Chapitre 23 : Le meilleur des engrais

Notes de l’auteur : Désolée pour ce rythme de parution saccadée, je suis un peu débordée en ce moment ^^'

- Alors vous partez déjà ?

Niiss ne put retenir sa moue déçue. Cette expression boudeuse arracha un léger sourire au Baroudeur.

- Malheureusement oui. Nous ne devons pas perdre notre objectif de vue.

Il jeta un regard aux Naaviss serviables qui aidaient Kotla et Sora à charger sur leur pirogue quelques provisions. Ils étaient restés trois jours chez les Aoviens, le temps que duraient les festivités du nouvel an. C’était donc en ce premier jour d’une toute nouvelle année que le trio repartait pour joindre Marova.

- Mouss ! entendit-il.

Joss arriva en courant. Ses pas lourds faisaient dangereusement tressauter le ponton.

- Qu’est qu’il y a ?

Il s’arrêta à leur hauteur, essoufflé.

- Irva’Mass veut absolument te parler avant ton départ.

Le Baroudeur grinça des dents.

- J’ai pas envie.

- Elle dit que c’est très important.

Il grommela dans sa barbe et se résolut à gravir l’escalier en colimaçon qui menait à la demeure de l’Araignée. L’atmosphère moite et doucereuse qui l’accueillit lui arracha un frisson désagréable.

- Je savais que tu viendrais, résonna la voix grasse d’Irva.

- Qu’est-ce que vous voulez ? siffla-t-il en tentant de desserrer son col soudain étouffant.

- Rien. Toi, en revanche…

La masse qu’était l’Araignée remua. Il distingua son bras large qui se levait vers lui.

- Avant tu fuyais. Maintenant tu combats. Mais tu ne sais toujours pas ce que tu veux.

- Allez droit au but, grinça-t-il.

Elle s’appuya sur sa toile avec une moue indéchiffrable.

- Tu vas rencontrer la reine Saktia.

- Certes.

- Si tu ne sais pas ce que tu veux, tu ne pourras pas la convaincre de t’aider.

- Je sais ce que je veux.

- Ah oui ?

- Dégager la Compagnie de ces terres.

- Ce n’est pas ce que tu veux, c’est ce que tu veux faire.

- Et alors ?! s’énerva-t-il.

Il sentait sa sueur rouler sur sa peau en grosses gouttes poisseuses. Irva poussa un profond soupir. Elle attrapa un pipou aovien et commença à fumer l’herbe-soupir. Une épaisse fumée blanche habilla sa silhouette tandis qu’une odeur rance venait exciter les narines du Baroudeur. Il retint un mouvement vers l’avant.

- Approche, souffla Irva.

Ses pieds obéirent avant même qu’il en ai donné l’ordre. Les effluves caressantes de l’herbe-soupir faisait naitre un feu tentateur en lui. La Maass exhala un nuage dense qui engloutit le Baroudeur. Il se mit à trembler violemment.

- Je ne savais pas que tu étais sevré, fit la voix étonnée de l’Araignée, paraissant surgir de nulle part.

La fumée se dissipa tandis qu’elle referma le clapet du pipou de bois peint pour le reposer. Elle saisit un étrange ouvrage de fils brodés formant des symboles complexes. Le Baroudeur reconnut le langage écrit des Aoviens. Son cœur daigna se calmer alors que l’odeur de l’herbe déclinait lentement. Il concentra son attention sur l’objet.

- C’est une lettre à destination de la reine. Pour t’aider.

Il prit délicatement l’ouvrage dans ses mains. D’épais fils rouges, dorés, bleus et verts s’entremêlaient dans une danse complexe qu’il ne pouvait décrypter.

- M… merci.

- Bravo.

Il releva la tête, intrigué.

- Pour t’être sevré, ajouta-t-elle.

Ses yeux globuleux dérivèrent vers le mur qui parut alors se vêtirent de mystères. Le Baroudeur décida de la laisser à ses rêveries.

- Au revoir, marmonna-t-il avant de lui tourner le dos.

Irva répondit par un murmure évasif. Son esprit était alors bien loin de sa hutte.

Lorsqu’il sortit du bâtiment, le Baroudeur aspira l’air extérieur à plein poumons pour chasser les relents d’herbe-soupir. Ses mains tremblaient encore sur le message de tissu qu’il tenait maladroitement. Il s’empressa de rejoindre le ponton où l’attendaient Kotla et Sora.

- Ça va ? s’enquit cette dernière. Tu es pâle.

- C’est rien. Vous êtes prêts ?

Les deux Appâs hochèrent la tête. Près d’eux se tenaient Joss et Niiss. La jeune fille se dandinait, arborant cette figure contrite qu’il connaissait si bien. Elle était comme ça à chacun de ses départs, depuis sa plus tendre enfance. Un jour, elle s’était cachée dans un de ses sacs pour qu’il l’emmène avec elle. Heureusement, il l’avait découverte bien vite et ramenée à ses parents. Elle ne l’avait pas fait uniquement par affection pour lui, mais aussi par soif d’aventure.

Le Baroudeur s’approcha de la Naaviss nerveuse.

- Un jour, déclara-t-il. Un jour, tu seras assez grande pour quitter cette forêt et découvrir le monde.

D’abord surprise, elle devint enthousiaste.

- Tu me guideras, hein ?

- Ouais, ouais. On verra.

Joss posa une main large sur l’épaule de sa fille.

- Moi aussi, un petit tour à l’extérieur, ça me dirait bien. Mais je pense que ça ne devrait pas tarder.

Le Baroudeur comprit qu’il parlait de la guerre à venir. Si Saktia acceptait d’engager le Marêt dans la lutte contre la Compagnie, elle appellerait toutes ses tribus vassales à la suivre, dont les Naaviss. Cette perspective, même si elle signifiait la réussite de son plan, n’était pas pour l’enthousiasmer. Ses iris gris revinrent sur Niiss. Il espérait qu’elle ne perdrait pas de nouveau un parent.

- Merci de votre accueil, en tout cas.

- Mais de rien !

Il serra la main de son vieil ami tandis que Sora et Kotla embrassaient Niiss. Puis il monta sur la pirogue. Il fourra la lettre d’Irva dans sa besace et attrapa les rames. Ses compagnons de route le rejoignirent.

- Au revoir ! lança-t-il.

- Au revoiiiiiir ! s’écria Niiss.

Elle étira sa haute silhouette en agitant les mains. Néanmoins elle disparut vite de leur vue, avalée par l’épais feuillage de la forêt humide.

 

***

 

Ils mirent à peine plus d’une semaine à rallier Marova. Ils n’avaient en effet qu’à se laisser porter par le courant qui leur offrait une allure confortable. Kotla et Sora eurent cependant des nausées pendant une bonne partie du voyage, et rendirent à la rivière quelques uns de leur repas sous l’œil mi-amusé, mi-agacé de leur ami.

Le cours d’eau qui les portait s’élargissait peu à peu. De petite rivière coincée dans la forêt, il devint majestueux fleuve. Le Baroudeur veillait cependant à maintenir l’embarcation non loin de la rive - au cas où.

- On arrive, murmura-t-il à l’aube du septième jour.

Ses compagnons tendirent le cou, en vain. Le fleuve formait à cet instant un large virage qui obstruait leur visibilité. La courbe du cours d’eau se déroula lentement. Marova se dévoila alors peu à peu.

À cet endroit, trois fleuves se jetaient les uns contre les autres dans une bataille d’eau bouillonnante.  Leur réunion tumultueuse marquait le début du grand delta que la capitale aovienne dominait.

Juchée sur les racines d’un gigantesque palétuvier, la ville paradait face au soleil levant. Elle n’était qu’un imbroglio de cabanes décorées d’étoffes colorées et de ruelles étroites entassées au dessus des eaux rugissantes de la confluence. Le joyeux désordre de la cité slalomait entre le labyrinthe de racines géantes de l’arbre qui l’abritait, le plus haut qui ait jamais existé de mémoire d’homme.

Le Baroudeur tira Kotla et Sora de leur contemplation.

- Prenez les rames, je vais avoir besoin de vous pour lutter contre le courant.

Ils obéirent, quittant presque avec regret la vision de l’unique ville indigène de Nouvelleterre.

Alors qu’ils manœuvraient pour rejoindre le port, Le Baroudeur surprit une silhouette sombre qui se faufilait sous leur embarcation. Un frisson lui traversa l’échine. L’ombre sinueuse ne laissait aucune doute quant à sa nature : il s’agissait d’un titanoboa. Le voyageur jeta un regard vers ses compagnons qui ramaient vaillamment. S’il ne joignait pas sa force à la leur, ils risquaient de dériver, mais s’il ramait il n’aurait pas le temps de réagir en cas d’attaque du serpent. Il décida de continuer de ramer, gardant un œil sur la silhouette brune.

Le titanoboa, après avoir déroulé son corps d’une trentaine de pieds, disparut dans les profondeur. Le Baroudeur soupira bruyamment, s’attirant l’œil intrigué de ses amis.

- On lambine pas ! cria-t-il pour rendre contenance.

À leur approche du port, plusieurs bateaux les rejoignirent. Les équipages étaient plus nombreux sur ces pirogues marchandes qui se payaient le luxe d’abriter leurs passagers sous des tentes colorées. Plus petites, les embarcations de pêcheurs revenaient à la cité chargées de poissons et reptiles que ses habitants affectionnaient.

Le petit groupe atteignit péniblement les premières racines du palétuvier qui formaient de grandes arches végétales. À cet endroit le courant était brisé et donc moins puissant. Ils cheminèrent entre les poutres de bois titanesques que la marée basse dévoilait. Le Baroudeur détailla les racines jusqu’à ce qu’il aperçoive des encoches dans l’écorce indiquant qu’ils avaient pénétré officiellement le port. Ce dernier était étiré sur tout le pourtour sud des racines, les bateaux étant largement écartés les uns des autres pour ne pas se percuter. En effet, à cause de la marée, les amarres devaient être longues et laissaient donc une grande capacité de mouvance aux embarcations.

- On va se mettre là, indiqua le Baroudeur lorsqu’il passèrent sous une arche plus petite.

Kotla se leva et tendit le bras vers la racine pour estimer sa hauteur. Il ne put qu’effleurer l’écorce recouverte de mousse.

- Comment on va faire ? demanda-t-il l’air sceptique.

- On va demander de l’aide.

Le Baroudeur farfouilla dans sa besace jusqu’à trouver une étoffe rouge que leur avaient donnée les Naaviss. Il se mit à l’agiter pendant quelques secondes. Une tête auréolée de rubans apparut alors au-dessus de d’eux. Une corde faite d’algues séchée tomba à leurs côtés. Sora, qui était la plus proche, l’attrapa vivement et la noua à l’amarre de la pirogue.

- Parfait ! commenta le Baroudeur. Tire un peu dessus pour qu'on se rapproche du quai.

Elle obéit, grimaçant sous l’effort. Lorsqu’ils furent suffisamment proches, une échelle de corde tomba près d’eux.

- Noue-là à l’amarre !

L’échelle était fusionnée à sa base, permettant de l’attacher à une autre corde sans mal, ce que fit Sora.

- Eh bien nous voilà arrivés.

- Attends… on va devoir monter par là ? fit Kotla d’une voix blanche en désignant l’échelle de corde qui se balançait nonchalamment au-dessus d’eux.

- Oui. Sauf si tu veux attendre la marée. C’est dans six heures.

Le Pokla parut se résigner, néanmoins il ne se porta pas volontaire pour monter le premier. Le Baroudeur se chargea de plusieurs sacs avant d’entamer une montée prudente. Comme sur le pont des Naaviss, il n’était pas aussi à l’aise que ce qu’il montrait. Il se posa à quatre pattes sur la large racine avant de se jucher à son sommet, soulagée. Une jeune Aovienne l’attendait en silence. Ses cheveux mi-longs étaient parés de rubans multicolores. Elle attendit poliment que Kotla et Sora les aient rejoint pour parler.

- Bonjour, vous restez combien de temps ?

- On ne sait pas trop. Plusieurs jours, c’est sûr.

- Dans ce cas on va commencer par un tarif deux nuits, ça vous va ?

- D’accord. C’est combien ?

- Quatre sis.

Le Baroudeur sortit l’argent prêté par les Naaviss. Il prenait la forme de pièces de coquillages gravées. Il en tendit quatre à l’Aovienne qui les saisit avec un sourire.

- Je reviendrai pour voir dans trois jours, annonça-t-elle. En attendant, veuillez gardez ceci.

Elle lui passa un bracelets noué de plusieurs cordelettes colorées. Le Baroudeur savait qu’il contenait un code. Elle attacha un bracelet semblable à l’amarre de leur pirogue.

- Je vous laisse, bienvenue à Marova !

Sur ces mots, elle repartit vers le bout de la racine où un équipage de marchands semblait l’attendre.

- Eh bien, c’est très organisé ici… remarqua Kotla.

- La ville voit défiler cent bateaux jour, alors heureusement. Bon, direction le palais.

- Déjà ? gémit le Pokla. Je ne sais pas si je suis prêt.

- Prêt pour quoi ?

- Pour négocier, je ne compte pas sur toi pour la diplomatie.

- Eh bien tu devrais parce que…

- On pourrait aller manger, d’abord ? coupa Sora.

Ses deux compagnons se tournèrent vers elle, étonnés mais pas mécontents qu’elle ait osé les interrompre.

- Ouais, répondit le Baroudeur en se grattant les cheveux, on peut aller manger.

- Faisons ça, alors ! déclara gaiement Kotla. J’aimerais bien visiter un peu la cité, c’est la première fois que j’entre dans un endroit si peuplé !

- Calme-toi, marmonna son ami, on est pas ici en touriste.

Mais le Pokla ne l’écoutait déjà plus, il se dirigea vers la base de la racine, le pied étonnement sûr sur le bois glissant. Le Baroudeur lui emboîta le pas en bougonnant tandis que Sora gloussait.

 

***

 

- Barou, c’est quoi ça ?

L’intéressé jeta un œil l’animal en train de griller sur une broche. Le corps crocodilien envoyait dans l’air une odeur piquante.

- Ça c’est un jaïman. Tu veux qu’on prenne ça ?

Kotla fronça le nez.

- Non merci. Le poisson m’a calé.

- Moi je veux bien qu’on achète autre chose, j’ai encore faim, dit Sora en finissant les dernières miettes d’anguille grillée qu’elle tenait sur un pic.

- Mmmmh, ils vendent des fruits par là.

Le trio avança encore dans le marché grouillant d’activité de Marova. Autour d’eux se mêlaient dans une effervescence odorante et bruissante Aoviens de tout le Marêt, Réptiens de Mervieille, Rêegoss des Îles Diamantines, Samaïs de Savnaha, quelques Appâs et même des Estiens, occupés à vendre ou à acheter le panel impressionnant de marchandises qui paradaient sur les nombreux étales. Les denrées rares telles que le jade de Markâ ou la fourrure de caguar proliféraient entre des poteries, menuiseries, et ouvrage en tout genre. Les marchandises relatives aux tissus possédaient leur propre section du marché à l’entrée de celui-ci.

- Qu’est-ce que tu dis de ça ? demanda le Baroudeur à Sora en pointant un fruit orange de la taille d’une tête. On se le partage.

Elle hocha la tête. Trois sis et plusieurs dégoulinement de jus plus tard, ils dégustaient leur wangue à l’écart de l’agitation du marché, assis sur le rebord du passerelle qui donnait sur le delta.

- C’est vraiment magnifique, souffla Sora entre deux bruit de succion peu dignes. J’ai l’impression d’avoir plus vécu en deux mois qu’en dix-neuf ans.

Le Baroudeur opina, muet. Kotla, à quelques pas, était occupé à discuter avec un groupes de gamins bariolés qu’il avait croisé quelques minutes plus tôt. Devant sa parfaite maîtrise du dialecte local, son ami ne pouvait que reconnaître le pouvoir conféré par son Esprit. Lui-même était loin de parler si bien le saoman, ou marovien.

- Bon, lâcha-t-il après s’être copieusement léché les doigts, on devrait peut-être y aller avant que les audiences ferment.

Il se leva, imité par Sora, et fit un geste à Kotla. Ce dernier grimaça puis s’excusa auprès des enfants qui avaient l’air passionnés par son discours avant de rejoindre ses amis.

Ils commencèrent une longue ascension vers le palais qui surplombait toute la ville. Le marché se trouvait au plus bas niveau, juste après les quais. Il leur fallu gravir un demi-millier de marche et grimper sur des passerelles abruptes avant de parvenir sur le parvis de la demeure royale. Le palais, grande villa de bois flottant, embrassait la courbure du palétuvier pour s’étirer contre son tronc. Hormis quelques banderoles colorées caractéristiques de Marova et une statue d’os à l’entrée, il ne faisait pas montre d’un luxe quelconque.

- Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Sora en pointant la statue.

- Mmmh, il y a une colonne vertébrale et un crâne de titanoboa, des griffes de caguar et une crête d’iguane géant de ce que je peux voir.

La jeune femme soupira.

- Ce n’est pas une vraie créature alors.

- Non, ça représente le Dragon fondateur du Marêt.

- Quel dragon ?

- Je te raconterai plus tard.

Ils dépassèrent la statue pour pénétrer dans l’enceinte du palais, croisant plusieurs personnes sur leur passage. Les gardes, masculins à l’extérieur et féminins à l’intérieur, arborait une jupe rouge rehaussé de plumes dorés et de grands colliers d’os vraisemblablement humains - sans doute les restes des quelques malheureux qui avaient tenté d’entrer par effraction dans ce lieu sacré. Ils portaient à la ceinture une fronde et à la main une lance à la pointe faite d’épines d’épicéa géant regorgeantes de poison. Le Baroudeur les trouva assez dissuasif pour accepter de déposer ses armes à l’entrée. Il laissa avec regret son magnon et les quelques pistols qu’il cachait sous ses vêtements. Après une fouille réglementaires, ils furent autorisés à pénétrer dans le bâtiment.

Le palais tenait pour les Aoviens autant du siège du pouvoir que du plus grand temple de leur culte. En effet, la reine Saktia était considérée comme la messagère des dieux, annoncée par une prophétie ancestrale. Cette prophétie disait qu’un sauveur à la peau blanche arriverait par le fleuve pour apporter le bonheur au peuple du Marêt. Or, trente ans plus tôt, un bébé albinos s’était échoué entre les racines du grand palétuvier. Il n’en avait fallu pas plus au petit village des Maroviens pour se déclarer hôte de l’envoyée des dieux. En à peine plus de vingt ans, l’élue avait fait d’un lieu-dit une des plus grandes capitales de Nouvelleterre et de son nom une légende rimant avec admiration. Et ce malgré sa tendance facile aux exécutions.

Après une série d’interminables couloirs, ils débouchèrent sur une petite pièce qui servait d’antichambre à la salle du trône. Trois groupes y patientaient, remplissant de moitié l’espace dédié à l’attente. Le Baroudeur s’assit sur une des nattes posées au sol avec un soupir. Kotla se dirigea naturellement vers une délégation d’Appâs pour entamer une conversation joyeuse avec eux. Sora, elle, s’assit près du Baroudeur.

- Alors, cette histoire de dragon ?

Il eut un sourire. Le moyen parfait de faire filer le temps.

- Il y a très longtemps, les terres du Marêt étaient arides comme le Désert Fourvien. Ses habitants peinaient à y survivre et la situation ne s’arrangeait pas. En effet, l’eau était retenu en amont par des montagnes qui entouraient tout ce qui est aujourd’hui le Marêt. Les Aoviens étaient désespérés. Un jour, un enfant à la peau blanche naquit parmi eux. Il n’était pas très aimé, une fois adulte, il fut exilé dans les montagnes. Après une traversée éprouvante, le jeune homme trouva de l’ombre sous une grande colline. Là, il se mit à pleurer sur l’injustice qui avait poussé sa famille à le rejeter. Ses larmes, dernières gouttes qui subsistaient dans son corps, mouillèrent la colline qui se réveilla. C’était en réalité le Dragon - une sorte de gigantesque varan - entré dans un profond sommeil des siècles auparavant. Reconnaissant envers celui qui l’avait sorti de sa torpeur, le Dragon demanda si le jeune homme désirait quelque chose. Ce dernier, un peu perdu, déclara vouloir vivre une vie simple à cet endroit. Mais le lieu était trop pauvre en ressource. Alors le Dragon creusa de ses griffes titanesques les montagnes pour créer une rivière qui vint alimenter le nouveau lieu de vie de l’albinos. Un lac vint se former et bientôt la végétation apparut, formant la Première Oasis, aussi appelé Source de la Griffe. Le jeune exilé commença à y vivre des jours heureux sous la bénédiction du Dragon qui s’y installa également. La rumeur de ce miracle parvint aux oreilles des tribus environnantes grâce aux nomades qui croisèrent l’oasis sur leur chemin. Très vite, des Aoviens affluèrent de tout le territoire pour voir le prodige et demander de l’eau. Le jeune roi des lieux, après avoir offert ce qu’on demandait sans rien attendre en retour, décida d’exiger certaines choses. Notamment de cesser de bannir les personnes différentes physiquement. Les tribus qui acceptaient se voyaient tracer jusqu’à leur village une rivière par le Dragon. Le territoire fut de plus en plus abondamment irrigué, si bien que le Roi Blanc décida de relier tous les Aoviens grâce aux entailles que son ami divin traçait dans la terre. C’est ainsi que naquit le Marêt. Le Roi Blanc en devint le chef incontesté et plaça des handicapés à la tête de toutes les tribus. Le Dragon, ayant œuvré pour la réussite de son ami, ne lui demanda qu’une chose en retour : le tuer et le démembrer pour semer son corps aux quatre coins du Marêt. Le Roi Blanc refusa d’abord, mais devant tout ce que le Dragon avait accompli pour lui, finit par accepter, le cœur lourd. Il trancha la gorge de son ami sous les yeux de tout son peuple. Puis il découpa sa carcasse : la tête et l’échine furent jetées dans le delta et donnèrent naissance au premier titanoboa ; les pattes furent accrochées aux arbres et formèrent le premier caguar ; ses « ailes » - entends par là ses crêtes - furent enfouies sur les berges donnant sur l’océan et donnèrent les iguanes géant ; son tronc fut plongé dans la Première Oasis et se métamorphosa en jaïman ; et enfin son cœur, seul organe que le Roi Blanc extirpa du corps du dragon fut enterré dans la vase du village natal de l’albinos, cela déclencha la croissance étonnante d’un palétuvier qui grandit jusqu’à toucher les cieux. Ainsi naquit Marova.

Sora avait les yeux brillants.

- Merci, souffla-t-elle, j’adore les légendes.

- Mais… avança Kotla qui les avait rejoints après que la délégation appâ ait été admise dans la salle du trône, pourquoi le Dragon souhaitait-il mourir ?

- Il ne souhaitait pas mourir, il voulait vivre partout à la fois. C’est pour ça qu’il a demandé à séparer son corps et à en disséminer les morceaux.

Le Pokla hocha lentement la tête, pensif.

Ses réflexions furent interrompues par une garde qui ouvrit la porte de l’antichambre.

- C’est à vous, déclara-t-elle la mine impassible.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez