Chapitre 25

Par Diogene

    Étrange, tout semblait si étrange ce soir, comme si le temps avait cessé de battre, comme si l’espace avait suspendu son existence.

    Au milieu du cadran, la plus grande et la plus fine des aiguilles de l’horloge soutenait la cadence ; une fantaisie de sa part, plus personne ne possédait ce genre d’artefact. Amusée, elle l’avait contemplé un long moment. Sa longue chevelure, descendant en cascade dans son dos, flottait librement et renvoyait les pâles rayons de lumières, que laissait encore entrer la fenêtre. Par instant, ses cheveux s’écartaient et laissaient deviner l’éclat irisé et métallique des fiches incrustées dans ses vertèbres cervicales.

    L’humanité avait déchaîné le feu prométhéen et maintenant elle marchait dans les pas du titan.

    Soudain, elle se retourna ; elle avait rejeté quelques instants plus tôt la courte veste qu’elle portait. Échancré, sans pour autant tomber dans la vulgarité, le tissu ne dévoilait que de rares carrés de peau, tous couturés et suturés, qu’elle avait métamorphosés en tableaux.

    Était-ce une perversité de sa part ? Une tentative de séduction ?

    Il rejeta ces idées tout à la fois triviales et déplacées. Peu sensible, pour ne pas dire indifférent aux charmes tant masculins que féminins, il se surprit, néanmoins, à être troublé par la vue de cette femme.

    Était-ce cette nudité entrevue ? Ces dessins morcelés, noués autour de ces blessures ravivées ? Ou encore ce mariage de la chair et de l’inerte ?
 
    Les bras croisés sur sa poitrine, elle le fixait d’un air interrogatif, presque moqueur. Elle avait déplié l’un d’entre eux, puis s’était avancée dans sa direction. Un instant, ses yeux avaient glissé vers le verrou, poussé et désormais inaccessible, à moins qu’il n’en décidât autrement ; un sourire fugace avait alors éclairé son visage.

    — Agissez-vous toujours ainsi avec vos clients ? fut-il tenté de lui demander.

    Comme si elle avait deviné ses pensées, elle s’était penchée vers lui. Son visage n’était qu’à quelques centimètres du sien. Aussi proche, il sentait son parfum, une senteur rare et enivrante, une fragrance qui éveillait en lui bien des souvenirs douloureux, alors même que sa nature les lui interdisait. Un doigt posé sur ses lèvres, elle lui avait glissé quelques mots à l’oreille.

    Les yeux fermés, il regardait les flammes qui s’élevaient du bûcher tandis que des larmes amères roulaient sur ses joues. Les poings serrés, il gardait la tête tournée vers le sol. Il se refusait à regarder vers le ciel, contempler ce père qui se moquait, ce père si parfait qu’il en méprisait les créatures issues de sa chair. Qu’il se tournât vers lui et il lui cracherait son venin, ses mots pleins de fiel et de colère, mais il se refusait à lui octroyer ce plaisir. Sur le promontoire, vêtu de ses habits sacerdotaux : une tunique blanche, surmonté d’un scapulaire noir, le frère inquisiteur prononçait le réquisitoire, pendant que le corps de la malheureuse condamnée achevait de se consumer. Son visage n’était qu’un masque de fermeté et d’autorité, sûr de la volonté du Très-Haut. Écœuré par tant de haine et fausse moralité, il pressa encore un peu plus fermement ses doigts contre sa paume, cependant que ses ongles transperçaient sa chair.

    Était-ce là une preuve d’amour, ainsi qu’il le signifiait ?
 
    Il se retenait de cracher par terre et de quitter les lieux.

    Refoulant les douloureuses images, il se força à ouvrir les paupières et découvrit les iris pourprés de la chasseresse qui, ainsi, le surplombait. Les mains posées sur ses épaules, les traits de visage trahissaient tout autant son désarroi, que la fascination qu’il exerçait sur elle. Une fraction de temps, il désira la repousser, l’éloigner de sa personne, demeurer l’être solitaire qu’il était devenu. Pourtant, il renonça.

    Était-ce un présent de sa part ? Ou bien de la sienne ? Des deux peut-être.
 
    Seuls, renfermés sur eux-mêmes, questionnant sans cesse leur existence, son sens ; il avait cela en commun.

    Cela suffisait-il à les rapprocher ainsi ?

    Sans doute. Soudain, il écrasa ses lèvres sur les siennes. Aucune surprise ne l’avait saisie, car elle lui avait rendu, puis s’était éloignée. Illuminées, elles avaient pris une teinte purpurine, tandis qu’une ombre voilait son regard.

    — Doutez-vous de ma parole ?

    Le voile persistait dans son regard, comme si des lames sèches dévalaient les vallées creuses de son visage ; elle se mordait la lèvre. La main dans l’intérieur de sa vareuse, il sortit la balle et la posa sur la table. Luminescente, elle scintillait doucement dans la pénombre.

    La singularité de l’instant s’effaçait et il s’en félicitait, tout autant qu’il s’en inquiétait. Quelque part au fond de lui, au cœur de ce dédale qu’il avait bâti au cours des années, un désir le submergeait. La main tendue vers son visage, il hésitait toutefois.

    La repousserait-il ou exaucerait-il son souhait, qui était aussi, en vérité, le sien ?

    Se sentir, ne serait-ce qu’une nuit, plus humain.

    De nouveau, ses lèvres rencontrèrent les siennes, passionnées, irraisonnées. Soudain, il se redressa, effleurant au passage la commande de la platine d’où s’élevèrent bientôt les accents pincés d’une guitare sèche qu’accompagnait un ensemble de violons, dont les sanglots s’enroulaient en spirale autour de la mélancolique mélodie. Autour d’eux, l’obscurité s’épaississait, les soustrayant à ces visions furtives et intrusives qui rôdaient dans les cieux. Et, tandis qu’il explorait la réalité de sa chair, elle lui narrait chacune de ses sutures, chacune de ses coutures.

    Un jour, un vieil homme, au regard encore perçant, l’avait abordé dans un parc. Elle s’était alors assise au bord d’un étang et avait contemplé les reflets de l’astre solaire à sa surface. Sans mot, il lui avait pris la main puis, de ses doigts, il en avait remonté la trame. Intriguée, elle l’avait laissé faire, non plus qu’elle n’avait protesté lorsqu’il avait sorti sa grande aiguille de fer et sa bouteille d’encre de Chine. Ensuite, sans un mot, il s’était mis à œuvrer et de la laideur avait surgi des chefs-d’œuvre.

    Le dos arqué, la tête penchée sur le côté, les jambes ramenées, elle l’observait, cependant qu’il détaillait les images gravées à fleur de peau : un homme, aux cheveux coupés en brosse et au regard blanc, avait le visage tourné vers l’horizon. À ses pieds, un chien, un basset couvert de plis, était couché. Plus loin, une lagune s’étendait et il distinguait une silhouette.

    Était-ce la sienne ?

    Il préféra se taire. Malgré ses yeux de métal, il devinait la tristesse et le chagrin qui rongeait cet homme. Du bout de l’index, il traça une flèche les reliant.

    Qu’était-il devenu ?

    Il déposa un baiser dans sa nuque. Elle possédait ses secrets, lui aussi. En sa poitrine, il sentit son cœur se serrer.
 
    Était cela, l’humanité ?

    Éprouver dans sa chair même des choses aussi abstraites que des émotions ou des sentiments, au-delà de l’acte même ?

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