Chapitre 25 - Deux phares dans la tempête

Par Keina

Jusqu’à présent, la silfine s’était contentée d’observer. Elle paraissait avoir été oubliée de l’assemblée entière. L’appel de Luni éveilla l’attention de Nephir. Elle pivota la tête vers elle et la fusilla du regard.

— Ne la laissez pas s’échapper ! ordonna-t-elle d’une voix aiguë, tandis que le silfe s’élançait dans sa direction.

Plusieurs sbires de Nephir se décollèrent de sa garde pour la cueillir avant lui. Georgianna lui adressa un sourire féroce. Ranimée par une décharge soudaine d’adrénaline, Keina s’écarta pour l’esquiver. Ses pieds s’emmêlèrent dans les jupons et la déséquilibrèrent. Elle roula sur le sol, protégeant in extremis sa blessure.

Elle se releva en pleine anarchie. L’assaut avait été donné. Les agents du Royaume se battaient contre les créatures de Nephir. Un essaim de flèches siffla au-dessus d’elle et se planta au cœur d’une masse herbue dans laquelle Keina identifia la femme aux bloomers. La boursouflure soubresauta avant de s’étaler sur la table. Celle-ci s’affaissa dans un craquement sinistre.

D’une main, Keina ramena à elle les pans de sa robe et se faufila entre les combattants. Aux prises avec Olga, Eoin et deux autres Silfes, Nephir ne s’occupait plus d’elle. Elle en profita pour s’enfuir vers la porte.

Cet endroit l’oppressait. Une fois à l’air libre, elle retrouverait ses esprits et pourrait réfléchir à la situation. Elle devait d’abord trouver quelqu’un pour l’aider à récupérer sa magie emprisonnée dans la bulle de Nephir, puis elle partirait à la recherche de Mary et…

Son visage percuta une épaule.

— Keina.

Avant qu’elle ne parvienne à s’esquiver, deux bras l’attirèrent contre une chemise au parfum familier. Tabac, thé noir, anis… Prise au dépourvu, elle leva le menton.

— Keina, comment vas-tu ?

Cette étreinte chaude possédait un je-ne-sais-quoi qui l’apaisa aussitôt. Comme la promesse d’un lendemain meilleur. La jeune Anglaise poussa un soupir à peine audible.

— Est-ce que tout ceci est réel ? murmura-t-elle comme pour elle-même.

Elle ferma les yeux pour s’abandonner contre le torse du silfe. Les rouvrit brusquement.

— Mary ! Je dois la sauver. Nephir m’a volé ma magie, elle est emprisonnée dans une bulle, tu dois m’aider à…

Une balle siffla près de son oreille. Luni cracha un juron et lâcha sa protégée. Une tache carmin s’étalait sur la manche de sa chemise. Keina voulut l’examiner. On la happa brutalement vers l’arrière.

— Toi, tu ne t’en tireras pas de cette façon, ricana Georgianna contre sa tempe.

Keina fit volte-face. Elle ne laisserait pas cette vieille chouette gâcher à nouveau son existence ! Elle gifla le visage de la dame rouge et laboura sa joue creuse jusqu’à sentir le sang s’insinuer sous ses ongles. Georgianna pressa son épaule meurtrie, la forçant à se recroqueviller. Le bras de Pierre s’interposa.

— Ah, ça suffit ! Cette demoiselle a assez souffert, déclara-t-il avec sérieux tandis que Keina se dégageait des griffes de la créature.

Elle arracha le tissu de sa robe pour libérer sa démarche et lança un regard vers Luni. Sans se soucier de sa blessure, il se battait contre une carcasse osseuse coiffée d’un haut-de-forme crevé. Keina reprit sa course, croisant au passage gens armés qui affluaient en renfort et domestiques affolés qui s’enfuyaient à leur vue.

Les pans de sa jupe déchirée frappaient ses genoux. Ses mèches sombres voletaient en désordre devant ses yeux. Elle négocia un virage et se dirigea vers l’imposante porte d’entrée, dont les vantaux grands ouverts invitaient à la noce une nuit sans lune chargée d’embruns. Au-dehors, dans la neige et le brouillard, tout n’était qu’ombres mouvantes et voix confuses jetées d’un rempart à l’autre.

Par-dessus le fracas, un ronronnement épais enfla sur la chaussée. Durant quelques secondes, Keina retint sa respiration, incapable de se repérer dans cet enfer. Deux phares trouèrent l’opacité, dessinant un arc de cercle éblouissant dans la cour de la forteresse. Les halos s’immobilisèrent. Le bruit décrut peu à peu.

La silfine s’engagea sur le perron, l’esprit trop bouillonnant pour se soucier du froid qui l’environnait. Les yeux plissés, elle s’efforça d’identifier l’engin qui balayait le pavé de ses feux blanchâtres.

— Keina ! Grimpe !

Elle plaça une main en visière pour comprendre d’où provenait l’appel.

— Lynn ? Est-ce que c’est toi ? hasarda-t-elle, convaincue d’être encore la proie d’illusions pernicieuses.

