Chapitre 23

Par !Brune!

L’ancêtre examinait Owen, étendu, inconscient, sur le matelas d’herbes sauvages quand Manyara l’interpella.

— Il va bien ?

Sans répondre, la vieille femme vérifia le pouls de l’adolescent, souleva, l’une après l’autre, les paupières gonflées, puis déposa un linge humide sur le front perlé de sueur.

— T’inquiète pas ! Il s’en sortira !

Eyan et la voyante s’étreignirent, rassurées par la bonne nouvelle, puis se tournant vers la petite qui était restée, avec elle, à veiller le fugueur, Manyara lui demanda :

— Que lui a-t-il pris, à ton avis ?

L’enfant haussa les épaules, en signe d’ignorance. Quelques heures auparavant, toutes deux avaient été réveillées par la sentinelle qui, apercevant le garçon fuir vers la centrale, avait jugé plus prudent d’en informer la chef de tribu. Accompagnée par trois de ses hommes, Manyara avait retrouvé Owen, sans connaissance, allongé dans la plaine, au milieu des cratères fumants. Au péril de leur vie, les nomades avaient couru le récupérer et l’avaient ramené au bivouac. À présent, Néty veillait sur lui et ses courageux sauveteurs qui, depuis leur retour, crachaient des glaires noires comme de l’encre.

Le lendemain, inquiète de voir qu’Owen n’était toujours pas sorti de sa léthargie, la médium demanda conseil à la vieille guérisseuse, unique membre du clan à qui elle osait confier ses craintes.

— Je ne voudrais pas qu’on s’éternise ici, l’endroit est trop dangereux ! Crois-tu que nous pourrions reprendre la route avec Owen dans cet état ?

— Ma foi ! Je pense qu’il tiendra le coup !

Manyara esquissa un léger sourire devant l’attitude débonnaire que l’aïeule adoptait chaque fois qu’elle sentait sa protégée en déroute.

— Mais faudra veiller sur lui pendant le voyage, ma belle ! gloussa la grand-mère.

La troupe s’affairait aux derniers préparatifs quand Owen se redressa, l’œil hagard, sur le brancard où on l’avait installé ; les doigts crispés autour de sa gorge, il toussa violemment pendant de longues secondes, expectorant de fuligineuses mucosités qui s’écrasèrent les unes après les autres au pied de Néty. Celle-ci attendit patiemment que la salve se dissipe avant d’éponger le front et la bouche du malheureux.

— C’est bien, mon grand ! Faut que ça sorte ! lui dit-elle, d’une voix réconfortante.

— J’ai l’impression d’étouffer ! soupira le garçon en plaquant sa main sur la poitrine.

— Ça va passer ! Tiens bois ! Ça va t’aider !

Le jeune homme saisit le bol que lui tendait la vieille et huma le liquide brûlant dont les effluences lui firent monter les larmes aux yeux.

— Qu’est-ce que c’est ? interrogea-t-il, un peu inquiet.

— Un remède à base de racines. Ça va te dégager les bronches en moins de deux ! répliqua-t-elle, en l’encourageant d’un sourire.

Owen se résolut à ingurgiter le breuvage odorant avant de plonger à nouveau en somnolence. Alertées par les gamins de la tribu, Eyan et la chef touareg accoururent au chevet de leur ami.

— Il va rester un moment dans les vapes ! On f'rait mieux d’en profiter ! les prévint la grand-mère.

Sur les conseils de Néty, Manyara précipita donc le départ et la caravane se mit en mouvement le long de l’ancien cours d’eau afin de rallier, comme il était prévu, le camp des explorateurs. Après trois jours de marche, ils arrivèrent en vue d’un hameau isolé, dont les tuiles d’ocre rouge miroitaient au soleil levant. Avançant en tête de cortège au côté de la voyante, Eyan reconnut aussitôt les lieux.

— Est-ce bien le bivouac que vous avez quitté, Eyan ? interrogea Manyara tandis que l’enfant acquiesçait avec enthousiasme.

La médium contempla le village et ses alentours avec circonspection ; l’endroit semblait absolument désert. Sauf le vent qui s’engouffrait en sifflant dans les couloirs sombres, aucun bruit ne filtrait des anciennes demeures, à l’abandon depuis des lustres. D’un signe de la main, elle commanda à sa troupe de rester à l’écart, puis, accompagnée d’un garde, elle s’approcha, rampant tel un serpent dans le pré qui cernait la bourgade. Tapi dans les hautes herbes, le couple observa minutieusement les maisons aux portes béantes, aux fenêtres brisées qu’enserraient des venelles noyées de bleu. Après plusieurs minutes de vaine scrutation, l’espoir d’y détecter une présence fondit comme neige au soleil et Manyara rebroussa chemin, déclarant avec fermeté qu’il n’y avait personne. Eyan, surprise, agita ses menottes en tous sens : 

— C’est ici ! J’en suis certaine ! Demande à Owen ! 

— Calme-toi ! Laisse-moi réfléchir… lui répondit la jeune femme qui hésitait à faire appel au sourcier dont l’état de santé demeurait préoccupant. Notre ami est trop faible, on ne peut pas le solliciter. Mais, comme tu sembles sûre de toi, on va s’y rendre toutes les deux. Si les colons sont là ainsi que tu le prétends, ils te reconnaîtront et sortiront de leur tanière. Du moins, je l’espère…

Après avoir recommandé à ses hommes de se tenir prêts à intervenir, la médium saisit la main de l’enfant et l’entraîna vers le bourg. À pas lents, elles s’engagèrent dans une rue pavée de grès rose qu’encadraient des bâtisses trapues dont les robes de miel scintillaient sous le clair soleil du matin. Entre les pierres de tuffeau grignotées par le temps, elles découvrirent, avec ravissement, des rangs de briques rouges dessiner d’élégants entrelacs ; de larges feuilles de vigne sculptées sur les linteaux des porches centenaires cachaient un raisin généreux et au pied des ruelles, d’antiques lampadaires veillaient sur les habitations comme des sentinelles endormies. Alors qu’elles pénétraient dans le cœur du hameau, la médium imagina avec tristesse l’époque où, à l’abri des murets ornant chaque logis, s’épanouissaient encore les jardins parfumés et fleuris d’autrefois.

Au détour d’une venelle, les filles débouchèrent enfin sur la place du village au centre duquel s’élevait un vieux puits ; Eyan reconnut immédiatement le coin où elle avait passé les dernières heures en compagnie de Leïla et Milo. Le souvenir de ses amis provoqua une vive émotion à l’enfant qui ne put retenir ses larmes. Démunie, Manyara regardait pleurer la petite Badawiin lorsqu’un jappement, au loin, attira leur attention. Vers elles accourait un curieux animal que la voyante hésita, un instant, à qualifier de chien.

— Eyan ! C’est toi !

Absorbée par la contemplation de l’insolite canidé, Manyara ne s’était pas rendu compte que quelqu’un se tenait en retrait, un bâton à la main. C’était une femme de grande taille, au corps efflanqué, aux traits creusés. L’enfant, absorbée par les retrouvailles avec son compagnon, n’avait pas encore remarqué sa présence.

— Eyan ! répéta l’étrangère, d’une voix tremblante.

Eyan redressa la tête et découvrant l’adulte agenouillée, se précipita vers le regard d’émeraude et les bras immenses que celle-ci lui offrait. Émue, la médium attendit quelques secondes avant de s’approcher du couple :

— Bonjour ! Je suis Manyara. Nous sommes venus vous chercher.

La dame aux yeux verts se dégagea de l’étreinte d’Eyan et déployant sa pauvre carcasse fatiguée, elle tendit une main vers la brune touareg :

— Bonjour ! Je suis Marguerite Estelas. 

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