Les coulisses étaient étrangement calmes à présent. Sur le qui-vive, les trois amis slalomèrent entre des caisses vides entassées négligemment. Joey se demanda si les machinistes s’étaient eux aussi cachés pour assister au spectacle. Alors qu’elle était sur le point de rejoindre les pendillons, l’œil de Joey fut retenu par un éclat furtif. Impeccablement lustré, un caisson en bronze de la taille d’un homme patientait à côté d’une caisse éventrée. Tandis que Meggie et Siméon s’étaient déjà cachés derrière les voilages sombres, Joey ne résista pas à la tentation de s’approcher de ce curieux objet qui scintillait comme un phare dans la nuit.
Le coeur de Joey fit un bon dans sa poitrine : elle affrontait le regard courroucé d’un gigantesque volatile en marbre noir dont les pattes de lion se cramponnaient sur le dessus du coffre étincelant. L’oiseau ouvrait un bec d’aigle menaçant et ses ailes, déployées au-dessus de Joey, lui donnaient l’allure d’un rapace prêt à fondre sur sa proie. Les plumes de sa longue queue s’enroulaient autour de l’un des quatre pieds de l’automate et se prolongeaient en branches feuillues et tortueuses. Cette végétation interminable donnait finalement naissance à un siège sculpté dans le même marbre. Curieusement, ce fauteuil de pierre semblait placé sous la protection du rapace. Joey tourna autour du caisson et remarqua alors que c’était en fait un pavé en verre dont seules les faces avant et arrière étaient protégées par deux plaques de bronze. Les côtés, transparents, laissaient apparaître un ingénieux mécanisme constitué d’une dizaine d’engrenages et de rails. Une petite manivelle dorée semblait en actionner les rouages. Sur le devant du boîtier, au-dessus du sombre fauteuil, trois cadrans étaient enchevêtrés. Leurs aiguilles pointaient de drôles de gravures. Joey conclut qu’il s’agissait d’une machine. Une machine gardée par un terrifiant rapace. Voilà le drôle d’oiseau qu’avait mentionné oncle Edward. Les voix de plusieurs hommes résonnèrent tout à coup, mais Joey était figée sur place. À quoi cet automate pouvait-il bien servir ? Avait-il un rôle à jouer dans la sélection des Aspirants ? Ou bien n’était-il qu’un décor de théâtre plus vrai que nature oublié là ? Une chose était sûre : Joey n’aurait pas aimé s’asseoir sur ce sinistre trône. Les voix se firent plus pressantes. Elles forcèrent Joey à se rabattre vers les pendillons où l’attendaient Meggie et Siméon. Tendue de biais, cette rangée de longs rideaux noirs avait pour rôle d’empêcher la lumière des coulisses de filtrer sur scène. Celui derrière lequel Joey s’était réfugiée était étroit, mais il lui offrait une vue privilégiée sur la scène et ce qu’il s’y passait.
Comme Joey l’avait deviné lorsqu’elle était emprisonnée sous le plancher de la scène, la salle était pleine. Des centaines de personnes, tous âges confondus, étaient installées dans la pénombre. Malgré la faible luminosité, Joey fut happée par la beauté des loges et des gradins qui lui faisaient face. Les moulures dorées des balcons et les centaines de papilles en cristal du monumental lustre, fixé à plusieurs mètres de hauteur au-dessus des assises, miroitaient dans l’obscurité au gré de l’orientation des projecteurs. Au plafond, une fresque circulaire étalait des peintures angéliques.
Quand les yeux de Joey disséquèrent la scène, elle aperçut Mary, enfermée dans son caisson de verre, gisant sur sa couche mortuaire. Comme prévu, elle était exhibée tel un vulgaire objet de décoration. La vision de la momie raviva chez Joey le souvenir de la créature du bout du couloir. À mieux y regarder, Joey notait quelques différences entre Mary et le bébé dinosaure. Le dracorex disposait d’une armée de piquants sur le front et les tempes, mais ils semblaient bien moins acérés et proéminents que ceux du mikrosaure. Les yeux de Joey se détachèrent de Mary et se posèrent sur un énorme boulier à manivelle. Telle une roue de hamster géante, la cage dorée était rivée au sol. Elle contenait des centaines de billes d’ivoire de la taille d’une orange. Sur chacune d’elles était gravé un numéro à l’encre noire, et Joey le savait, l’un d’eux offrirait la propriété de la créature à un autre enfant. Un peu plus loin, quatre tripodes patientaient, dissimulés sous des voilages brodés identiques à celui qui recouvrait l’incubateur du bébé dinosaure. Chacun des dômes était placé à côté d’un fauteuil tapissé d’un tissu rouge carmin. Pour Joey, aucun doute : ces somptueuses assises accueilleraient les grands gagnants de la soirée. Son rythme cardiaque accéléra quand elle aperçut, installés sur une estrade dans trois bergères, Lord Neville, Magnus et le Premier ministre. Ils observaient avec attention les frasques théâtrales du maître de cérémonie. Celui-ci parcourait la scène de gauche à droite, affublé d’un costume à queue-de-pie, d’un haut-de-forme et d’une canne de dandy.
— Chers spectateurs, le moment tant attendu est arrivé ! proclama l’homme en faisant tournoyer sa canne. Il est enfin temps de procéder au tirage au sort des Aspirants ayant reçu les meilleurs scores à notre test d’Ambition. Notre loterie s’apprête à désigner les Prétendants des mikrosaures mis en jeu ce soir, mais avant...
Le haut-de-forme avait volontairement laissé mourir la fin de sa phrase avant de la raviver d’un chuchotement faussement complice :
— Levons le voile sur les quatre extraordinaires spécimens ramenés à la vie !
Quatre jeunes femmes s’étaient avancées jusqu’aux couveuses. D’un geste gracieux et synchronisé, elles firent glisser les napperons brodés de fil d’or sur le sol.
Des chuchotements d’incompréhension parcoururent la salle. Dissimulés derrière les rideaux, Siméon et Meggie se regardèrent, interloqués. Eux non plus ne saisissaient pas bien la situation. Lord Neville avait promis aux Aspirants qu’ils deviendraient peut-être les maîtres d’un mikrosaure, cependant chaque couveuse ne protégeait qu’un œuf. Un œuf encore intact. Joey, muette, triturait nerveusement sa frange. Le sang tambourinait contre ses tempes. Une seule question la tourmentait : pourquoi la créature du bout du couloir n’était-elle pas dans l’une de ces couveuses ?
— Mesdames et Messieurs, laissez-moi anticiper vos questions et, par la même occasion, répondre à quelques-uns de nos détracteurs, insista le maître de cérémonie en saisissant son élégant couvre-chef dont il fit glisser la bordure entre ses doigts.
— Chers amis : il est vrai qu’obtenir l’obéissance d’un bébé dinosaure n’est pas aussi facile que d’obtenir celle d’un chiot. C’est pourquoi nous avons parié que pour s’assurer de la fidélité et de la docilité de son compagnon, votre enfant devra assister à sa naissance : voilà pourquoi les Élus repartiront ce soir avec une couveuse contenant l’œuf de leur mikrosaure ! Soyez-en convaincus : la théorie de l’imprégnation, habituellement pratiquée chez les oies, est bien plus puissante que n’importe quelle modification génétique ! Si un Élu plonge son regard le premier dans celui du dinosaure tout juste éclos, celui-ci le considérera immédiatement comme sa mère. Il peut alors être certain que son dressage n’en sera que facilité. Qui de plus légitime qu’une mère, même d’une autre espèce, pour assurer l’éducation de son petit ? C’est à cette dernière condition qu’il pourra prétendre au statut de Maître-mikrosaure.
Joey nouait nerveusement sa mèche de cheveux entre ses doigts. « Si votre enfant plonge son regard le premier dans celui du dinosaure... » : la phrase ricochait sur chaque neurone de son cerveau. Si ce que le haut-de-forme disait était vrai, c’était elle qui était devenue... la mère de la créature du bout du couloir.
— Ça va ? lui souffla Meggie qui avait ressenti son trouble.
— Oui, oui, ça va..., assura Joey en soulevant la mèche qui barrait son front.
Les spectateurs dodelinaient maintenant de la tête comme pour signifier que, hébétés, ils étaient vraisemblablement convaincus. Sans plus attendre, après un regard de contrôle auprès de Magnus qui semblait chapeauter les opérations, le maître de cérémonie fit signe à un petit homme dégarni aux allures de comptable, hissé sur un tabouret, de tourner la manivelle du boulier. Ce dernier dut user de tout le poids de son corps pour actionner les premiers tours. Plus personne ne bronchait dans la salle. Les billes s’entrechoquaient avec violence comme lors d’une partie de billard. Soudain l’une d’entre elles s’inséra dans une grosse goulotte métallique et roula à l’extérieur de la cage.
— Nous avons notre premier Prétendant ! exulta le maître de cérémonie. Ticket n°1203 !
Des hurlements de joie éclatèrent dans l’assemblée. Ils étaient si intenses que les applaudissements des spectateurs ne parvinrent pas à les recouvrir. Le projecteur principal tâtonna dans une valse folle à la recherche du premier gagnant avant de se stabiliser sur sept silhouettes qui s'étreignaient.
— Félicitations à toi. Rejoins-moi sur scène ! héla le haut-de-formee.
Le projecteur accompagna de son faisceau lumineux une fillette jusqu’aux escaliers. Âgée d’une dizaine d’années, elle portait une frange droite et ses cheveux, noirs comme de l’encre de Chine, étaient coupés au carré. Ses yeux bridés laissaient entrevoir un regard mouillé par l’émotion.
— Et notre Prétendant est en fait une Prétendante ! hurla de plus belle le maître de cérémonie. Il lui serra chaleureusement la main et la présenta à la salle comme on exhibe le vainqueur d’une compétition sportive. Blottie dans l’obscurité, Joey frissonnait.
"Si ce que le haut de forme disait était vrai, c’est elle qui était devenue... La mère de la créature du bout du couloir." Ah, j'avais vu juste !
Attention, là je ne vais pas parler pas de ton histoire ou de ton écriture : Je déteste cette mise en scène (le haut de forme, les femmes qui servent de faire-valoir, les cris hystériques du public...). C'est tellement réaliste et tellement... horrible. Un mélange de jeu télé et de télé-réalité, tout ce que je n'aime pas.
Et confier un dinosaure à une gamine de dix ans, misère... ça ne peut pas bien finir.
Du coup, comme Joey, je me demande pourquoi "son" dinosaure n'est pas dans le tas.
Un mystère de plus !
Je trouve tout ce chapitre fascinant. Tu nous plonges dans l’appréhension lorsque tu décris toute la scène, on sent que tu nous réserves des choses !
Le coup des oies je ne l’ai pas vu venir, mais c’est brillant ! Du coup, Joey est maman ! (n’empêche que ça craint dans le fond de laisser à des enfants l’entière responsabilité de ces dinosaures !) J’ai hâte de savoir ce que va donner la relation en Joey et le petit dino !
Bref, un chapitre qui nous plonge dans le suspens (et en vu du peu de chapitre qu’il me reste à lire…) prépare bien le tome 2. Et la je t’en veux terriblement de nous laisser dans un suspens pareil !
Tes idées sont toujours aussi excellentes ! J’adore ton univers ! ☺
Un détail :
-« Les moulures dorées des balcons et les centaines de pierres du monumental du lustre en cristal fixé à plusieurs mètres de hauteur au-dessus des assises miroitaient dans l’obscurité au gré de l’orientation des projecteurs. » ⇒ Petit bug je crois au début dans : « du monumental du lustre en cristal », ce ne serait pas plutôt « du monumental lustre en cristal » ?
Ce que j'ai relevé dans le texte :
Je crois que tu as oublié de changé le titre du chapitre 17 (l'extraordinaire loterie ou le premier prétendant ?)
Le coeur de Joey fit un bond dans sa poitrine
À quoi pouvaient-elles bien servir ? On parle toujours de la machine ? Si oui, "pouvait-elle" ;)
tout comme les centaines de pierres dumonumental du lustre en cristal (un "du" en trop)
il peut être certain que son dressage (un tiret en trop entre peut et être)
Et je me demande s'il est nécessaire de préciser autant quand Joey réalise ce qu'elle a fait et les conséquences induites (on comprend très vite, sans avoir besoin de préciser plus, lorsqu'elle plonge son regard dans ceux de la créature, puis, lorsque l'animateur explique pourquoi il n'y a que des oeufs sur scène). J'essaye de ne pas en mettre trop pour ne pas spoiler ceux qui liraient les commentaires avant de lire le chapitre. Dis-moi si tu comprends ce que je veux dire, sinon je préciserai via le chat !
Je poursuis ma lecture ;)