte soit pour toi un choc, elle l’a été pour moi aussi.

Till acquiesça d’un mouvement du menton sans relever la tête. Karlov poussa vers lui le médaillon posé sur la table.

  • Regarde l’inscription.

Quelques mots gravés au dos, sur la bordure. Des mots sans fioriture, une promesse, un engagement : « Iwar, Edda à jamais » et puis, à l’opposé de l’épigraphe : « Sasha ».

  • Sasha, c’est le nom que nous t’avions donné. Ta mère l’a ajouté après ta naissance.

Une autre vie. Un autre nom. Avant. Till ferma les yeux, serra les lèvres, s’efforçant de réprimer une nouvelle fois le tremblement incontrôlable de son menton. Jamais il ne s’était senti aussi désarmé, aussi misérable, aussi seul. Jamais il n’avait autant ressenti le besoin d’une présence bienveillante à ses côtés. Ma l’aurait aidé à débroussailler les sentiments, Ma savait toujours quoi faire. Des émotions inconnues, enfouies si profond qu’il ignorait jusque-là pouvoir même les ressentir, déversaient dans son cœur leur trop plein d’amertume. Des larmes invisibles, aussi sèches que le sable du désert, râpaient douloureusement son âme nue.

  • Mais Till, c’est aussi un très beau nom, ajouta Karlov d’une voix étonnamment douce.

Till laissa aller sa tête entre ses mains, comprimant son front pour chasser un début de migraine. Le silence retomba. Seuls, les craquements métalliques du vaisseau fissuraient l’épaisseur du silence. L’image d’un tourbillon de sable hérissé d’épis indomptables, sombre comme un crépuscule d’hiver, angoissant comme le feulement d’une bête sauvage, s’imprima sous ses paupières fermées. Cette représentation lui déplut.

  • Je ne suis pas comme vous, chuchota-t-il.
  • Bien sûr que non. Personne ne peut te contraindre à devenir ce que tu ne veux pas être, et moi moins que quiconque.

Gran-Cairn, « Elle », le lien, Sven, Grïmuld, Wilma, Silha, les rêves, Châny, Blair, Naëlle, Piblô, Elhyane... Des derniers évènements jusqu’à son arrivée sur l’île, tout l’avait précipité vers ce moment décisif, cette rencontre. « Les Esprits interviennent parfois lorsque la nécessité l’impose... Le hasard n’existe pas ». Ces paroles, maintes fois entendues, prenaient soudain une résonnance particulière. « Elle » voulait qu’il en soit ainsi. Même si la raison lui échappait encore, en cet instant, Till eut la certitude de se trouver là où il devait être.

Alors, l’idée d’acceptation fit lentement son chemin, un désir nouveau émergea : il avait envie de mieux connaître cet homme. Le front plissé, il scruta le guerrier des Sables avec un regard neuf, dépouillé de peur, de colère ou de ressentiment. Était-il vraiment celui qu’il prétendait être ? Qu’attendait-il de lui ? Espérait-il par ses révélations éveiller des sentiments que seules la confiance et l’affection désintéressée peuvent susciter ? Pourrait-il un jour ressentir à son égard le même attachement qu’il ressentait pour Ma ? Il était bien trop tôt pour le dire mais, peut-être qu’avec du temps… « Le destin est parfois capricieux, ta route croisera peut-être un jour la sienne ». Silha savait. Mais pourquoi alors ne pas l’avoir prévenu clairement ? Parce que Silha avançait toujours par énigme, il aurait dû comprendre.

Karlov ne disait rien, il attendait. Qu’aurait-il pu ajouter ? Quels autres arguments plus persuasifs que cette simple vérité ? Hedda aurait trouvé, mais il n’était pas Hedda. Il avait oublié les gestes et le parler des sentiments. Il n’était qu’un homme au langage direct, efficace et rude. Un soldat.

