Chapitre 24 - Une mission périlleuse - Ira

Notes de l’auteur : MAJ 26/09/2023

Huit jours après être partie, elle se glissa enfin entre les ronces des ruines et frappa sur la trappe. Elle soupira de soulagement d’être arrivée entière, l’arme sacrée de la Terre dissimulée tant bien que mal sous sa large cape. Elle entendit le mécanisme grincer, puis aperçut la main grise de Kerst qui lui ouvrit la voie. La lumière blême de la Lune éclaira ce qu’il laissait voir de son visage, et pour une fois, un large sourire déformait ses joues. Il était encore plus inquiétant lorsqu’il souriait. Il avait des dents de carnassier, par-dessus lesquelles se retroussaient ses lèvres fines et abîmées. Ira pénétra à l’intérieur et Kerst referma l’entrée dans un bruit sourd et poussiéreux. Elle s’avança dans la lumière faiblarde du couloir sans un regard ni une parole pour lui. Elle se demandait combien de temps il lui faudrait pour être informé que la Mystique de la Terre vivait encore, et surtout, quelle serait sa réaction envers elle. Elle ne tarderait pas à le savoir. 
Il la rattrapa et lui saisit le bras avec brutalité. Il était au courant. 
Il la tira dans la pièce sombre au fond du couloir. Elle sentit son cœur s’affoler. Il la poussa sans ménagement à l’intérieur. Ira se retourna rapidement pour lui faire face. Il ne souriait plus, mais elle remarqua qu’il tremblait d’excitation. 
-    Donne-la-moi, ordonna-t-il.
Elle détacha la hache dans son dos et lui tendit. Il frémit. Il l’observa longuement, il passa ses doigts longs et squelettiques sur le manche et la lame, la caressa avec une délicatesse dont Ira le pensait totalement dépourvu. 
-    Tu as failli à ta mission, lança-t-il sans relever la tête.
-    Tu m’avais demandé de te ramener l’arme sacrée de la Terre, tu l’as entre tes mains. Ce n’est pas ce que j’appelle échouer.
Il daigna enfin détacher ses yeux invisibles de la hache. Il s’avança vers elle et la gifla si violemment qu’elle se mordit la langue jusqu’au sang. 
-    Tu devais la tuer.
-    J’ai eu un autre choix, répliqua Ira.
Elle reçut une autre gifle.
-    Tu n’es pas là pour discuter mes ordres. Cette erreur pourrait nous coûter cher. Elle est encore en vie, elle t’a vue. 
-    Elle ne sait pas qui je suis.
-    Bien sûr que si. Des avis de recherche sont placardés dans chaque rue du royaume.
-    La faute à qui ? rétorqua-t-elle avec arrogance.
Cette fois, ce fut un coup de poing que reçut son visage. Elle perdit l’équilibre et se maintint debout à grand peine. Sa tête lui tournait. Elle cracha du sang.
-    Je devrais peut-être te défigurer pour qu’on ne puisse plus te reconnaître, suggéra Kerst d’une voix métallique. 
Ira planta son regard dans celui le sien, dissimulé sous sa cape. Elle contint son envie furieuse de lui répondre de nouveau, mais elle le connaissait suffisamment pour savoir qu’il était capable de mettre sa menace à exécution. Finalement, il sembla se détendre.
-    J’avais prévu de te punir, mais je suis de bonne humeur. Tu as raison, après tout, j’ai le principal. Elbow ! cria-t-il en direction du couloir.
Ira entendit la porte d’en face s’ouvrir. L’autre apparut sur le palier. Ses yeux s’abaissèrent sur l’arme sacrée de la Terre, puis remontèrent aussitôt vers le visage de Kerst, impassible.
-    Je vais avoir besoin de toi. Cette idiote n’est finalement pas si inutile, comme tu peux le constater. Viens avec moi.
Elbow jeta un regard furtif vers Ira et emboîta le pas de Kerst. Ils s’enfermèrent dans les appartements de ce dernier, laissant Ira plantée là. Elle alla dans sa chambre et se rinça la bouche, pleine de sang. Ses dents et sa mâchoire la lançaient. Elle prit une grande inspiration pour calmer ses nerfs. Un jour, ils paieraient. Elle leur rendrait au centuple ce qu’elle subissait par leur faute, elle se l’était promis. Elle n’était pas très patiente, mais elle prenait sur elle. Elle ne pouvait pas agir à la légère. Elle avait l’avantage sur Elbow, mais pas sur Kerst, encore moins depuis qu’il possédait une arme sacrée. Quand il ressortirait de sa pièce au fond du repaire, il serait capable d’utiliser de la magie, augmentant encore sa force déjà démesurée. 
Ira s’interrogea alors : d’où lui venait-elle ? Il était petit et d’apparence plutôt chétive, mais il était anormalement rapide et puissant. Elle savait qu’il passait des heures à étudier et à faire des expériences, reclus dans ses appartements ; peut-être avait-il trouvé un moyen d’augmenter ses capacités ? Si tel était le cas, cela n’augurait rien de bon, conjugué à un pouvoir aussi puissant que celui de la Terre. Ira ne savait pas quel était son but, une fois qu’il aurait toutes les armes sacrées en sa possession, mais elle songea qu’il pourrait bien détruire tout le royaume et ses habitants avec. Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y gagnerait ?
Elle réalisa qu’elle était l’instrument de cette ignominie, mais qu’elle n’avait pour l’heure aucun moyen de s’y soustraire. Elle savait aussi que lorsqu’il n’aurait plus besoin d’elle, il la tuerait. Elle devait trouver une échappatoire, un moyen de le contrer. 

Plusieurs jours passèrent avant qu’il ne se manifestât de nouveau. Lui et Elbow avaient passé leurs journées enfermés dans les appartements de Kerst. Lorsqu’ils en sortirent enfin, ils étaient manifestement éreintés. Elbow semblait à peine tenir debout, Kerst avait des gestes plus lents que d’ordinaire. Il convoqua Ira. Elle fut très surprise, cela n’était jamais arrivé. Elle brûlait d’impatience de savoir enfin ce qu’il cachait derrière cette porte constamment verrouillée. Elle pénétra dans une grande pièce ronde, meublée d’un lit sommaire, d’un point d’eau, d’un bureau massif au centre, et d’étagères encombrées de livres anciens et de fioles en tous genres. De grandes tables étaient disposées contre les murs, embarrassées par du matériel de laboratoire, des alambics, des pots aux ingrédients variés, étiquetés avec soin. La seule fantaisie venait d’une grande tenture sombre qui recouvrait le mur derrière le bureau. Ira chercha du regard la Hache de la Terre, mais il l’avait cachée, à l’évidence. Elle resta immobile, debout en face de lui, attendant qu’il daigne prononcer une parole, mais il semblait littéralement écrasé par la fatigue. Il ouvrit un tiroir, en sortit un flacon contenant un liquide noir fumant à l’intérieur, puis le posa sur le plateau du bureau. 
-    Cette nuit, tu repars.
-    Qu’est-ce que c’est ? demanda Ira en désignant la fiole.
-    De l’ombre liquéfiée. Tu t’en serviras pour t’infiltrer dans Aimsir et son château.
Ira leva les yeux vers lui avec perplexité.
-    Aimsir ? Tu veux que je vole l’Epée du Temps ?
-    Précisément.
-    C’est de la folie. Il y a certainement d’autres armes plus accessibles.
Elle fut alors percutée par un objet dur dans le bras. Elle gémit de douleur et avisa le caillou qui termina sa course en roulant sur le sol. 
-    Tu ne sembles toujours pas comprendre que tu dois cesser de discuter mes ordres. La prochaine fois, ce sera ta tête.
-    Compris, grommela-t-elle.
-    Je veux que tu récupères l’arme sacrée du Temps pour une raison simple : lorsque j’aurai pris son pouvoir, je n’aurai plus besoin de toi pour obtenir les autres. Je serai invincible.
Ira frissonna. 
-    Pourquoi ? se risqua-t-elle à demander. Pourquoi vouloir voler ces armes ?
-    Tu n’es pas là pour poser des questions.
-    J’en ai pourtant pas mal qui me démangent, rétorqua-t-elle.
-    Et alors ?
-    Alors depuis vingt ans que nous partageons cette vie, que tu me violentes et m’humilies en permanence, j’estime que tu me dois bien quelques explications.
-    Je ne te dois rien, répliqua-t-il en souriant. 
-    Et si je refuse d’aller à Aimsir ? Comment feras-tu ? Tu as encore besoin de moi, quoique tu en dises. 
Il éclata d’un rire tellement dépourvu de chaleur et de joie qu’Ira recula d’un pas.
-    Que tu es naïve ! Je possède désormais le pouvoir de la Terre, je pourrais parfaitement m’y rendre à ta place, je ne veux simplement pas prendre de risques inutiles. Mais si tu continues à me défier, je n’hésiterai pas à me passer de toi, définitivement. Je me suis toujours débrouillé seul pour obtenir ce que je voulais. Si tu deviens un obstacle à ma volonté, tu es morte. 
Un silence lourd s’installa. Ils se dévisagèrent avec gravité. Ira avait entrevu quelques erreurs et de ce fait une certaine faiblesse dans les paroles de Kerst. Pour la première fois depuis vingt ans, elle sentait que les rapports de forces pourraient s’inverser. La seule chose qu’elle devait faire pour l’heure, c’était survivre.
-    À quoi va me servir ta potion ? demanda-t-elle.
-    À te cacher. Une goutte dans la bouche, et tu disparais dans la nuit. Tu devras veiller à rester toujours dans l’ombre, même la lumière de la Lune te révèlera. Son effet n’est pas permanent, tu devras reprendre une goutte régulièrement. Ton temps est donc limité, utilise-la avec parcimonie. C’est une solution extrêmement complexe à réaliser, je ne peux pas t’en fournir à l’envi.
-    J’ai compris. Je pars ce soir.
Il ne répondit rien, il se contenta de faire un geste de la main pour lui signifier qu’elle devait sortir. Elle prit la fiole et referma la porte derrière elle. Elle prépara ses affaires pour sa nouvelle mission, puis sortit à la nuit tombée. Elle était trop heureuse de pouvoir s’échapper de nouveau. Une fois à l’extérieur, respirant l’air glacé de la nuit hivernale, elle réalisa à quel point il lui était pesant de vivre dans ce trou, avec lui et Elbow. Elle se sentit libre. Elle chassa de son esprit la pensée douloureuse qu’il faudrait revenir. Elle devait rester concentrée, et surtout, réfléchir à un plan habile qui lui permettrait de ne pas pouvoir donner l’arme à Kerst, tout en ayant l’air d’avoir réussi à la subtiliser. Pas simple. 

Il fallut deux nuits de marche à Ira avant d’atteindre les remparts d’Aimsir. Elle n’avait pas eu à se servir de l’ombre liquide, la pénombre d’Hymir n’étant peuplée que d’animaux sauvages qui se moquaient bien de savoir qui elle était. Elle ouvrit donc le flacon et laissa glisser une goutte de cette potion étrange sur la langue. Elle fut d’abord écœurée par son goût indescriptible, puis déboussolée par la sensation étrange qui suivit. Elle sentit la goutte descendre le long de sa gorge dans un froid brûlant, puis se répandre dans chacune de ses veines, jusqu’au bout de ses doigts. Elle eut l’impression de se vider, de perdre sa consistance. À l’abri de l’ombre d’un bosquet, elle contempla ses membres disparaître sous ses yeux. Comment Kerst avait-il été capable de concevoir une chose pareille ? Était-ce de son invention ? Un vrai génie du mal. 
Elle prit garde de rester toujours invisible en s’approchant des murailles. Elle se glissa contre les murs pour profiter de leur ombre, et se faufila sous les arches des portes, à la barbe des gardes qui ne cillèrent pas. Son cœur battait à tout rompre. Elle avança à travers les rues de la capitale en direction du sud afin de rejoindre le château. Elle ne tarda pas à l’atteindre, et chercha un endroit par lequel elle pourrait y pénétrer. Malheureusement, il était évidemment conçu pour être le moins accessible possible. Elle fit tout le tour, envisagea l’entrée principale un long moment, guettant un éventuel visiteur dont elle pourrait profiter, mais au beau milieu de la nuit, elle n’aurait pas beaucoup d’opportunités. Elle ne voulait pas perdre de temps inutilement. Elle se retrouva à son point de départ, et constatant que ses mains réapparaissaient, reprit une goutte de l’affreuse potion. Elle frissonna de dégoût. Soudain, un bruit métallique résonna dans la rue, à deux pas d’elle. À sa grande stupeur, un gaillard roux sortit de la bouche d’égout. Il scruta dans toutes les directions, repoussa la plaque et s’éloigna en silence. Ira s’approcha de la plaque, la souleva, et remarqua un système de verrou à l’intérieur. Sans le savoir, ce grand nigaud venait de lui donner son sésame. Si on pouvait bloquer cette bouche d’égout, cela signifiait qu’elle donnait sur le château. Elle descendit à l’intérieur, puis se dirigea à l’aveuglette dans les canaux puants. Elle observa toutes les autres sorties, à la recherche d’une autre pourvue d’un verrou. Elle ne tarda pas à la trouver, et grimpa à l’échelle humide. Ira souleva doucement la plaque de métal afin d’observa les alentours. Elle était dans les jardins, il ne paraissait pas y avoir de gardes. Elle s’extirpa discrètement et chercha l’ombre pour s’y cacher. Elle longea le mur d’enceinte quelques minutes, avant d’arriver vers la terrasse sur laquelle étaient postés des gardes. Elle ne pourrait atteindre la porte sans que son camouflage ne tombe. Elle avisa les écuries un peu plus loin et s’en approcha. Elles étaient séparées des jardins par un grille en fer forgé aux motifs floraux, verrouillée, évidemment. Aucun garde à proximité, les autres vers la terrasse patrouillaient avec ennui. Le haut de la grille était exposé à la lumière, mais si elle se débrouillait bien, elle pouvait passer de l’autre côté sans être vue. Elle commença à escalader en veillant à ne pas faire de bruit, puis se retourna vers les chevaliers. Lorsque ces derniers lui tournèrent le dos, elle enjamba avec habileté la grille et se hâta de descendre dans l’obscurité. Elle se plaqua contre le mur pour respirer et calmer son cœur qui se déchaînait dans sa poitrine. Elle tendit l’oreille, mais rien ne semblait troubler le silence de la nuit. Elle avança vers la porte d’entrée. Fermée. Elle soupira de dépit. Elle ne pouvait pas avoir fait tout ça pour rien. Ira recula pour observer la façade. Elle avisa une petite fenêtre à environ deux mètres du sol, sur le côté. Probablement une pièce d’eau ou un garde-manger. Elle sauta et s’agrippa au rebord. Elle se hissa et s’assit au bord de la fenêtre. Ira remarqua un verrou à l’intérieur. Elle colla son visage à la vitre pour être certaine qu’il n’y avait personne, mais comme elle s’y attendait, il s’agissait d’une réserve, vide à cette heure tardive. Elle regarda autour d’elle avec précaution, et lorsqu’elle constata qu’il n’y avait personne de trop proche, elle donna un coup de coude ferme dans la partie de la vitre à côté du verrou. Elle dégagea le verre brisé, ouvrit le battant et pénétra dans le château. Elle referma la fenêtre, puis attendit quelques minutes. Elle voulait être certaine que personne n’avait entendu le fracas et donné l’alerte. Ce ne fut pas le cas. Elle reprit une goutte, puis sortit de la réserve. Elle se retrouva dans la cuisine. Elle se dirigea vers le couloir à pas félins. Elle fut interrompue par un saut temporel, qui la figea sur place pendant d’interminables secondes. Elle arriva dans le hall d’entrée, pourvu d’un escalier majestueux. Les chambres devaient se trouver dans les étages. Elle grimpa les marches rapidement, puis entama la recherche des appartements de la princesse, tout en se dérobant de la clarté qui se frayait un chemin à travers les fenêtres. 
Elle tourna dans le dernier couloir de l’étage, et eut la stupeur de trouver quelqu’un. Elle s’arrêta net. Il s’agissait d’un homme à l’allure peu banale, à la peau sombre, qui se tenait immobile devant l’une des portes. Ira s’approcha silencieusement. Il semblait hésiter à entrer. Ira se positionna derrière lui alors qu’il posait la main sur la poignée. Il la tourna avec une lenteur extrême, guettant le moindre son. Il ouvrit la porte de la même manière, et Ira en profita pour jeter un œil à l’intérieur. 
La chambre de la princesse. C’était décidément son jour de chance. L’homme passa la tête dans l’entrebâillement, puis sembla se raviser. Il referma la porte avant de s’éloigner. Lorsqu’il fut hors de sa vue, Ira l’imita, et entra dans la chambre. Elle s’approcha du magnifique lit. Elle observa les lieux, ainsi que la princesse qui dormait paisiblement. Tout était beau, élégant, soigné, propre, raffiné. Tout ce qu’elle n’avait jamais eu, et qu’elle n’aurait probablement jamais. Si elle réussissait à se sortir de ce guêpier, tôt ou tard, il lui faudrait se confronter à Kerst. Ses chances de survie étaient minces, elle le savait. 
L’Epée du Temps était posée à côté du lit d’Adelle. Elle devait la tuer pour lui la prendre. Elle ne pourrait pas négocier avec elle comme avec Ostara. Elle ne pouvait pas désobéir à Kerst. Elle tira un de ses sabres et s’approcha de la princesse. Quelles seraient les conséquences d’un tel acte ? N’était-ce pas le comble de la lâcheté que de poignarder quelqu’un dans son sommeil ?
Alors qu’elle hésitait, ses membres commencèrent à réapparaître. Elle ne devait plus traîner. Elle leva le bras au-dessus du cœur d’Adelle, lorsque la porte s’ouvrit. L’homme était revenu. Il sembla encore plus stupéfait qu’elle de la trouver là. Il courut vers elle en hurlant :
-    À l’assassin ! Princesse ! Attention !
Il sauta au-dessus du lit et tenta de s’emparer de l’arme sacrée pour s’en servir contre Ira, mais il reçut un choc qui l’en empêcha. Adelle se réveilla en sursaut, encore perdue dans son sommeil. Lorsque ses yeux croisèrent ceux d’Ira, il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre la situation. Elle saisit la poignée de son épée et la brandit en direction de l’intruse. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’elle remarqua la présence de l’homme.
-    Que faites-vous ici Lars ? s’écria-t-elle.
-    Je l’ai vue entrer dans votre chambre !
Il mentait éhontément. Mais Ira avait d’autres chats à fouetter pour l’heure. 
-    Je ne vous veux aucun mal.
-    J’ai de la peine à vous croire, rétorqua Adelle.
-    Je veux simplement votre arme. Vous pouvez lever le sceau.
Ira savait que c’était peine perdue, mais elle essayait désespérément de gagner du temps afin de trouver un moyen de fuir. Elle était positionnée à côté d’une porte-fenêtre donnant sur un balcon. Elle tenta le tout pour le tout : elle se jeta contre la porte qui s’ouvrit avec fracas et courut vers la balustrade. Alors qu’elle posait son pied dessus, elle se retrouva paralysée au-dessus du vide. Adelle avait utilisé son pouvoir. 

Elle reprit connaissance derrière des barreaux, les mains et les pieds entravés par de lourdes chaînes, fixées au mur suintant d’humidité et de moisissure, sans aucune fenêtre. Il y avait trois cages, elle était enfermée dans celle du milieu. La pièce était close par une lourde porte en métal. Elle était installée sur une paillasse usée à même le sol. À sa portée, un bol d’eau et une bassine pour ses besoins naturels. Les rats qui se baladaient à leur aise autour d’elle la dissuadèrent de boire. 
Elle se sentait vaseuse, étourdie. Une douleur lancinante à l’arrière de son crâne lui fit comprendre qu’on l’avait assommée, et ils n’y étaient pas allés de main morte. 

Elle observa avec lassitude sa situation. Elle fut surprise de déceler au fond d’elle un soupçon de soulagement malgré le pétrin évident dans lequel elle se trouvait. Désarmée, enchaînée, seule, il lui faudrait être rusée pour s’en sortir avec la tête encore sur les épaules. Des pas lourds de l’autre côté de la porte et le cliquetis de la serrure remirent ses sens en alerte. Elle se redressa fièrement malgré ses vertiges.

La princesse Adelle entra en premier, suivie par la Mystique de la Lumière et deux chevaliers à la visière baissée. Ils refermèrent la porte sans la verrouiller et restèrent à bonne distance des barreaux. Ira trouva cela parfaitement ridicule, mais cela lui permit de comprendre qu’elle leur inspirait une certaine crainte.
-    Vous êtes des lâches, cracha-t-elle. En combat à la loyale, je vous aurais écrasés.
-    Probablement, répondit Adelle sans se départir de son calme. Vous avez fait montre de vos talents en volant l’arme sacrée de la Terre, Ira. Cependant, en venant jusqu’ici pour tenter de voler la mienne, vous avez commis une grave erreur de jugement.
-    J’ai réussi à arriver jusqu’à votre lit, si l’autre n’était pas revenu à temps, vous seriez morte, et moi, je serais loin, avec l’Epée du Temps.
Adelle se crispa. Ira le remarqua, malgré tous les efforts qu’elle déployait pour rester impassible. La provocation n’était certainement pas la plus subtile des idées, mais Ira fonctionnait ainsi. Quand elle se sentait attaquée ou acculée, elle répondait souvent par la défensive, voire l’agressivité. La princesse desserra les lèvres.
-    Revenu, dites-vous ? 
Ira fut étonnée qu’Adelle rebondisse sur ce point. Cela ne lui semblait pas être le plus important pour l’heure. 
-    Quand je suis arrivée devant la porte de votre chambre, il était déjà là. Il l’a même ouverte pour regarder à l’intérieur, puis il est reparti. Vous semblez surprise ? demanda-t-elle non sans ironie.
-    En effet. Comment se fait-il que vous l’ayez vu, mais que lui ne vous ait pas remarquée ? 
-    Disons que je sais me montrer discrète.
-    Tout cela me semble être un tissu de mensonges, s’agaça la princesse.
-    Quel intérêt aurais-je à vous mentir à ce sujet dans la situation où je me trouve ? 
-    Passons. Ce n’est pas l’objet de notre visite. Vous serez bientôt jugée pour vos crimes…
-    Quels crimes ? intervint Ira. Je n’ai rien volé, ni tué personne.
-    Vous vous êtes introduite dans mes appartements et dans ce château sans autorisation, avec l’intention de m’assassiner afin de vous emparer de mon arme sacrée. Cela fait beaucoup pour une seule personne.
-    On condamne les gens sur des intentions maintenant ? répliqua Ira, bien décidée à ne pas se laisser faire.
La princesse ne répondit pas, mais sa façon de relever le nez et de pincer sa bouche traduisait sans peine la plus grande contrariété. La chevaleresse la fusillait du regard, et elle pouvait sentir, malgré leurs visières baissées, que les chevaliers faisaient de même. Une grande tension s’était installée. Peu importe, Ira ne cèderait pas. Rien de ce qu’elle vivait-là n'était comparable avec ce que lui faisait endurer Kerst. Elle savait ce qu’était la vraie peur, la viscérale, la cauchemardesque, dont on ne se réveille jamais. Elle connaissait la violence, la douleur était imprégnée en elle ; son corps et son cœur, elle le savait, en resteraient meurtris jusqu’à la fin. Ces gens étaient si faibles comparés à lui. 
-    Si votre château n’était pas aussi facile d’accès, je n’aurais même pas pu mettre un pied à l’intérieur. Vous devriez vraiment revoir votre défense, enchaîna-t-elle.
-    Il suffit, s’écria la chevaleresse. Nous n’avons que faire de vos conseils de criminelle !
-    Cela ne vous intéresse même pas de savoir comment j’ai pu pénétrer jusqu’à la chambre de la princesse ? C’est regrettable pour celle qui est censée assurer sa sécurité.
-    Nous saurons vous faire parler, assura Myhrru d’une voix ferme.
-    Vous pouvez me menacer autant que vous voulez, vous n’obtiendrez rien de moi de cette manière. D’ailleurs, votre présence ici me donne raison. Je suppose que vous n’êtes pas vraiment habilitées pour la torture.
Les deux femmes derrière les barreaux se regardèrent. Nul besoin de parler, la gravité dans leurs yeux hurlait leurs pensées. 
Soudain, la porte s’ouvrit, brisant le silence d’orage qui imprégnait la pièce humide. Le capitaine Eamon entra, suivi de près par son fils Marth.
-    Que se passe-t-il ici ? demanda-t-il avec contrariété.
-    Nous allions procéder à l’interrogatoire, Capitaine, lui répondit Myhrru.
-    Et vous n’avez pas jugé utile de me prévenir ? 
Myhrru baissa les yeux. Ira observa avec amusement cette lionne prête à sortir ses griffes quelques secondes auparavant, redevenir un chaton en présence de son supérieur. Elle reconnut toutefois qu’il était assez impressionnant pour dompter n’importe quel fauve. Ses yeux glacés parcoururent la petite assemblée secrète, puis il reprit :
-    Cela sera consigné dans mon rapport, Lieutenant Solas. Cette conduite n’est pas digne de vous. Quant à vous, Princesse, malgré tout le respect que je vous dois, la Reine sera informée de cet incident, afin qu’elle prenne les dispositions nécessaires.
-     Ne me parlez pas comme si vous étiez mon supérieur.
-    N’agissez pas alors comme le plus débutant des soldats, rétorqua Eamon d’une voix cinglante. Vous n’avez rien à faire ici, les interrogatoires sont toujours menés par les chevaliers.
-    Je vous rappelle qu’elle a manqué de me tuer ; à ce titre, j’estime être en droit d’y assister. Je suis la princesse de ce royaume, jusqu’à preuve du contraire, et j’ai tous les droits. Ce n’est pas parce que la Reine daigne ignorer chacune de mes paroles que je suis pour autant une imbécile et une incapable. Veillez à vous en souvenir avant de me parler sur ce ton, fustigea Adelle.
Le capitaine plia l’échine.
-    Veuillez m’excuser, Princesse. Cela ne se reproduira pas.
Ira assista à cette dispute sans en perdre une miette. La grande tension du capitaine, apparemment inhabituelle, laissait percevoir une certaine appréhension. Il semblait tenir absolument à mener cet interrogatoire, comme si sa vie en dépendait. Cela rajouta encore un atout dans la manche d’Ira. Les négociations s’annonçaient âpres.
-    Bien, dit la princesse, je crois que nous devrions remettre la chose à demain. Une nuit dans cette cellule rendra probablement cette criminelle moins arrogante.
-    Je n’en serais pas si sûre à votre place, rétorqua Ira avec un sourire moqueur.
La princesse tourna les talons, suivie par sa petite troupe. Son allure altière et virginale lui donnait un charme intéressant. Elle était certainement plus redoutable qu’elle en avait l’air, et beaucoup moins prévisible que la chevaleresse.
Ira attendit que la serrure soit verrouillée pour relâcher la pression. Elle soupira bruyamment et s’écroula sur sa paillasse dégoûtante. Demain serait un autre jour. Elle pensa à Kerst, loin dans son trou, dans l’attente de son retour. Combien de temps lui faudrait-il avant d’apprendre qu’elle s’était fait prendre ? Et quelle serait sa réaction ? Ira frissonna. Elle préférait ne pas le savoir.
 

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Audrey
Posté le 11/04/2022
Excellent chapitre. Ira est prise au piège bien malgré elle et les autres ne se rendent pas compte qu'elle est aussi victime qu'elles.
Hâte qu'elles comprennent.
Est-ce que Solène (c'est bien son nom ? la dame qui sert de guide - normalement - aux Mystiques) est lié à Kerst ?
Tellement envie de lire la suite !!!
À bientôt !
Mathmana
Posté le 11/04/2022
Merci beaucoup!
Sélène n'est pas liée à Kerst, même si c'est un personnage trouble (enfin pour l'instant ;p).
Je vais devoir mettre les bouchées double pour ne pas trop traîner!
J'ai hâte que tu lise la suite pour avoir ton avis!
Merci encore et à bientôt.
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