Chapitre 25 : Enora

Par Maric

Sally et le Loup de Sira

Nous sommes tous dans la bibliothèque où nous avons pris place en face de Yaël collé au bureau, les bras croisés. Il attend patiemment que les loups s’allongent autour de Laure et moi. Roland est assis non loin de Yaël et nous fait face également.

J’observe le loup de Sira en attendant le début de cette réunion. Il semble un peu désorienté. Il taquine Orion qui le rembarre d’un claquement de dents. Il tourne vers moi un regard perçant qui m’intrigue puis cherche à jouer avec Lira qui grogne. Finalement il s’affale non loin de moi et pose ses pattes sur son museau d’un air vaincu. Pauvre loup ! Sira lui manque visiblement. Il est perdu, seul dans sa caboche. Ce n’est pas tout à fait vrai, car pour y avoir fait un tour il y a peu, j’ai constaté que la masse boueuse est toujours présente. Je n’ai pas tenté de m’y aventurer, un frisson de dégout ne me parcours rien qu’à cette idée.

Il est surveillé de près car nous ignorons quel effet peut avoir cette chose sur ses réactions. Pour l’instant Yaël n’a rien détecté d’anormal pour un loup. Il obéit à ses injonctions, joue avec ses compagnons qui magnanimes le laisse faire… lorsqu’ils sont d’humeur joueuse. Pas facile non plus pour eux, qui n’ont aucun contact avec cet esprit animal et ne savent pas toujours comment réagir. Il n’y a que lorsqu’ils dorment qu’une certaine harmonie règne avec ce loup, puisqu’il retrouve des congénères avec le même esprit.

L’animal a de nouveau tourné son regard sur moi. Sa fixité me provoque un léger malaise. Je détourne mes yeux pour croiser cette fois ceux de Yaël, insondables, pour ne pas changer.

Mais qu’est-ce qu’il attend pour commencer, je bougonne en m’agitant sur ma chaise. Laure me jette un regard rieur. Bon sang ! Elle est exaspérante à deviner mon humeur, pas besoin de télépathie pour Laure, elle sait décrypter mon langage corporel comme personne… sauf peut-être Yaël. Je soupire et le rire de Roland me percute en même temps que ses yeux bleus malicieux.

  • Du calme Enora, on attend Sally.

Je lui tire la langue et me mord aussitôt les lèvres. Je n’ai pas pu faire une chose aussi débile quand même. Je rougis violemment quand j’entends les exclamations autour de moi, jappements inclus. Yaël se contente de hausser ses sourcils d’un air narquois.

Je souris finalement acceptant la moquerie, justifiée, je dois l’avouer. Je perçois l’arrivée de Sally avant qu’elle n’entre dans la pièce. Elle porte un plateau avec du café et des biscuits. Je me lève pour l’aider à servir, cela atténue ma nervosité que je sens grandir sans vraiment savoir qu’elle en est la raison. Elle me renvoie d’un geste sec vers ma chaise me faisant comprendre qu’elle n’a pas besoin de mon aide. Yaël et Roland discutent entre eux de la teneur de la réunion, c’est du moins ce que je perçois de leur psyché. Ils n’ont pas vu Sally me rembarrer. Je suis quelque peu vexée par cette rebuffade. D’ordinaire l’intendante est plutôt joviale et m’a prouvée à plusieurs reprises son dévouement et ce comportement m’étonne. J’imagine que ce départ doit la dérouter et la rendre un peu revêche.

Je retourne à ma chaise près de laquelle le loup de Sira est allongé le museau tourné vers Sally. Je m’assieds en regardant la femme remplir quatre tasses et poser des gâteaux à même le sol pour la meute d’un air absent, comme si elle se débarrassait d’une corvée. Voilà qui me sidère, pas d’assiette pour eux, ce n’est pas normal. Le plateau est lourd, je veux bien le croire, mais l’intendante aurait pu préparer le terrain. Je note la surprise de Yaël lorsqu’il découvre les gâteaux au sol. Ça sent l’improvisation. Je pense qu’elle a voulu bien faire, mais…

  • Sally, ce n’était pas nécessaire et tu sais que la meute ne mangera pas ce qui est par terre.

Il a les sourcils froncés. Une irritation et une incompréhension contenues percent dans ses paroles. Je regarde Sally et je m’inquiète de ses mouvements un peu saccadés alors qu’elle ne répond pas. Elle s’approche de Yaël et tourne vers moi un visage douloureux qui semble appeler à l’aide.

  • Yaël ! ce n’est pas…

Il n’a que le temps de s’écarter mais pas suffisamment pour éviter le poignard qui transperce son épaule me faisant hurler. Roland et les loups se précipite vers Sally qui essaye de retourner l’arme contre elle. Je m’élance vers Yaël et me fracasse contre une barrière translucide. Sonnée, ahurie, je ne détache pas mes yeux de Yaël qui se redresse le visage douloureux et me regarde les yeux agrandis par l’angoisse qu’il ressent pour moi.

Les poings serrés de colère et de peur, je fais le tour de ma cage transparente. Je suis enfermée avec le loup de Sira dans une bulle identique à celle que j’avais créée face à nos agresseurs. Celui-ci me regarde de ses pupilles noirs. Il est toujours allongé, calme.

Neutralisée derrière cette barrière, j’observe impuissante la bataille qui oppose les loups et Roland à cette furie qu’est devenue Sally… enfin feu Sally je le crains. Je constate que ses mouvements sont de plus en plus désordonnés.

Elle lance des billes de feu, mais contrairement à ce que je pensais, il semblerait que Sally se batte contre ce qui a pris possession de son esprit et ses attaques dévient au dernier moment. Je lis sur son visage une détermination désespérée. Elle est en eau et des larmes coulent sur ses joues.

Yaël s’est interposé entre les combattants et moi, bien qu’aucun projectile ne puisse m’atteindre et que de mon côté je ne puisse les aider au risque que cela se retourne contre moi. Je cherche dans ma psyché une solution pour abattre cette bulle mais je ne dépasse pas le seuil de ma mémoire personnelle. Je ne trouve pas Zark non plus. On dirait que cette cage m’empêche de le contacter. Déroutée, impuissante, je constate que les attaques de la meute et de Roland sont inefficaces car mal ciblées. Et je comprends pourquoi le cœur serré. Sally est leur gouvernante, comme une mère pour eux tous depuis longtemps. Ils l’aiment et ne peuvent se résoudre à la tuer même si les yeux de cette dernière alternant entre sa couleur et une lueur grisâtre, preuve de sa lutte sans concession, les implorent de le faire. « Il faut me tuer » cette supplique est faible mais nous l’entendons tous.

Un jappement de douleur retentit, un des loups est blessé. Il tourne sur lui-même et s’affale la langue pendante et la respiration haletante. C’est Vigo ! Je frappe contre la paroi en hurlant son nom. Il tourne son museau vers moi, dans ses yeux rouges je lis sa colère et sa douleur. « Ca ira ! mais mes pattes arrières sont touchées et je ne peux plus me battre ». Je lui intime l’ordre de se mettre à l’écart. Yaël hoche la tête pour confirmer ma demande et rassuré sur le sort de son loup poursuit ses attaques.

Les visages déterminés de Yaël et Roland me disent qu’ils ne comptent pas accéder à la demande Sally tant qu’ils n’auront pas d’autre choix.

Laure ! Mon Dieu, obnubilée par les blessures de Yaël, de Vigo et le combat qui se livre devant mes yeux, je l’avais presque oubliée. Mais que fait-elle ?

Je la vois longer les murs silencieusement alors que je crie pour qu’elle se mette à l’abri. Mais elle ne m’entend pas ou m’ignore complètement.

Yaël qui l’a vue également, se déplace pour attirer l’attention de Sally vers lui, laissant ainsi à Laure toute latitude pour progresser afin de se trouver derrière elle.

Je plonge dans ses pensées qui sont tournée vers une prière, je comprends que c’est pour occulter ce qu’elle est en train de faire afin de ne pas alerter la chose à l’intérieur de Sally. Elle se concentre sur les paroles de ses prières.

Je détourne mon esprit d’elle pour ne pas éveiller les soupçons et prie, moi aussi, pour qu’il ne lui arrive rien. Je relève mes barrières, seulement attentive au ressenti de mes compagnons. Leur cœur pleure la perte inévitable de la femme qui les a aidés, accompagnés dans leur exil et rendu plus doux leur quotidien dans cette mission.