— Qui d’autre, ma grande ? fit une silhouette rondelette qui se déplia dans l’éclat des lumières. J’étais la seule à avoir appris à piloter ce bijou de mécanique. Mon crétin de frère m’avait ordonné de rester au village, mais… baisse-toi !

Lynn sauta du véhicule, se fondit dans l’obscurité et réapparut au pied de l’escalier, un colt accroché au bout de ses deux bras tendus. La balle qu’elle tira déchira le silence. Un Alf cornu s’affaissa sur le pavé. Constatant que le danger était écarté, elle se détendit et leva un regard bleu pétillant vers Keina.

— Lynn ! parvint enfin à balbutier cette dernière. D’où viens-tu ? Et depuis quand sais-tu te servir d’une arme à feu ?

Tout s’embrouillait. Une illusion, encore, forcément. Lynn ne pouvait être devant elle dans sa tenue d’amazone, les joues rougies par le froid et la confusion, le cou ceint d’un foulard jaune vif qui tranchait la nuit, ses cheveux d’or cachés sous une casquette enneigée !

— Pour le pistolet, je t’expliquerais, lança l’hallucination pourtant bien réelle, tandis qu’elle gravissait les marches à la rencontre de son amie. Mais il ne faut pas traîner, je dois te ramener au Royaume.

À peine arrivée au sommet, elle empoigna l’une de ses mains ballantes et la tira vers le bas. Keina lui résista.

— Attends ! Je ne peux pas t’accompagner ainsi, je dois retrouver ma magie et délivrer Mary.

— Ah oui ! fit Lynn sur le ton de la conversation. En chemin j’ai croisé une jeune personne qui errait sur le bord de la route. La pauvre n’avait nulle part où se rendre. Je me suis dit que je pouvais aussi bien la prendre avec moi.

Une forme sauta de l’automobile et se plaça dans la lumière.

— Mary ! s’écria Keina au comble de la surprise.

Elle dévala les marches quatre à quatre et se précipita dans les bras de l’alfine. Autour d’elle des combattants surgirent de l’ombre pour la couvrir. Lynn la suivit, son arme brandie devant elle en guise de défense.

— À propos de votre magie, mademoiselle Keina, s’exclama Mary, vous êtes celle qui l’attire, n’est-ce pas ? Je crois que vous pouvez l’appeler d’ici, si quelqu’un consent à vous en prêter un peu.

Keina reporta son visage plein d’espoir vers Lynn qui lui renvoya un regard désolé. Elle n’avait rien à lui offrir.

— L’automobile ! s’écria-t-elle soudain. C’est elle qui nous a amenées à toi ! Regarde.

Elle sortit de sa manche une note chiffonnée et la tendit vers son amie. La jeune fille la déplia dans la lumière des phares. Sa tête lui tournait, indisposée par l’entêtant effluve d’huile, de pétrole et de soufre. Une plume fine et hâtive avait apposé quelques mots que les flocons effaçaient.

« La Mémoire porte mon empreinte. Si les êtres vivants ne passent pas, utilisez la magie des machines ! »

Le papier glissa de ses mains, tombant doucement sur le sol duveteux. Elle releva son regard incrédule sur Lynn. Elle reconnaissait l’écriture. C’était la sienne.

— Je n’ai jamais rédigé ça.

—N’est-ce pas étrange ? répondit la blonde. C’est le mot que tu as trouvé dans ma Mercedes Simplex, le jour de notre promenade !

Le bruit étouffé d’un corps s’écroulant dans la neige les fit sursauter. Tandis qu’elles parlaient, plusieurs Alfs étaient apparus sur le seuil du château et se battaient avec acharnement contre les alliés du Royaume. Lynn continua sans s’émouvoir :

— J’ignore comment s’y est prise Nephir, mais Luni et les autres ne connaissaient pas le moyen de pénétrer dans son monde. Les elfides étaient désorientées au moment de traverser le Passage. Alors que je travaillais sur mon automobile –j’ai lu récemment dans le Journal des Sports que les modèles de course de la Simplex peuvent atteindre les soixante-dix miles à l’heure, tu sais ! Certes, ce n’est pas le sujet. En bref, j’ai retrouvé ce mot.

— Qu’est-ce que ça signifie ? murmura Keina, déconcertée.

Un grelottement la parcourut de haut en bas. Elle serra son bras valide contre son torse. Mary se défit de sa pèlerine pour la passer autour de ses épaules.

— Si vous me permettez, mademoiselle, ce n’est pas le plus urgent. Vous devez récupérer votre magie pour vous battre contre dame Nephir.

Keina baissa sur l’alfine un regard surpris. Où s’étaient enfuies les hésitations de Mary ? À peine reconnaissait-elle dans ses grands yeux déterminés l’ancienne domestique craintive ! Celle-ci saisit son trouble :

— Elle a ordonné que l’on déracine mon sorbier. J’ai été suffisamment naïve autrefois pour croire qu’elle me le rendrait, mais c’est fini. Je n’ai plus rien à perdre.

Comme pour prouver ses paroles, elle écarta Keina et se lança devant elle. Un enchevêtrement de feuillages et de lianes se ficha dans la gueule d’un énorme félin aux canines retroussées.

— Ce Matagot ne méritait pas un sort si cruel, fit une voix venue du hall. Digwairdd, j’espérais que vous auriez la décence de vous laisser mourir au creux d’un caniveau. Si j’avais su que vous reviendriez pour assister ma cousine, je vous aurais tuée de mes propres mains.

Droite et fine comme une cariatide, la silhouette de Nephir s’encadra entre les battants de la porte. Lynn et Mary se placèrent instinctivement devant Keina afin de la protéger. Un coup de feu retentit. Traversant les flocons, une balle siffla près de la sorcière et lui soutira un rictus guogenard. L’odeur de la poudre s’éparpilla dans les ténèbres glacées.

— Souhaites-tu que je te donne quelques leçons de tir, ma chère Lynn ? La précision semble te faire défaut.

— Ne t’encombre pas de cette peine, sorcière. Cette bien piètre tireuse est déjà mon élève, s’éleva une voix rocailleuse derrière le véhicule.

Keina eut à peine le temps de reconnaître Erich qui se glissait à ses côtés, des longs filaments d’énergie verdoyante lovés entre ses paumes.

— Le bruit court que cela pourrait vous servir, lui souffla-t-il quand il fut suffisamment proche d’elle.

La jeune fille, en pleine confusion, releva les yeux vers le perron. Nephir l’avait déserté pour se porter à sa rencontre. Luni, Olga et Pierre apparurent à leur tour par la grande porte, poursuivis par une horde d’Alfs difformes. Ils crièrent des paroles qu’elle ne comprit pas. Elle reporta son regard affolé vers Erich qui lui tendait les mains. L’éclat fantasmagorique de la magie soulignait ses traits comme un messie grotesque.

D’un revers négligent, Nephir repoussa une attaque de Mary. Georgianna, sous sa forme de rapace, fondit sur Lynn pour lui labourer le flanc. Cette dernière lâcha son arme et roula dans la neige, entraînant la dame rouge avec elle. Cinni sauta d’un rempart pour lui porter secours. Au même instant, Esteban et Caledon brisèrent l’un des vitraux de la bâtisse, emmêlés dans un combat à mort.

Le père et le fils, s’avisa Keina, frappée d’horreur. Les paroles de Luni lui revinrent à l’esprit. Mais Caledon est un homme droit. Il a su garder la mesure de son devoir, et laisser de côté ses sentiments paternels.

Alors, c’était ça, la guerre ? Tout ce sang versé, cette fureur autour d’elle, à cause d’elle. Elle se tordit, soudain saisie d’une nausée qui broya son estomac comme les dents d’un engrenage. Elle ferma les yeux. La vision, aussi précise qu’une photographie de Nadar, s’imprima derrière ses paupières.

Une clarté irréelle baignait ce monde sans couleur. Sur le champ de bataille, de longs glyphes de brume dansaient entre les morts, emportés par le vent, entraînant avec eux un parfum de putréfaction. Un loup fixa sur elle ses pupilles obliques. Il secoua son échine et, d’une démarche souple, s’élança à sa rencontre.

— Keina ! Prends cette magie !

La voix impérieuse venait d’Ekaterina. Sortie de l’ombre, elle retardait l’avancée de Nephir. La silfine s’éveilla. Elle approcha ses doigts de l’énergie qui crépitait au creux de la main d’Erich, étincelles d’émeraude flamboyant dans l’obscurité.

— Que dois-je faire ? murmura-t-elle.

Dans une salve électrique foudroyante, les particules enchantées traversèrent son épiderme. Cela lui fit l’effet d’une renaissance. Elle ferma les yeux. Laissa l’échantillon circuler dans ses veines, guérir son corps et son âme.

Tu es une silfine…

le vent dans les arbres le galop léger des elfides les tours qui étincellent dans le matin brumeux

Tu es…

— …la Mémoire !

…elle rouvrit les paupières et se tourna vers Mary, qui se battait contre une Hydre sortie des flots…

— Concentrez-vous, miss ! Vous pouvez convoquer la Mémoire !

… les referma aussitôt.

Ne réfléchis pas. Laisse-toi porter. La magie est au-dessous, elle t’appelle…

Les corpuscules bouillonnaient en elle, éveillaient tous ses sens. Sous ses souliers usés, le sol se mit à vibrer. Aussi clairement que si elle s’y trouvait, elle vit l’installation de verre se répandre dans la crypte en mille fragments ; elle observa le plafond qui se craquelait ; sentit les filaments de jade se frayer un passage dans la roche millénaire pour la retrouver.

Subitement, Keina ouvrit les yeux. Débarrassée de tous ses adversaires, Nephir s’avançait vers elle, sa silhouette féline frémissant de rage.

— Trop tard, exhala Keina alors que la magie se déversait en elle par vagues bienfaitrices.

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