Elle lui manquait. Terriblement. Tous les jours. Hedda avait depuis longtemps déserté ses rêves, depuis que son cœur, sourd à toute émotion, s’était changé en pierre. Karlov était mort avec elle ce jour-là, dans les eaux glacées de l’océan. Tournant le dos à tout ce qui pouvait raviver douleur et souvenirs, il s’était perdu. Mais cette nuit, le souffle frais de l’aimée sur sa nuque l’avait surpris à nouveau, il avait entendu la musique des tambours et les chants rituels de cérémonie. L’empreinte s’était mise à palpiter tandis que le garçon s’agitait sur sa couche. Il n’osait imaginer ce que cela impliquait, le dernier à avoir ressenti ce battement était mort depuis si longtemps que son nom s’était effacé des mémoires. Son peuple, là-bas avait-il ressenti aussi ce tressaillement ? Il s’était approché pour regarder le garçon. Dans son sommeil, il semblait encore si jeune, si vulnérable. C’était un peu de lui, un peu d’elle, Hedda, tout ce qui restait d’eux. Qu’avait-il à lui offrir aujourd’hui à cet enfant qui ne demandait rien ? Enfant de l’île, enfant des sables. Des sentiments confus faisaient vibrer son âme comme un instrument de musique désaccordé. L’armure tombée, ne restait qu’un homme démuni, vulnérable. La souffrance du garçon lui broyait le cœur. Il pensait qu’avouer la vérité suffirait. Mais suffirait à quoi ? Le retrouver ici, sur cette île, vivant, avait été une telle surprise ! Il n’y était pas préparé, avait improvisé. Et à présent, il demeurait là, bras ballants sans avoir la moindre idée de l’attitude à adopter. Ce garçon, son fils, c’était un espoir, une incertitude, une renaissance. Voilà les mots qu’il aurait aimé prononcer mais il se contenta de soupirer.

Till devait absolument rompre ce silence embarrassant. Mais pour dire quoi ? Il était à court de mots, à court de pensées. Comme toujours dans les situations critiques où l’émotion le submergeait, son cerveau bloquait. C’était le vide absolu. Le vide abyssal. Blair aurait trouvé une répartie désarmante, Naëlle aurait certainement répondu avec une ironie mordante, Thiya lui aurait arraché les poils du crâne si cet homme en avait eu, quant à Elhyane, elle serait restée sur la défensive, cherchant avant tout à le protéger. Ces considérations ne l’aidaient pas, lui n’était pas eux. Et Châny ? Châny le sage, il aurait écouté, il aurait donné sa chance à cette rencontre. Un père ! Et un père vivant !

Cependant la situation le mettait dans une position délicate. Son père était venu avec des étrangers, malintentionnés de surcroît. Pourrait-il être un allié ? Till voulait le croire. Sinon, rien n’aurait de sens.

Un père. Son père !

Karlov se racla la gorge, avala un peu d’eau, redressa les épaules. Il s’adressa à Till d’une voix si basse que celui-ci dut mobiliser toute son attention pour parvenir à le comprendre :

  • J’ai su qui tu étais dès l’instant où j’ai posé les yeux sur toi. Ça m’a bouleversé… Je ne savais pas quoi faire
  • Hum, murmura Till, c’est bien… Je veux dire c’est bien que vous m’ayez reconnu.

Il se sentit idiot de n’avoir pas trouvé mieux à dire mais Karlov poursuivit comme s’il ne l’avait pas entendu :

  • Tu ressembles beaucoup à ta mère, je la retrouve en toi. Mais tu as hérité de la crinière des Torks. Ce n’est pas un cadeau, ça je le sais. Je rase mes cheveux, ils me distinguent trop, et sur le continent mieux vaut taire ses origines.
  • Comment elle était, ma mère ?
  • Elle était très belle, d’une intelligence vive. Brillante dans son domaine. Mais surtout c’était une femme libre qui décidait seule, personne n’aurait pu lui imposer ses choix. C’est peut-être sa double origine qui lui donnait cette force, cette détermination. Lorsqu’on lui demandait si elle ne s’interrogeait jamais sur cette double appartenance, elle répondait :« je suis là où le destin me place, mais je reste maître de mon destin ». Les descendantes de Silha ont du caractère. Tu es le premier garçon né de cette lignée.

L’évocation de ces souvenirs emplissaient le regard du colonel d’une nostalgie communicative. Till aurait aimé qu’il ne s’arrête pas tant son cœur se découvrait avide d’apprendre mais il n’osait encore trop encourager la confidence, le temps viendrait si les circonstances le permettaient.

En attendant, il devait concentrer son attention sur la situation présente :

  • Colonel ?
  • Tu peux m’appeler Iwar lorsque nous sommes seuls. En présence d’autres personnes, je reste « Colonel ». Personne ne doit découvrir notre parenté, ça te mettrait en grand danger.
  • Vous ne l’aimez pas, le technovateur.
  • C’est le moins qu’on puisse dire. Il a détruit ma vie. C’est un homme cupide et extrêmement dangereux, les tiens doivent le savoir. Ils ne doivent pas venir au rendez-vous, c’est un piège. Tu dois les prévenir. Écoute, j’ai eu tout le temps de réfléchir pendant que tu dormais, je vais t’aider à franchir les barrages de surveillance, vous devez vous cacher et ne pas intervenir. C’est bien compris ?
  • Pourquoi faîtes-vous ça ?
  • Pour Hedda, pour toi… Parce que le prix des conquêtes est un tribut trop lourd, que rien ne justifie. Parce que je n’ai plus rien à perdre et qu’il n’y a qu’une chose que je peux peut-être encore t’offrir.
  • Quoi donc ?
  • Du temps.

Till eut soudain très peur, c’était des paroles de résignation…

  • Venez avec moi ! Allons-y ensemble !

Le visage rude et austère se fendit d’une grimace, esquisse d’un sourire qui alluma une lueur tremblotante au fond de ses pupilles. Voir la transformation de cet homme émut le garçon plus qu’il n’aurait pu l’imaginer quelques instants plus tôt. Il en fut heureux.

  • Non, je serai bien plus utile ici. Me fais-tu confiance ?

Till plongea son regard dans les yeux d’Iwar, des yeux qui ne mentaient pas. Il hocha la tête :

  • J’ai confiance.
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Baladine
Posté le 22/09/2022
Bonjour Hortense !
Je retrouve les aventures de Till avec grand plaisir, c'est un chapitre émouvant, et j'aime bien l'oscillation du point de vue entre Till et Karlov. J'aime bien l'idée que c'est la pensée de Châni qui aide Till à accepter ses origines et à modifier sa manière de voir les choses. Un bel éloge de l'amitié. C'est très intéressant de mettre Karlov en situation de devoir agir des deux côtés, et c'est rassurant pour le lecteur, qui est en sympathie avec l'île, ça veut dire que les forces s'équilibre et que l'île a une chance de résister.
Il faut que j'avoue que j'ai lu le chapitre avec dans la tête, tout du long, la chanson du roi Lion (à cause de la scène du début), c'est un bon accompagnement :')
- Un don, c’est un don. Il n’exige pas de contrepartie, => ça me parait en contradiction avec ce qui est dit dans la légende, même si ce n'est pas la même chose...
- Thiya lui aurait arraché les poils du crâne si cet homme en avait eu, => ça c'est drôle !!
- L’évocation de ces souvenirs emplissaient le regard du colonel d’une nostalgie communicative. => emplissait, pour accorder avec évocation?
- Le visage rude et austère se fendit d’une grimace, esquisse d’un sourire qui alluma une lueur tremblotante au fond de ses pupilles => très beau !!
J'en profite pour te remercier pour ton dernier commentaire sur Bell et le loup, je vais prendre le temps de remanier la fin grâce à tes précieux conseils, parce que c'était allé vite.
J'ai vu que plein de nouveaux chapitres de L'enfant des sables sont sortis, d'un coup, ouh là là, j'ai hâte !! et bravo d'être allée au bout !
A très, très bientôt !
Claire
Hortense
Posté le 22/09/2022
ha, ha ! le roi lion , je n'y avais pas pensé mais maintenant que tu le dis, c'est vrai, il existe une similitude.
A propos du don, dans ma tête il ne s'agit pas de la même chose mais je comprends que tu trouves cela contradictoire. Je vais reformuler pour éviter cette ambiguïté.
Et merci pour la coquille "emplissait" , bien vue !
A très bientôt Claire.
Edouard PArle
Posté le 22/02/2022
Coucou !
Finalement c'est bel et bien Karlov le père de Thill, une révélation logique qui arrive ni trop tôt ni trop tard. C'est assez satisfaisant ce genre de chapitres d'explication. On en apprend sur les origines, la lignée, la mère de Thill.
Maintenant, est-ce que Karlov va survivre à l'aventure où suivre les traces de Dark Vador ? xD
Peut-être que l'acceptation de Thill va un peu vite, après je comprend ton parti-pris parce que les longs états-d 'âmes ça peut très vite devenir agaçant. Ou bien peut-être qu'il ne se mette pas en colère au début pour que la transition soit plus logique ? Enfin, c'est des passages délicats à écrire.
Je ne sais pas quelle fin tu as prévue, j'ai hâte de découvrir ça.
Petites remarques :
"rien n’est vrai que les sentiments" -> sinon ? (au lieu de que)
"don accordé n’est pas sans contrepartie" -> ne va pas ?
"que ses yeux se tarirent asséchant par la même" virgule après "tarirent" par là même ?
Un plaisir,
A très vite !
Hortense
Posté le 22/02/2022
Coucou Edouard,
Dark Vador ! Une légende ! Karlov virera-t-il du côté obscur de la force ? Tu as raison, l'acceptation de Till peut paraître rapide car tout est écrit dans un même chapitre. Je l'ai redécoupé, du coup sans rien trop changer, j'ai l'impression que cela fonctionne mieux.
J'espère que la fin arrivera à te surprendre.
Et un grand merci pour toutes tes remarques .
A très bientôt
sifriane
Posté le 11/02/2022
Coucou Hortense,
Le coup du père, ça devient évident après lecture, mais en vrai je l'avais pas vu venir. Moi aussi je suis un peu perdue avec Hedda, il serait peut-être bien de refaire un point.

La fin est proche, mais je voudrais faire un retour un peu plus global La principale qualité de ton histoire c'est ton écriture, le choix des mots, les expressions, les inventions, c'est un régal.
Ce qui pêche (à mon sens) c'est ta gentillesse. Les rares méchants de ton histoire, Sven, ne le reste pas longtemps, et sur les deux envahisseurs qu'on rencontre, un est le père et les aide finalement. Il n'y a que Donovan qui soit un sale type.
Je crois que les enfants et les ados, aiment avoir peur pour le héros, et les voir être forts face à l'adversaire. Après c'est peut-être un parti pris assumé, auquel cas je respecte totalement.
A bientôt :)
Romanticgirl
Posté le 31/10/2021
Bonjour Hortense,
Je suis contente que le colonel soit le père de Till ! Quand tu racontais dans les précédent chapitres qu'il vivait sur le continent, je me suis dit qu'il était dommage de ne pas exploiter cette piste. C'est fait ! Tu décris bien les émotions de Karlov et de Till qui n'est plus l'enfant du début, qui a grandi tout au long de l'histoire. Un petit mot concernant l'histoire des origines de Till. Je me suis un peu perdue... Si j'ai bien compris, Hedda était une descente de Silha, faisait partie de l'île (mais elle a aussi une autre origine et je ne sais plus laquelle...). Karlov est un descendant du peuple des sables à la crinière blanche qu'il rase (une idée intéressante !). D'ailleurs, peut-être pourrais-tu insister dans les chapitres précédents sur le fait qu'il a le crâne rasé car je ne l'avais pas remarqué (mais, j'ai peut-être lu trop vite). J'ai souri en lisant le nom "Sasha" ;) C'est un beau chapitre, très intense comme les précédents. Je pense que tu nous prépares une belle fin. Une remarque stylistique : "Une enclume serait tombée sur la tête de Till qu’il n’aurait pas été plus assommé." Je trouve la tournure de la phrase un peu alambiquée.
A bientôt !
Hortense
Posté le 31/10/2021
Coucou Romanticgirl
En fait Hedda est une arrière arrière petite fille de Silha. Silha a été recueillie par le peuple des sables, après l'attaque du village. Je crois que tu as raison, je n'ai jamais explicité le fait que Silha et son frère Lars ont été tout d'abord faits prisonniers, puis ont été élevés parmi le peuple des sables.
Silha (marié à un homme du peuple des sables) n'a eu que des filles et les filles de ses filles n'ont eu que des filles jusqu'à la naissance de Till.
C'est pourquoi Hedda appartenait au peuple des origines (celui qui a trouvé refuge sur l'île) et au peuple des sables.
Je ne sais pas si je suis très claire, mais je vais reprendre ce point.
Je revois aussi l'enclume.
Merci pour tes remarques qui me permettent de corriger les manques.
tout détail a son importance
Merci, merci et encore merci !
A bientôt

























Romanticgirl
Posté le 31/10/2021
D'accord, je comprends mieux grâce à tes éclaircissements ! Effectivement, je n'avais pas saisi que Silha avait été recueilli par le peuple des sables. A bientôt !
Ella Palace
Posté le 15/07/2021
Bonsoir Hortense,

Je ne sais pas trop comment te dire que j'ai un souci avec ce chapitre...
On l'a vu venir de loin, je dirais. Aucun effet de surprise.
Mis à part, peut-être, la double provenance d'Hedda, mais cela ne m'a pas interpellée plus que ça...
Aussi, par rapport à ce qu'il découvre, ca va trop vite et il accepte trop vite cette idée. Son ressenti change en un claquement de doigt. J’aurais envie de dire que c’est « impossible » de passer du premier état au second, à cette allure.
Quand il y a une révélation ou un effet de surprise etc., j'aime quand cela arrive à la fin d'un chapitre car ça lui met encore plus de poids. Tout doit reposer là-dessus, je trouve.
Vers la fin, un peu trop d’insistance avec le mot « père », il me semble. Ce qui retire encore du poids.

Remarques:

-"Till avait presque hurlé ces derniers mots, Il aurait voulu que leur force brise cet homme comme le rocher pulvérisé par l’un de ces atomiseurs", il sans majuscule et je ne comprends pas le reste de la phrase avec "leur force".
- "Ma l’aurait aidé à débroussailler les sentiments, Ma savait toujours quoi faire", ses sentiments?
-"...qu’il ignorait jusque-là pouvoir même les ressentir", redondance de ressentir (un peu plus haut dans le paragraphe).

Amicalement
Hortense
Posté le 16/07/2021
Bonjour Ella,
Et toujours un grand merci pour ta constance et tes précieuses réflexions sur ce chapitre. Je vais y réfléchir. Je comprends ce que tu veux dire mais je ne voudrais pas rallonger une histoire que je trouve déjà longue. Il faut donc remanier tout ça, je garde donc tes remarques sous le coude pour la réécriture.
Pour le reste je prends bien évidemment.
A très bientôt


Hortense
Posté le 16/07/2021
Bonjour Ella,
Et toujours un grand merci pour ta constance et tes précieuses réflexions sur ce chapitre. Je vais y réfléchir. Je comprends ce que tu veux dire mais je ne voudrais pas rallonger une histoire que je trouve déjà longue. Il faut donc remanier tout ça, je garde donc tes remarques sous le coude pour la réécriture.
Pour le reste je prends bien évidemment.
A très bientôt


Hortense
Posté le 16/07/2021
Bonjour Ella,
Et toujours un grand merci pour ta constance et tes précieuses réflexions sur ce chapitre. Je vais y réfléchir. Je comprends ce que tu veux dire mais je ne voudrais pas rallonger une histoire que je trouve déjà longue. Il faut donc remanier tout ça, je garde donc tes remarques sous le coude pour la réécriture.
Pour le reste je prends bien évidemment.
A très bientôt


Hortense
Posté le 16/07/2021
Bonjour Ella,
Et toujours un grand merci pour ta constance et tes précieuses réflexions sur ce chapitre. Je vais y réfléchir. Je comprends ce que tu veux dire mais je ne voudrais pas rallonger une histoire que je trouve déjà longue. Il faut donc remanier tout ça, je garde donc tes remarques sous le coude pour la réécriture.
Pour le reste je prends bien évidemment.
A très bientôt


Hortense
Posté le 16/07/2021
Pardon, j'ai des soucis d'internet !
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