« Laure ! » Je sais qu’elle ne peut m’entendre et pourtant je ne peux m’empêcher de la supplier mentalement de ne pas se mettre en danger. Je suis au désespoir et en même temps admirative qu’elle prenne autant de risques.

Elle me jette un dernier regard, rempli d’affection alors qu’elle se trouve derrière Sally et elle se jette de tout son poids sur son dos, s’accrochant à son cou et nouant ses jambes autour de la taille de la femme. Elle serre de toute ses forces cherchant à l’étrangler et je crispe mes poings aussi fort pour l’accompagner, le cœur battant comme un fou. La Chose est désarçonnée par cette attaque à laquelle elle ne s’attendait pas et j’entends Sally nous faire ses adieux. Elle a gardé le poignard où le sang de Yaël goutte encore et le plonge de toutes ses forces dans son cœur avant que la Chose ne puisse reprendre le contrôle.

Elle s’affale sur Laure qui se retrouve ensevelie par son corps. J’observe avec rage le nuage blanc et gris qui s’évapore du corps.

J’en profite pour tenter de détruire la bulle qui s’est affaiblie mais celle-ci se reforme immédiatement m’isolant à nouveau avec le loup de Sira. Je crains de comprendre !

Laure pousse un cri lorsqu’elle appréhende la situation. Yaël se précipite sur la paroi translucide le visage tordu par l’inquiétude et la rage, son épaule ruisselant de sang. Nos yeux se croisent, s’agrippent l’espace d’un instant se livrant toute l’angoisse, la peur que nous ressentons l’un pour l’autre mais aussi la détermination qui est la nôtre de mettre fin à tout ça… quel qu’en soit le prix.

« Roland éloigne Laure s’il te plait », mais celle-ci résiste et finit malgré tout par se positionner près du bureau où deux loups la rejoignent.

Je fixe l’animal des yeux et ne le quitte plus du regard. Ils sont maintenant cendrés comme ceux des hommes dans mon jardin. Il tourne et vire sur lui-même comme si lui aussi se battait contre cette intrus qui n’est pas Sira. Quelque chose tente d’entrer dans mes pensées sans les atteindre, j’ai tout bloqué. De la haine transpire de ses pupilles grises. L’énergie de la Dame est enfin là et je la laisse m’envahir. Mon aura s’étale autour de moi comme un nuage vaporeux. Le loup attaque mais mon corps s’enveloppe brièvement d’une armure sur laquelle il se casse les crocs. Il tente de me faire chuter pour m’égorger, mais je tiens fermement ma position, les jambes écartées, solidement ancrée au sol, mes lèvres sont serrées par la concentration et mes mâchoires sont tellement crispées par l’effort que je fourni qu’elles en sont douloureuses.

Yaël et Roland envoie leur puissance de feu sur le bouclier en faisant attention à ce que je ne sois pas dans leur ligne de mire. Leurs yeux sont des pierres céruléennes et noires qui luisent dangereusement alors que sortent de leurs mains des armes incandescentes. Les flèches qu’envoie Yaël sont d’une finesse extrême. Elles tentent de percer la barrière mais s’écrasent et se disloquent, alors que Roland essaye vainement d’ébranler la bulle par les sphères qui éclatent et envoient des flammèches qui s’éteignent dans l’air. A l’intérieur, c’est le statut quo. Le loup continue de me tourner autour et je perçois les tentatives de la chose pour pénétrer encore et encore mon esprit. Dans un sursaut d’énergie, je la projette violemment hors de moi provoquant un hurlement de douleur au pauvre loup qui s’affale au sol. Yaël et Roland redoublent d’effort sur la bulle qui vient de vaciller.

Je dois cesser de me défendre et prendre l’initiative. Je visualise une main griffue que je projette dans le cerveau de la bête pour en écraser l’esprit. Un mur se dresse contre lequel je me heurte. Le loup se relève péniblement, il a perdu de sa vivacité.

Je vacille sous le choc d’une vague de feux dans ma psyché que je bloque en faisant naître aussitôt un geyser d’eau glacée et un vent violent qui éparpille les cristaux gelés. Je tente de faire apparaître deux longues pointes de glace au bout de mes index mais, malgré tous mes efforts, je n’y parviens pas, ce qui mine ma confiance en moi. Pourtant je sais que je pourrais le faire, mais quelque chose dans mon esprit bloque le processus. Quelque chose s’y oppose.

  • Yaël, je ne peux pas le tuer… Il y a… un blocage !

Roland et lui frappent toujours la bulle pour la détruire, mais s’il elle est moins solide, elle tient toujours. Les loups entourent Laure qui s’est rapprochée et affalée par terre. Elle agrippe l’un d’eux en tremblant de peur.

  • Nori, il faut au moins la blesser, comme tu l’as fait tout à l’heure.

Je réfléchis, vite ! Je vacille et me prend la tête dans mes mains. J’entends le cri affolé de Yaël mais ne m’y attarde pas. J’entrouvre à peine ma psyché, comme si j’étais affaiblie. Immédiatement, une tourbe noire et visqueuse s’infiltre avide de me remplir et de maîtriser mon cerveau. Je la laisse pénétrer juste ce qu’il faut pour qu’elle s’imagine m’avoir vaincue.

Je raccourci mon aura que je concentre derrière ce qui reste de mon mur. Une boule incandescente sort de mon imaginaire que j’envoie avec une telle puissance qu’elle s’éjecte de mon corps par mes yeux, ma bouche, mes mains, au moment où le loup me saute à la gorge. Il est aussitôt transformé en torche tandis que la tourbe s’éjecte dans un hurlement de douleur qui se répercute dans mon esprit. La puissance du feu est telle que le loup se désintègre et retombe en cendre sur le sol. Je suis désespérée de n’avoir pas pu le sauver. La bulle explose et s’évanouit avant que je reprenne conscience de mon corps qui s’affale au sol.

Je sens des mains m’agripper, mon esprit est troublé par ce déchainement de violence. Une plainte jaillit de ma gorge serrée. Une odeur pestilentielle de chair brulée envahit mes narines alors que je m’effondre dans les bras solides de Yaël. Je m’agrippe à lui comme une naufragée à son radeau. Je tremble, des sanglots secs me secouent, de peur et de fatigue. Elle est où la Dame ! je pense à ce moment-là, épuisée, nauséeuse « Elle est bien là Nori et elle a fait un sacré bon boulot ». Ma tête contre son torse j’entends les battements encore affolés de son cœur. « Est-ce qu’elle est morte ? ». Je pose la question, l’espoir chevillé au cœur. Yaël me serre tellement fort qu’il me fait mal, mais j’aime cette douleur, elle me parle de vie et de sa peur de me perdre. « Non ! malheureusement, elle a eu le temps de quitter le loup au moment où il cramait ».

Je me redresse brusquement la joue pleine de son sang, échevelée, le visage baigné de larmes. Je reprends pied, il faut le soigner ! Le Mage fait irruption dans la pièce, ce qui me rend suspicieuse, il était où pendant tout ce temps ?

  •  Il s’occupait de vérifier le pentagramme et les socles pour nos corps. J’ai fait en sorte qu’il ne sache rien de ce qui se passait ici, de toute façon il n’aurait rien pu faire de plus.
     
  • Ça c’est ce que tu crois jeune homme !

Visiblement il est furax et cela me soulage. Il s’occupe de Yaël qui accuse la fatigue. Roland est penché sur le corps de Sally entouré de la meute. Vigo rampe vers eux et Laure l’aide à rejoindre les siens. Je m’approche de Roland et pose une main compatissante sur son épaule.

  • Je suis tellement désolée, j’aurais tant voulu la sauver.

Il lève vers moi un regard humide et sourit à Laure qui n’ose pas approcher

  • Tu n’y es pour rien Enora. Laure merci pour ta bravoure. Ton geste a permis à Sally de choisir sa mort et à nous de ne pas la lui donner. Nous te sommes reconnaissants au-delà de ce que tu peux imaginer. Tu as été très courageuse.

Ma cousine rougit violemment et le remercie d’un signe de tête avant de se jeter dans mes bras, tremblante. Je la serre contre moi soulagée de pouvoir encore le faire et je l’engueule pour le risque fou qu’elle a pris avant de la serrer encore dans mes bras.

Les loups m’entourent et me câlinent ainsi que ma cousine. Je crois qu’elle a gagné leur amitié indéfectible.

La tristesse se lit sur tous les visages et les hurlements des loups font échos à ce que nous ressentons tous. Aujourd’hui, nous avons perdu l’une des nôtres.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez