Chapitre 24 - Paralysé

Par Gaspard
Notes de l’auteur : Une friandise.

Je comptais me mettre au boulot immédiatement après ma sortie de la cuve mais c’était surestimer de beaucoup ma résistance ou sous-estimer d’autant l’impact de l’expérience que je venais de vivre ; en fait, à peine ai-je saisi la main que Kurt me tendait depuis la berge que ma conscience s’est brutalement débarrassée des commandes. Elle ne s’est pas éteinte, toutefois, si bien que j’ai pu apprécier dans son intégralité ma prestation grandiose de poulpe flapi et bredouillant cependant que l’équipe d’Elena me transportait par les quatre membres jusque dans une salle de repos tout en m’arrosant d’éloges sur mon exploit et de paroles apaisantes sur mon état de santé.

- C’est le contrecoup habituel, ne t’inquiète pas. Ça ne devrait pas durer trop longtemps. Il faut juste que ton cerveau se souvienne de tes dimensions d’homme. En général, ça prend une dizaine de minutes mais vu qu’on n’avait jamais dépassé le quart d’heure d’Immersion, on est un peu en terrain inconnu. Tu es resté connecté plus de trois heures ! C’est dingue ! Pour te dire : dans le monde entier, sur les quelques millions qui ont voulu tenter l’expérience avec toi, il n’y a qu’une petite centaine de gros durs qui ont réussi à tenir jusqu’au bout. Tout devrait bien se passer, on a prévenu leur entourage qu’il allait falloir s’occuper d’eux à la fin de ta transmission. Mais on compte quand même sur toi pour récupérer rapidement, qu’on puisse les rassurer.

Ching-Li est intervenue, enthousiaste.

- On a pu suivre les événements grâce à leurs discussions. On est au courant pour le Cône, un forum est déjà en cours sur le sujet. Quand tu te réveilleras, on devrait avoir un plan d’action à te soumettre, on y travaille, fais-nous confiance, on ne décidera rien de primordial sans ton accord, tu es notre ambassadeur maintenant. Mais n’y pense pas pour le moment, concentre-toi sur ta récupération. Vide-toi la tête. Tu as fait plus que ta part. Dors.

Là-dessus, nous sommes arrivés dans une salle de relaxation et ces braves gens m’ont déposé en étoile sur une banquette confortable avant de rapidement vider les lieux, non sans m’avoir chaleureusement convié à les appeler dès que je me sentirais d’attaque. Sinon, je pouvais simplement sortir de la pièce en pensant à Elena ; la Ligne Droite se chargerait de m’amener à eux par le plus court chemin.

Je leur aurais emboité le pas directement si une barrière impalpable ne s’était pas dressée entre mon esprit alerte et mon corps valide ; le premier ne contrôlait plus le second. Il aurait suffi que je décide de bouger mais je n’y arrivais pas. Il manquait un maillon dans la chaîne de transmission. Je n’avais pas envie de dormir, pourtant. Je bouillonnais intérieurement. J’étais encore trop plein de la rage et de la souffrance de l’Infime pour me séparer d’elle.

Dans l’idée de maintenir le lien, j’aurais pu choisir de suivre le forum en cours mais je n’étais pas persuadé, dans mon état, de savoir me contrôler en public. J’ai préféré mettre en place une routine que je m’astreindrais à suivre toute ma vie : celle de revivre mes transmissions le plus rapidement possible après leur fin, vues cette fois par les yeux de Fiona. Je pourrais ainsi lui faire un compte-rendu à chaud de son travail et j’aurais de surcroit une vision plus complète de ma propre expérience.

J’ai eu raison de le faire ; j’en avais manqué toute une partie !

Passés les plans somptueux de l’apparition de la baleine surgissant des ténèbres et, filmé de suffisamment loin pour qu’on voie nos deux corps douchés de lumière flotter au-dessus du néant, celui de notre long face à face, un spectacle étrange m’attendait. Plutôt que d’essayer par je-ne-sais-quel moyen hasardeux de suivre notre voyage sonique, Fiona a fait le choix de rester dans la cuve, apparemment pas inquiète à l’idée de devoir meubler une durée indéterminée d’immobilité par la simple virtuosité de ses cadrages et son intuition s’est révélée payante.

À la surprise générale, alors que ma carcasse, vide de volonté, s’amollissait et commençait à couler, l’Infime a tendu le museau pour me cueillir au vol. Plus incroyable encore, elle a gardé un contact physique avec moi durant l’intégralité de l’Immersion ; pendant trois heures, elle a fait de mon corps abandonné, comme une gymnaste d’un ballon, un accessoire de danse pour livrer au monde, avec la complicité de Fiona, un moment exceptionnel : folie ou ballet tendre, une transe méditative, perturbante et sublime.

De ma position initiale d’affalé câlin, bras et jambes écartés sur son rostre, à celle de fœtus recroquevillé contre son ventre, protégé par ses trop grandes nageoires, j’ai joué sous sa direction mille scènes plus invraisemblables les unes que les autres. J’ai trois fois roulé sa circonférence en tonneaux, j’ai tenu un équilibre interminable, le crâne calé dans son évent, j’ai fait le cochon pendu depuis le bord de sa queue et, les poings calés dans ses fanons, lui ai dessiné une longue moustache unilatérale quand l’Infime s’est permis quelques vigoureuses brasses circulaires dans l’enceinte de sa prison … Sans que j’en sache rien !

Cette constatation m’a obsédé un long moment : mon hôtesse a contrôlé ce qu’elle me dévoilait ! Cependant qu’elle m’envoyait en émissaire immatériel à l’autre bout de l’Océan Indien, Madame me tripotait dans tous les sens en secret. À ma connaissance, peu d’humains sont capables, lorsqu’ils transmettent, de si bien séparer ce qu’ils dévoilent de ce qu’ils dissimulent. Voilà qui semblait confirmer mon hypothèse comme quoi les cétacés pratiqueraient la communauté arborescente depuis bien plus longtemps que nous. Et j’en avais fait les frais. J’avais pensé que l’Infime s’était donnée tout entière à moi quand c’était l’inverse qui avait eu lieu. Elle aurait pu m’écraser contre un mur, je n’aurais pas fait un geste pour m’en préserver.

Mais mon malaise vis-à-vis de cette violation de mon droit à l’inconscience tranquille s’est vite amenuisé. En passant la scène en accéléré, j’ai pu constater l’attention extrême avec laquelle l’Infime m’avait manipulé, sa délicatesse infinie ; mieux, la voir s’occuper de moi si longuement m’a aidé à me débarrasser de l’impression désagréable et tenace que m’avait laissé son départ précipité ; de son point de vue, notre séparation n’avait rien eu de brusque : me déposer au sol et s’en aller étaient la conclusion logique et esthétique de son lent récital.

Par ailleurs, ce qu’elle avait fait en mon absence n’annulait en rien la véridicité des émotions auxquelles j’avais accédé. La détresse et la colère que nous avions partagées étaient réelles.

J’en étais là de mes réflexions et m’apprêtais à envoyer un nouveau message de félicitations et d’ébahissement à Fiona lorsque Luciole a déboulé dans la salle.

 

*

 

Elle me regarde d’un air ahuri.

- Artyom ? Qu’est-ce que … ? J’étais perdu dans mes pensées et …

Elle s’interrompt et rougit tandis que nous réalisons tous deux en même temps que la Ligne Droite l’a menée jusqu’à moi quand elle croyait n’avoir aucune destination en tête. Elle penche dans ma direction !

Alors que je jubile intérieurement, Luciole change d’expression ; après la surprise puis un léger gène, elle affiche désormais un air de grande détermination.

- J’ai deux choses à te dire, je ne sais pas dans quel ordre …

Elle hausse les épaules, comme si elle venait de statuer que cela n’avait en fait pas d’importance.

- Chayan m’a quittée ce matin.

Chayan l’a quittée ?! Je ne comprends pas …

Et avant que je puisse essayer de remettre de l’ordre dans mes pensées, sa deuxième révélation me jette dans une confusion plus profonde encore.

- Je t’aime.

Comme ça, là ? Paf ! D’un coup ? Mais …

Luciole se laisse tomber sur la banquette et s’adosse à moi, fesses contre flanc.

- Pfwah ! Quelle journée ! J’en peux plus … Trop d’émotions.

Tu m’étonnes.

Entre la découverte d’Uruk, notre nuit presque blanche et la folle descente qui la conclut, Chayan qui la largue à l’aurore, son face à face à l’Eau Claire avec Teka et la déclaration qu’elle vient de me faire, il y a de quoi être complètement ratatiné.

Pour l’aider à reprendre des forces, je lui tisse en imagination, à partir de mon torse encore nu, un épais cocon, douillet et tiède, dans lequel elle pourra s’abandonner. Sa tête dodeline un peu et je la crois prise dans mes filets quand elle se redresse.

Elle pose un coude sur mes côtes.

- C’est marrant, j’étais persuadée que tu allais me sauter dessus comme un bonobo en rut à la seconde où je tomberais dans tes bras. J’ai passé une partie de la matinée à me demander comment j’allais réagir quand tu te mettrais à tamponner ton gros sexe partout, à travers mes vêtements ou après les avoir arrachés, en me couvrant de mots d’amour. J’avais envie et peur à la fois, que ce soit trop explosif, trop intense, trop tôt … Je suis plutôt contente que ça se passe différemment, à vrai dire, mais un peu surprise aussi. Limite déçue … D’ailleurs, tu es bizarrement silencieux. Il y a un problème ? Ça y est, t’es lassé ? Maintenant que tu peux m’avoir, tu ne me veux plus ?

À l’intérieur, je suis hilare. Presque délirant de joie et de désir. Ça fait tellement de bien de voir les rôles s’inverser, rien qu’un instant, de sentir que l’emprise, l’envie, le besoin sont mutuels.

Avec précaution, pour ne pas lui exploser en pleine poire, je tends une racine vers elle et lui révèle mon état au compte-goutte.

Je ne peux pas bouger. Contrecoup de l’Infime.

À quoi j’ajoute une pincée d’évidence : je l’aime, je la veux. Plus que tout.

Luciole rit à son tour, d’une brève trille, puis redevient sérieuse.

- Donc t’es paralysé, là ?

Elle se relève sans me quitter du regard. Ses yeux, d’un noir insondable, m’aspirent inexplicablement ; sous leur joug, je me sens comme enveloppé dans un drap chaud qu’on tirerait vers elle. D’une main, elle défait le cordon de son pantalon et l’un des larges bords tombe le long de sa hanche. Alors qu’un feu dévorant s’empare déjà de mes reins, elle glisse quelques doigts en commando sous l’élastique de sa culotte. À couvert, ils se frayent un passage parmi les poils drus qui couvrent le bas de son ventre et contournent discrètement son clitoris pour aller pénétrer ses lèvres humides et entrouvertes. Cambrée de plaisir, les paupières mi-closes, la bouche offerte, Luciole pousse devant moi un soupir dont je reconnais les harmoniques pour les avoir déjà entendues, dans l’alcôve de Rodolph et Fiona, juste avant d’affronter le Cataclysme, mais si puissantes cette fois que le monde s’évapore dans une colonne de flammes … Et renait par ma bite.

Je bande comme un dingue. Un faune farci au gingembre.

- Et hop ! T’as bougé ! Fastoche.

L’intervention me fait caler en plein démarrage, la bave au menton et la cervelle au point mort. Qu’est-ce qu’elle a dit ?

Le temps que je reprenne mes esprits, Luciole est en train de renouer la ficelle qui lui sert de ceinture en comblant le silence d’un monologue un peu forcé.

- Presque trop fastoche … C’est dingue, j’avais jamais vu ça : tu pars au quart de tour ! Même pas au quart de tour : au huitième, au seizième, au centième de tour ! T’as pas besoin de tourner en fait … Tu décolles sans élan.

Attends, attends, attends … Quoi ? QUOAAA ?! C’était du chiqué ?!

Je m’assoie, indigné, et l’interromps dans son délire.

- T’es pas sérieuse, là, si ?

- Je suis très sérieuse, mon p’tit gars.

Elle me poinçonne sévèrement le pectoral de l’index.

- Qu’est-ce que tu crois foutre, là, en croix sur ton lit, à reprendre tranquillement ton rythme pendant que tout le monde bosse ? On vient d’écoper d’un deuxième chantier monstrueux grâce à toi, Artyom, alors qu’on avait à peine commencé à dessiner les plans du premier. Faut assumer maintenant ! Tu te lèves, tu débandes et on y va.

Puis, sans doute devant ma mine abattue, elle refait un pas vers moi et passe sa main dans mes cheveux avec tendresse.

- Gamin … C’était bon de me poser une minute contre toi et je suis folle de joie d’être capable de te filer un braquemart pareil rien qu’en battant des cils mais tu es Artyom l’invulnérable ou tu ne l’es pas. Si on ne veut pas être éjectés de notre propre mission, il faut qu’on garde le rythme et qu’on rattrape vite le retard qu’on a pris sur les autres. Tu ne crois pas que t’as assez glandouillé pour la journée ?

Peut-être bien que si.

Je sens une lame d’énergie pure s’élever du plus profond de mon être et chasser d’un souffle les brumes lamentables d’apitoiement dans lesquelles je baignais. Avant d’en avoir pleinement conscience, je suis debout et j’ai traversé la pièce en emportant Luciole avec moi. Je l’enserre de mes longs bras, sa nuque, ses épaules, son dos ; je nous écrase contre le mur. À travers le tissu fin de son débardeur, ses seins amortissent délicieusement la collision de nos corps. Dans ma main droite, la fesse que j’ai empoignée fond de désir et, malgré nos vêtements, l’accueillante moiteur de sa chatte accommode une petite place, affolante encoche, à mon sexe diamantin. Nos regards s’agrippent, nos respirations s’entremêlent. Luciole m’embrasse ; sa langue est d’une fraîcheur et d’une douceur indescriptible. Son haleine, son enthousiaste abandon, ses gémissements achèvent de me rendre fou. Ma vision devient floue. Je vis un fantasme, un songe si délicieux qu’on n’oserait pas le rêver de peur d’être dégouté de la réalité ; j’en aspire chaque seconde avec voracité et, à chaque seconde qui passe, mon intelligence et ma volonté s’étiolent à la faveur de l’instinct, de la présence et du mouvement. Petit à petit, mes gestes devinent ceux de Luciole, leur rythme, leur amplitude, leur intention, et les épousent harmonieusement au service d’une exaltation conjointe.

Ce n’est que plusieurs pas après l’égarement définitif que je me décide à tenter un rétablissement acrobatique. Contre les forces élastiques de l’univers tout entier, j’écarte mon visage de celui de Luciole suffisamment loin pour pouvoir, quand je cède de nouveau à son invincible attraction, poser mon front sur sa joue. Là, je ferme les yeux et lutte contre l’irrépressible envie de lui renifler le cou jusqu’à l’asphyxie. Au prix d’un effort surhumain, je parviens à juguler les vibrations telluriques que provoquent en moi le souffle chaud de Luciole me caressant la nuque, l’odeur affolante de ma salive sur sa peau, ses bras agrippant ma tête et nos cœurs battant la chamade en cadence ; je détricote nos palpitations jumelles une à une, brin par brin, tresse après tresse, à la recherche de mon autonomie perdue … Sans succès. Mon désordre refuse d‘être discipliné. Il faudrait que je bloque tous mes sens. D’une caresse, Luciole me fait chavirer. Le moindre effluve me transporte. Le plus insignifiant aperçu de notre entremêlement me replonge au cœur d’un brasier torride. Le simple souvenir de son goût fait pulser d’un sang neuf ma bite entre ses jambes. Il n’y a pas d’échappatoire possible. C’est trop bon. Je n’y arriverai pas. Pas tout seul. J’ai besoin d’aide.

Et j’en obtiens ; Luciole m’a entendu.

D’un ébrouement, elle se défait de sa propre fièvre puis, en rigolant bas, entreprend d’apaiser la mienne.

- Chut, Artyom. Chut. Tout va bien. Merci. Merci de me vouloir. Je t’aime. Tout va bien. Calme-toi.

Elle me serre toujours contre elle mais son corps ne me réclame plus.

De la sentir s’éloigner avec une telle facilité, une sensation déchirante me transperce la poitrine, comme si un démon y avait plongé ses griffes et venait de tirer un grand coup pour en extraire mon âme. Afin de lutter contre la douleur, je prends une brève inspiration puis souffle tout l’air de mon corps. Une fois, deux fois. À la troisième expiration, j’ai enfin l’impression d’avoir retrouvé un semblant d’esprit.

Alors Luciole prend ma tête à deux mains et nous détache l’un de l’autre.

Voir sa jolie bouille rieuse me comble de joie.

Elle-même se marre de ma tronche ravie.

- Allez, viens, jeune chien fou. Le devoir nous attend. On baisera quand on sera morts.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez