Chapitre 23

Lamar qui connaissait tous les secrets des mers contourna l’île des Gondebaud et fit pénétrer son quadrige dans une grotte marine, accessible uniquement par lui-même ou par une barque de pirates. Dans le fond de la vaste caverne se trouvait une plage de sable fin où il vint nous déposer. Descendant de son char, Lamar porta lui-même le corps inerte de Vincent sur la grève et le posa délicatement sur un long rocher plat au bord de l’eau, au pied duquel les vaguelettes venaient mourir doucement.

 

J’avais refermé sa chemise et l’atroce blessure noire ne se voyait pas. Ses traits avaient retrouvé leur sérénité et il était d’une beauté à couper le souffle. Je n’arrivais pas à accepter qu’il me quitte pour toujours, que je puisse ne plus jamais lui parler. J’avais la sensation qu’il allait ouvrir les yeux et me sourire, je ne pouvais détacher mes yeux de son visage, j’essayais de retrouver le son de sa voix, de sentir les caresses de ses mains mais il ne se passait rien. Nous n’avions pas eu beaucoup de temps ensemble, mais ce fut si intense que je ne pouvais plus imaginer vivre sans lui. Mon cœur se désespérait à l’idée de sa possible disparition et du vide abyssal qu’il laisserait.

 

A côté de moi, Alma et Astrid étaient en larmes. Jerem se tenait en arrière, il ne devait pas savoir comment se comporter en ce lieu étranger, ni comment exprimer sa peine et son soutien. 

 

Lamar restait silencieux près de nous, personne n’osait parler tant nous étions tendus, l’air autour de nous était lourd, nous avions la sensation qu’une chape de plomb pesait sur nos épaules. Les minutes s’étiraient, nous ne savions plus s’il faisait jour ou nuit, ni depuis combien de temps nous étions là. Enfin Lamar se redressa et parla, il pensait que Vincent était mort et pour lui c’était le moment de partir, mais je ne voulais pas encore y croire. 

 

-- Vous payez un lourd tribut pour la réussite de votre mission, dit-il solennellement. Ce jeune homme était un héros, je ne l’oublierai pas. Je vous remercie pour tout ce que vous avez fait, et je suis désolé pour votre souffrance. Vous pouvez m’appeler avec les coquillages quand vous voulez, et je viendrai. Vous avez sauvé mon royaume des destructions atroces de Jahangir, cela n’a pas de prix.

 

Lamar hocha la tête en signe d’adieu et remonta dans sa conque, il nous adressa un dernier signe avant de lancer son attelage et de disparaître. Nous n’avions pas été capables de lui répondre.

 

Nous étions écrasés par le chagrin. Astrid, Alma et Jerem remontèrent sur l’île pour prévenir Simonetta. Ils empruntèrent un escalier taillé dans la pierre qui partait du fond de la grotte et menait au château. Hébétée, je les regardai s’éloigner tandis que je veillais Vincent. Je perdis toute notion du temps dans la caverne souterraine isolée du monde extérieur.

Seule avec lui, agenouillée devant le rocher où il reposait, je lui parlais en caressant ses mains, son visage. J’espérais encore malgré moi l’impossible, alors je sortis de mon sac à dos le rameau de l’arbre et le posai à côté de Vincent, continuant à murmurer, à psalmodier une sorte de mélopée qui ne voulait rien dire, car je n’arrivais plus à articuler ni les mots ni les phrases. Comme je n’avais plus la force de rester assise, je posais ma tête sur sa poitrine et j’écoutais son cœur qui battait lentement, si lentement que j’avais la sensation qu’il était en train de s’arrêter.

 

Après un long moment, je relevai la tête et je vis que Vincent avait ouvert les yeux, son regard était fixe et lointain, il semblait contempler le monde comme s’il revenait de l’au-delà. Ma surprise fut si grande que j’ouvrais la bouche comme un poisson, encore incapable d’émettre le moindre son. Vincent referma les yeux, mais je savais désormais qu’il était vivant et qu’il ne mourrait pas. Une onde de chaleur me parcourut et je me mis à trembler comme une feuille.

 

Au bout d’un long moment, j’entendis Alma, Astrid et Jerem qui descendaient l’escalier. Je ne savais pas l’heure qu’il était, ni s’il faisait encore jour ou bien si c’était la nuit. Ils étaient accompagnés par Simonetta et avaient apporté une sorte de brancard confectionné par Jerem. 

 

-- Il a ouvert les yeux, murmurai-je, les seuls mots que je fus capable de prononcer.

-- Il va s’en sortir, dit Astrid. 

 

Je me levai enfin et marchai quelques pas, le sang se remit à circuler dans mes veines, j’étais totalement ankylosée, et j’avais l’impression que mes poumons étaient enserrés dans une cage étroite qui me comprimait et m’empêchait de respirer. Alma avait des poignées de pimpiostrelle dans ses poches, elle s’approcha de son frère et déboutonna la chemise. La peau était encore noire et tuméfiée, Alma se mit à masser doucement la tache sombre avec les fleurs fraîches. 

 

Simonetta s’était approchée. Elle n’avait posé aucune question sur la manière dont nous étions arrivés sur l’île.

 

-- Est-il transportable ? demanda-t-elle en se penchant vers Vincent et en lui caressant le visage. Ce serait plus confortable pour le soigner de l’installer en haut dans une pièce avec la lumière du jour.

-- Nooon, répondit Alma, laisse-moi le soigner ici, je sens des ondes me traverser le bras. Tu as posé ton rameau à côté de lui, Hazel ! je vais mettre le mien aussi, faisons le maximum pour sauver Vincent.

 

Je saisis mon rameau, et me tenant debout devant Vincent, pointai la branche de l’arbre vers lui. Astrid s’approcha de moi et fit de même. A cet instant, Jerem s’avança à son tour et prit le rameau d’Alma. Les trois baguettes de bois convergèrent au dessus de Vincent, tandis qu’Alma continuait à frotter la peau nécrosée. Nous étions tous les cinq réunis autour du corps de Vincent, chacun tentait à sa manière de lui apporter son énergie pour le ramener à la vie.

 

Un long moment s’écoula sans que rien ne se passe, mais brusquement Vincent se retourna et se mit à vomir une sorte de bile noire. Nous avions eu le temps de nous écarter pour ne pas être éclaboussés. L’affreux liquide dégoulina sur la pierre et gargouilla dans le sable au pied du rocher, avant d’être absorbé et de disparaître. Vincent eut d’autres soubresauts et à chaque fois il évacuait le poison de Jahangir. Sa peau noire s’éclaircissait et son teint était moins gris. 

 

Puis il expulsa une espèce de masse noire gluante qui ressemblait à un esprit maléfique. La créature rampa sur le rocher quelques instants avant d’être détruite par la magie de l’arbre. nous la vîmes se tordre et s’allonger en un mince filet sombre avant de devenir un ruban de fumée qui s’évapora. La peau de Vincent était redevenue blanche.

 

-- De quoi s’agissait-il ? demanda Simonetta avec étonnement, bien loin de se douter que la magie ne nous surprenait plus. 

-- Rien que la pimpiostrelle ne puisse guérir, répondit Alma, si on en a bien sûr. 

-- A quoi servent ces branches d’arbre que vous vénérez ? Comment as-tu pu sortir ton frère du coma ? poursuivait sa mère.

 

Vincent s’agitait sur le rocher inconfortable, le bruit que nous faisions en parlant le dérangeait, il ouvrit les yeux et nous regarda tous, les uns après les autres.

 

-- Je me souviens de tout, murmura-t-il avec lassitude. Nous sommes revenus à Gondebaud, dans la grotte où accostaient les barques des pirates. Je voudrais sortir d’ici.  

 

Nous l’aidâmes à se relever, et Jerem le soutint pour monter l’escalier. Nous laissâmes le brancard devenu inutile. Je grimpai les nombreuses marches de l’escalier derrière eux, Astrid Alma et Simonetta sur mes talons. Lorsque je me retrouvai à l’air libre, tout mon chagrin si longtemps contenu se libéra en moi, l’angoisse qui m’avait serré le cœur me submergea et je m’évanouis.    

 

Lorsque je m’éveillai, je me trouvais dans une chambre du château, à la décoration austère, couchée dans un lit antique. La porte était ouverte et je vis Alma passer la tête pour vérifier si je ne dormais plus.

 

-- Tu vas mieux, s’écria-t-elle en courant vers moi, j’ai eu si peur ! D’abord Vincent, et ensuite toi ! 

-- Comment va Vincent ? répondis-je.

-- Il se repose. Jahangir lui avait inoculé l’une de ses horribles créatures, expliqua-t-elle, un morceau de lui-même comme il disait, pour prendre le pouvoir sur Vincent. Mais il est mort maintenant, et son émanation aussi. Vincent est guéri, il prend de la pimpiostrelle en infusion, et je continue à nettoyer sa peau, mais tout va bien.

-- Tu es une merveilleuse guérisseuse, dis-je.

-- Mais toi aussi, ajouta-t-elle, c’est toi qui a eu l’idée de lui donner une graine de l’arbre. C’est la magie de l’arbre qui a obligé l’homoncule à sortir du corps de Vincent. 

-- Que se serait-il passé si nous ne l’avions pas exterminé ? demandai-je.

-- Je ne sais pas, avoua Alma, mais je n’ai pas non plus envie de le savoir.   

 

Vincent resta quelques jours étendu dans sa chambre du château en convalescence. Je passais tout mon temps avec lui, nous parlions sans cesse de tout et de rien. Alma, Astrid et Jerem passaient nous voir au moindre prétexte, pour vérifier que tout allait bien, qu’aucun de nous n’avait rêvé, que nous étions bien là.

 

Sur internet et à la télévision, les journalistes dissertaient indéfiniment sur l’île mystérieuse qui avait surgi du néant. Elle n’existait pas, et soudain elle était apparue sur toutes les images satellite et avait affolé la planète. Les reporters et les savants étudiaient les atlas du monde pour vérifier la position de l’île et comprendre ce phénomène inexplicable. Dans les premières hypothèses émises, ils parlaient de créatures venues d’autres mondes, d’autres univers, peut-être même d'outre-monde et une frayeur incroyable s’empara de la population. La peur d’une invasion de notre planète par des êtres incontrôlables dont l’objectif aurait été d’anéantir la civilisation se répandit dans tous les pays comme une vague de terreur. Puis les enquêteurs trouvèrent d’antiques cartes qui attestaient de l’existence de l’île plusieurs siècles auparavant. Ensuite, sans aucune raison, plus aucune trace de ce point dans l’océan ne fut mentionnée ni dans les textes ni sur les cartes, comme si l’île s’était volatilisée, ou bien comme si elle avait disparu dans les profondeurs de la mer. Il y a avait un abysse à proximité, aussi c’était une piste qui était étudiée très sérieusement. Mais généralement il était admis qu’une telle disparition aurait forcément généré des bouleversements importants et un raz de marée dont on trouverait des vestiges, or il n’y en avait pas. Aucun texte ne faisait référence à cette île, hormis peut-être quelques récits de pirates, mais personne ne les prenait au sérieux. Qui aurait pu imaginer qu’un sorcier malveillant avait dérobé la vue de cette merveille des mers aux yeux du monde entier, par un artifice magique ? Après l’atténuation des peurs irrationnelles, cette découverte suscitait un nombre incroyable de passions, dont la plus controversée était de savoir à quel pays appartenait l’île. Un milliardaire proposa de l’acheter mais personne n’était en capacité de la lui vendre. Il fut décidé qu’elle n’appartiendrait à aucun état et qu’elle resterait un espace libre, transformé en une réserve naturelle pour la flore et la faune. Les dirigeants de tous les pays étaient circonspects sur l’apparition de cette île et aucun d’entre eux ne voulait en assumer les probables inconvénients.

 

Nous regardions avec fascination sur nos écrans les films tournés sur l’île par les enquêteurs, les vidéos des drones qui survolaient toutes les zones que nous avions parcourues. C’était émouvant de voir les chemins, les plages, la baie, tout était pareil et tout était différent. Avec la fin du volcan, ce n’était plus tout à fait l’île que nous avions connue.

 

Il avait implosé, et la magie de l’arbre avait recouvert le mamelon qui restait d’une forêt dense où il était difficile de faire des recherches. Les plages polluées par les expériences de Jahangir avaient été intégralement nettoyées par le peuple de Lamar. Il ne subsistait aucune trace de notre bref passage, nous avions été précautionneux. Des explorateurs mandés par l’union de plusieurs pays qui financèrent les travaux avaient fouillé l’île. Ils avaient naturellement trouvé le village et la tour, les souterrains et le port, attestant de la présence humaine sur l’île à une époque lointaine. Le bateau blanc de Jahangir avait dû dériver au large et disparaître. Aucun danger n’avait été identifié et l’île pouvait désormais être laissée à ses habitants originels. En creusant la terre, des archéologues et des biologistes exhumèrent des squelettes d’animaux préhistoriques, des sauriens qui se tenaient debout. D’autres savants s’étonnait de la végétation particulière de forêt sur cet îlot, et le mamelon les intriguait, car ils ne comprenaient pas comment une telle colline avait pu se former. Des missions de recherches plus approfondies furent diligentées, d’autres espèces animales ou végétales inconnues pourraient être découvertes, la géologie méritait d’être analysée, des théories sur l’histoire de l’île et du monde pourraient être élaborées. Ils leur semblaient d’ailleurs avoir aperçu un oiseau blanc archaïque qui volait au dessus de la canopée et dépassait les drones. Bientôt des équipes de scientifiques spécialisés eurent le droit d’accéder sur l’île et d’y faire toutes les investigations poussées qu’ils souhaitaient. Au bout d’une quinzaine de jours, plus personne ne parla de l’île, elle avait révélé tous ses secrets troublants et n’intéressait plus les journalistes. Seuls quelques reportages pour experts seraient désormais produits de temps en temps, pour les spécialistes ou les curieux, l’île avait perdu son caractère sensationnel et tant mieux pour elle, avait retrouvé sa sérénité.    

 

Quand il put enfin se lever et marcher, Vincent m’emmena sur l’île voisine, dans le petit cimetière où étaient enterrés sa mère et son frère jumeau, Victor. C’était une simple pierre tombale en plein vent, isolée dans un angle qui dominait la mer, au milieu d’une végétation éparse de bruyères et de fleurs rases. 

 

Personne ne parlait de la disparition de PJ, c’était comme s’il n’avait jamais existé. Avait-il été un si mauvais père ou si détestable époux que tous voulaient l’oublier ? Aucun des membres de sa famille ne semblait ressentir le manque ou ne pensait encore à lui. Il les avait abandonnés volontairement, ceci expliquait peut-être cela. Une déclaration avait été faite à la police, mais évidemment aucune piste n’avait permis de le retrouver, il s’était comme évaporé, ce qui était bien sûr l’exacte vérité. Lorsque je me remémorai sa fin dramatique après sa gloire et son rayonnement, l’humiliation que lui avait infligée Jahangir en le métamorphosant en orang-outan, je me demandai si tout cela avait été bien réel. Suite aux premières investigations, les enquêteurs avaient conclu que la disparition n’était pas inquiétante et qu’il n’y aurait pas d’enquête. PJ avait le droit à l'oubli, le droit de tout quitter sans explication et il n’y avait rien que sa famille puisse faire. Alors il tomba dans le puits aux oubliettes du château des Gondebaud et nul ne songea plus à lui.

 

Au bout de quelques jours, Astrid et Jerem nous informèrent qu’ils voulaient repartir pour Coloratur, ils verraient Clotaire pour lui raconter la fin de Jahangir, et retrouveraient Diego, Brennan et les filles, Isla et Elli. Ils avaient envie d’explorations, de randonnées, de nature, l’île des Gondebaud était magnifique mais elle était trop petite pour leur soif d’aventures. Les abominations que Lamar nous avaient montrées sur la mer, l’île de déchets plastiques et les flaques d’hydrocarbures les avaient bouleversés. Ils ressentaient le besoin impérieux d’agir pour changer les choses, et le peuple organisé de Jerem les aideraient à se mobiliser utilement et rapidement. Astrid avait soif d’évasion, d’authenticité et de sincérité, elle avait trouvé ce qui lui avait tant manqué dans la compagnie de Jerem. Simonetta la laissa partir, sa fille avait trouvé une certaine forme de bonheur pour la première fois de sa vie. Aux yeux de sa mère, cela n’avait pas de prix. 

 

Un peu plus tard, Simonetta elle-même annonça qu’elle quittait l’île elle aussi. Lorsqu’elle avait repris l’intérim de la direction d’ABMonde, elle avait imaginé liquider les affaires de PJ et vendre les laboratoires. Mais culpabilisée par toutes les horreurs qu’elle avait lues et entendues sur les manipulations de PJ, elle avait décidé de prendre définitivement la tête des laboratoires ABMonde et de les rendre vertueux. Et avant tout, elle voulait réparer les erreurs commises par son époux, trouver les personnes qui avaient souffert et les dédommager. Je ne savais pas si son vœu pourrait se réaliser, il semblait utopique, car il faudrait beaucoup d’argent pour indemniser les victimes. Après des années de soumission à la personnalité écrasante de PJ, elle avait retrouvé sa liberté et le goût d’entreprendre, son projet la transcendait, il n’était pas question de la ralentir, elle avait hâte de le mettre en oeuvre. 

 

Elle partit un beau matin par le ferry qui reliait l’archipel de Sainte-Victoire à une autre île plus importante où se trouvait un aéroport. Il lui serait facile de revenir dans la villa des Sauveur et de s’y installer. De là, elle pourrait aller rapidement au siège d’ABMonde et commencer une nouvelle vie. Au bout de quelques jours, elle nous informa qu’elle avait décidé de transformer la villa en une clinique privée. Son objectif était de soigner les effets des traitements mis sur le marché par son ex époux. Elle avait besoin de Vincent et de moi pour l’aider dans tout le domaine informatique, et nous pouvions le faire depuis notre repaire en plein océan. Pour rassembler des fonds, elle avait mis en vente toutes les propriétés de PJ et liquidait tous ses comptes. Son hyperactivité était impressionnante, comme si elle se réalisait enfin dans cette mission impossible qu’elle s’était fixée. 

 

Alma avait décidé de rester sur l’île avec Vincent et moi, elle ne voulait pas retourner dans son ancienne maison avec sa mère, trop de mauvais souvenirs la hantaient, et elle se sentait chez elle sur l’île des Gondebaud. Elle voulait devenir médecin, et avait déjà projeté de partir faire ses études dans l’université la plus proche pour revenir souvent sur l’île. Elle était retournée dans la petite école sur l’île voisine où elle avait enfin rencontré des amies. Elle avait beaucoup à faire car elle s’occupait du vieil Oponce qu’elle avait appris à aimer, de Nopal, et de ses cultures de pimpiostrelle. 

 

Nous avions planté quelques graines de l’arbre dans la cour du château, à l’abri des vents et des tempêtes. Là où jamais aucune plante n’avait réussi à pousser, plusieurs fûts majestueux avaient surgi et étendaient leurs ramures entre les épais remparts.

 

Vincent et moi n’avions pas envie de quitter l’île, sa solitude et la beauté de son site sauvage en plein océan. Nous avions l’impression d’être sur un bateau en voyage perpétuel dans un monde constamment renouvelé. Et en même temps, nous étions ancrés sur ce rocher plus solidement que n’importe où ailleurs, car c’était chez nous. Vincent se sentait bien, près de tous ceux qu’il aimait. Il avait envie d’explorer tous les recoins cachés de ce lieu à nul autre pareil, là où ses ancêtres les pirates avaient vécu et amassé leurs trésors, de lire leurs récits de voyage et d’étudier tous les parchemins qu’ils avaient ramenés et entassés dans des coffres. Pour moi, j’avais enfin trouvé mon port d’attache, ma famille et ma maison, jamais je n’aurais envie de repartir. J’avais essayé de retrouver mon colocataire Ezéchiel en naviguant sur internet, mais il avait complètement disparu, il avait dû effacer tous ses comptes et peut-être même changer de nom. Après tout le mal que je lui avais fait, même involontairement, je n’osai même pas tenter de le retrouver.

 

Me sentant toujours fatiguée même après avoir bu quelques tisanes de pimpiostrelle préparées par Alma, je me rendis un matin au centre médical sur l’île voisine pour consulter sur l’étrangeté de ce mal. Le docteur qui m’examina diagnostiqua aussitôt une grossesse et fit une échographie pour confirmer. Bouleversée par cette nouvelle inattendue, je revins lentement vers le château en passant par le souterrain qui reliait les îles, et émergeai à l’air libre encore toute étourdie par l’annonce du médecin.

 

Devant moi sur une crête en plein vent, Vincent et Alma regardaient la mer en me tournant le dos. Ils étaient toujours complices, et ils se ressemblaient tant, ils avaient toujours besoin l’un de l’autre. Le bébé avait dû être conçu dans le palais à Coloratur, le seul moment d’intimité que Vincent et moi avions connu à la période de conception. J’étais enceinte de trois mois, moi qui n’avais jamais de ma vie imaginé qu’un jour je serai mère. Et le père de cet enfant était le seul homme dont je voudrais jamais.

 

Un sourire aux lèvres, je m’avançais vers eux. Ils m’accueillirent comme ils l’avaient toujours fait, se plaçant de chaque côté de moi. Tandis que nous regardions les brisants se fracasser sur les rochers à nos pieds, projetant des myriades de gouttes d’eau irisées qui montaient jusqu’à nous portées par les vents, je leur révélai la bonne nouvelle. C’était trop de bonheur de penser à la naissance d’un enfant.

 

Alma glissa sa main dans la mienne et Vincent me serra contre lui.

 

-- Si c’est un garçon, nous l’appellerons Bozon, dis-je.

-- Ce n’est pas beau, répliqua Alma.

-- C’est un nom de pirate, protesta Vincent avec un sourire, je le trouve magnifique.

-- C’est le prénom qu’avait choisi Vincent quand il a décidé de ne plus jamais se laisser faire, ajoutai-je.      

-- Non, décidément il ne me plait pas, fit Alma avec une grimace. Choisissez-en un autre.

-- Pas Victor, fit Vincent, c’était le nom de mon frère.

-- Je ne sais pas, répondis-je, je n’ai pas d’autre bonne idée.

-- Et si c’est une fille ? demanda Alma. Avelina ?

-- Non, si c’est une fille, je pensais à Rose, dis-je..

-- Hum ! Rose, c’est parfait, s’exclama Vincent. Et je veux changer notre nom de famille, je ne veux plus porter le nom de PJ, nous ne serons plus des Sauveur, mais des Gondebaud.

-- Rose Gondebaud, fis-je d’un ton rêveur, descendante des pirates de l’île, quelle destinée aura notre fille ! 

-- Je lui enseignerai la médecine, dit Alma d’un ton décidé, je serai une tante formidable, elle n’aura rien à craindre des pirates.

-- Bien sûr que non, répliqua Vincent, ce sont eux qui la craindront !

 

Frissonnant dans la brise fraîche qui venait de la mer, je me demandais si Vincent imaginait que sa fille serait une guerrière qui voudrait conquérir le monde, et je rejetais cette idée, il n’était pas question qu’elle ressemble un jour à PJ ou à Jahangir.  


 

*

 

Loin de là dans les mers tropicales, après avoir navigué dans tous les océans du monde, le requin qui avait dévoré le corps de Jahangir s’échoua sur une plage de sable fin, mort. Une fumée noire, qui stagnait autour de la baie de l’île où était revenu le poisson, descendit doucement vers le cadavre et s’immisça dans la gueule ouverte du requin. Le corps du poisson explosa et la plage se recouvrit de morceaux de chair sanguinolente. Jahangir surgit des débris du poisson, et reprit sa forme de gnome, puis il grandit et retrouva sa mince silhouette de jadis, son visage fin et sa longue barbe qui lui tombait sur le torse. Il éclata d’un rire sardonique et regarda ses doigts crochus couverts de bagues magiques.

 

-- Ah ! Ah ! Lamar, tu croyais m’avoir anéanti, mais ce séjour dans le ventre du poisson m’a redonné toute mon énergie et mes pouvoirs, me voici regénéré et redevenu le Jahangir d’antan. Sache que je suis indestructible, et qu’un jour je reviendrai. Et ce jour-là, ce n’est pas Jahangir que tu devras affronter, mais Jagannath, car je serai devenu le Seigneur de l’Univers. Je serai si puissant que nul ne pourra me vaincre. Et je me vengerai.

 

Posé sur la branche d’un arbre qui penchait vers le sable, Houang Ti regardait Jahangir d’un œil méprisant et furieux. Le magicien immobile avait une fois de plus déjoué tous les pièges et était revenu. La mission de Houang Ti n’était pas terminée, tout était à refaire. Jahangir fit un geste avec sa main et se métamorphosa en une épaisse fumée noire qui s’éleva au-dessus des flots et disparut au loin, portée par les vents.   

 

Houang Ti n’avait plus rien à faire sur cette île, il prit son essor et s’envola à tire d’ailes, aussi rapide qu’un éclair, et ne fut bientôt plus qu’un petit point presque invisible dans l’azur étincelant.

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