Chapitre 22 - L'école

Par Gaspard
Notes de l’auteur : Chapitre long et dense ... dont je ne suis pas sûr d'avoir réussi à lui donner sa forme idéale.
J'espère que sa lecture ne vous semblera pas trop pénible.

- C’est pas possible d’être aussi sous-doué !

Je grimace d’embarras dans le dos de Luciole ; nous sommes en route pour l’Eau claire et j’ai profité d’un moment de silence pour appeler Fiona et la tenir au courant des événements de la nuit.

La petite est furieuse.

- Quand je pense que tu pleurnichais dans mes jupes à l’idée de ne pas avoir tous les jours de sujet de transmission aussi juteux que notre Cataclysme ! Même pas un jour plus tard, tu reproduis à nouveau un exploit légendaire de Iori, toi qu’on appelle déjà partout le Copieur, et de Shandia avec ça ... En compagnie de Luciole en plus, alors que votre idylle est le sujet numéro un des conversations dans les chaumières. Vous faites une course poursuite dans la nuit … Nus, par-dessus le marché ! ET TU NE M’APPELLES PAS ?!!

Incapable d’exprimer par des mots sa frustration, Fiona m’en envoie via l’Arbre une vicieuse déferlante. Trop secoué par l’intensité de son ressentiment et trop penaud pour essayer de me trouver une excuse, je fais le zouave.

- Si c’est parce que tu voulais me voir à poil, je crois que Luciole a un enregistrement …

Fiona m’interrompt d’un ton méprisant.

- Qu’est-ce que tu veux que j’en ai à fiche de ton p’tit zizi ? On avait fait un pacte ! Ton intimité contre ma disponibilité.

Je tente une faible protestation.

- Je ne savais pas encore que tu allais accepter ma demande …

- Ben voyons ! Comme s’il était concevable que je la refuse. Elle est franchement agaçante ta modestie mal placée …

Malgré son agacement, par perfectionnisme, elle hésite.

- Mais peut-être suis-je fautive moi aussi de ne pas l’avoir prise en compte alors que j’en suis consciente. J’aurais dû te répondre tout de suite. Oui, Artyom, je veux être ta réalisatrice de toujours. J’en meurs d’envie ! À la condition que nous nous prêtions l’un l’autre allégeance et que la fidélité qui nous lie soit prime et absolue. Je me moque de savoir quelles femmes et quels hommes tu aimeras dans ta vie, tant que nous travaillerons ensemble ta loyauté devra être avant tout mienne. S’il t’arrive quoi que ce soit qui sort de l’ordinaire, de quelque compagnie que tu jouisses, tu m’appelles. En échange de quoi, je répondrai toujours. Ces termes te conviennent-ils ?

Saperlipopette … Une extrémiste ! Je lève mon bouclier.

- Non, fillette, ils ne me conviennent pas. J’aurais dû t’appeler hier, c’est vrai. Pas transmettre en direct, ça non, pas sans le demander à Luciole, mais t’inclure dans le moment pour te permettre de créer quelque chose à partir de nous, oui, j’aurais dû y penser. Je te prie de m’excuser de ne pas l’avoir fait, je ferai de mon mieux pour ne plus t’oublier à l’avenir dans ce genre d’occasions. Cette intention, je suis prêt à la signer de mon sang. Cela étant dit, ma proposition reste et restera celle d’une collaboration libre, basée sur l’envie plutôt que sur le devoir. Je ne veux pas plus être à ton service que te soumettre au mien.

Je marque une pause.

Luciole marche quelques pas devant moi. Elle tourne la tête régulièrement pour balayer du regard le paysage et ne manquer aucun détail croustillant. De temps à autre, sans se retourner, elle pointe du doigt, à mon attention, une curiosité : un bas-relief bien ouvragé, un balcon débordant de plantes, un pavé qui s’élève de 30 centimètres au-dessus des autres, un chien énorme aux poils tressés … Des photographies de la Cité qui s’éveille doucement. Tous les habitants qu’on croise s’étirent et se grattent en tenues débraillées ; par les fenêtres qu’ils viennent d’ouvrir, ils se lancent des saluts, des apostrophes, des rêves, des commentaires, des programmes, des idées, des fruits, des jouets, des câbles pour étendre leur linge … Un vieillard en slip, suivi par un canard et sa portée de canetons, se dirige en claudiquant vers la mer. Un détail insolite attire mon attention : quelques feuilles en étoile ornent les épaules du vieil homme. Je savais le phénomène possible – en réalité, il est même assez commun – mais peu de gens se promènent torse nu à Tremble-la-Blanche et, a fortiori, moins encore lorsqu’ils sont octogénaires ; je n’avais encore jamais vu de Panache en vrai.

Nos Graines, quand elles sentent nos corps peiner à les nourrir, peuvent s’affranchir de leur existence purement parasitaire pour participer à l’effort de production d’énergie et faire pousser ce qu’on appelle un Panache, une couronne de feuilles qui les rend quasiment autonomes. Les bourgeons sortent de sous notre peau au sein d’un périmètre variable selon les individus allant du milieu de la colonne vertébrale au sommet du crâne. Certains trouvent cette perspective perturbante – ils ont l’impression de perdre en humanité … Pas moi. Au contraire, j’ai terriblement hâte de découvrir à quoi Diane ressemblera une fois à l’air libre : la forme des feuilles, leur couleur, les dessins qui les couvrent, leur nombre, leur disposition, leur texture, chacune de ces caractéristiques est liée à l’ADN du porteur, unique donc, et est impossible à prévoir.

Quand on enterre nos morts, on laisse ces Panaches émerger hors de terre. Ils grandissent souvent jusqu’à devenir des arbres face aux formes desquelles les proches ressentent immanquablement une grande familiarité. Ce n’est pas que les courbes des branches miment ceux des membres du défunt mais plutôt qu’ils épousent les courants invisibles qui l’entouraient de son vivant. Nos Graines, devenues adultes, prolongent nos existences en matérialisant avec une lenteur extrême le bouquet de nos gestes idéaux. Voilà pourquoi nous les appelons, sous cette forme achevée, des Danseuses.

Quelques-unes, d’une grâce ou d’une singularité supérieures, sont mondialement connues et visitées comme œuvres d’art ou sanctuaires : le Chaos d’Adrien, la Cervelle d’Hamilcar, la Gyre d’Ono … De toutes, ma préférée est la Flèche de Molly, dont la vitalité exceptionnelle déroute les spécialistes depuis presque un siècle : elle pousse droit vers le ciel de plus d’un mètre par an quelles que soient les conditions climatiques, sans jamais faiblir, comme si elle était porteuse d’une mission sacrée. Relier la Terre aux étoiles peut-être … Les locaux lui donnent un autre surnom : « L’Irréductible ».

Je ne suis pas surpris lorsque Diane me confirme que le nom de famille de Molly était Ó Ríordáin et qu’elle donna naissance, il y a 93 ans, à celui qui deviendrait l’arrière-grand-père de Fiona. La teigne coule dans leur sang.

Je reprends ma phrase là où je l’avais laissée.

- Il est inutile qu’on s’encombre de règles et de contraintes … De toute évidence, on meurt tous les deux d’envie de travailler ensemble ; on va naturellement se diriger l’un vers l’autre. Là où j’ai été malhabile, c’est que je ne t’ai précisé dans mon message ni la force ni l’ampleur de la relation que je nous imaginais forger. Comme je n’arrête pas de me dévoiler à Luciole, j’ai oublié que nous n’avions pas procédé à ce genre de partages, toi et moi. Tu ne pouvais peut-être pas deviner derrière mes mots indolents et l’élasticité du contrat que je t’ai proposé que je nous vois déjà y passer notre vie entière. Que je suis plus curieux de comment tu filmeras mon évolution que de mon évolution elle-même. Que je ne me lasse pas de t’imaginer jouer et danser avec moi, ton invulnérable pantin niaiseux, tantôt amoureuse, tantôt dégoutée, tantôt technique, critique, complice, blasée, fusionnelle, furieuse ou indifférente. Il me semble que, rien qu’en rencontrant la tienne, ma trajectoire a gagné mille ans de turbulences, mille ans d’histoire, de complexité, d’intelligence et d’intérêt. Je vais me faire légende, Fiona, pour entretenir ta curiosité et te garder près de moi. Je te le promets solennellement ; c’est dire combien je crois en nous.

La fillette ne répond pas mais je sens sa présence et n’y décèle plus trace d‘animosité. Elle avait pas intérêt, après une telle déclaration !

Je conclus.

- Alors ne t’inquiète pas d’un ou deux exploits manqués.

Fiona acquiesce distraitement : l’affaire réglée, elle est déjà passée à autre chose.

- Comment se fait-il que tu ne l’aies pas rattrapée ? Je croyais inégalables ta condition physique et ta capacité d’adaptation à ton environnement … Elle est si balaise que ça ?

- Elle est très forte, aucun doute là-dessus. Apparemment, elle participe plusieurs fois par semaine, depuis une dizaine d’années, à un entrainement collectif assez dingue proposé par un expert de la Voie de l’Échange. C’est un art martial basé sur la lecture des mouvements de l’autre – ce qui n’a pas dû beaucoup lui servir hier, maintenant que j’y pense, mais sa pratique lui a permis de se forger un corps à la fois souple et puissant, un sens du rythme remarquable et un coup d’œil exceptionnel. Ajoutons à cela qu’elle avait préparé très minutieusement sa descente et nous voilà en présence d’un adversaire redoutable. Pourtant, tu as raison, ça n’aurait pas dû suffire. Ma vitesse de pointe est très supérieure à la sienne. Ce qui l’a rendue imbattable, c’est qu’elle a réussi à me faire oublier Diane. J’ai fait l’erreur de croire que je n’avais pas le temps de trouver un chemin meilleur que celui prévu par Luciole quand Diane aurait pu me transmettre en une fraction de seconde vingt itinéraires possibles parmi lesquels certains étaient bien mieux adaptés à ma morphologie et à ma taille. Le parcours que nous avons effectué était calibré pour un petit gabarit agile ; Luciole m’a attiré sur son terrain et elle a fait un sans-faute. En réalité, j’ai perdu dès l’instant où j’ai décidé de la suivre plutôt que de trouver ma propre voie.

- Beaucoup de fadaises pour justifier le fait que tu as perdu pour pouvoir mater des fesses le plus longtemps possible …

- Pour pouvoir mater les fesses que j’aime le plus longtemps possible … Nuance ! Et j’aimerais signaler à l’attention du jury que ce n’est pas moi qui ai décidé qu’on ferait la course à poil !

- Effectivement, Luciole savait visiblement à quoi s’attendre de ta part.

Oh ! Ça suffit maintenant la condescendance !

Je rouspète.

- Tu fais trop de calculs, Fiona. Ça ne marche pas comme ça, la vie. Luciole voulait être nue devant moi, je voulais la regarder, nous nous sommes bien battus et elle a gagné ; c’était un chouette moment et j’ai eu envie de le partager avec toi … Mais si ma façon d’être t’horripile tant que ça, il faut peut-être qu’on reconsidère notre accord ?

- Non ! Non, excuse-moi … C’est sorti tout seul. Je ne voulais même pas t’asticoter. C’est juste … J’ai un peu de mal à comprendre la toute-puissance du désir des hommes. Vous êtes tous comme ça ? Capables de tout oublier, en un instant, rien que pour voir deux globes de chair quelques secondes de plus ?

Mon regard glisse sur ceux de Luciole roulant sous le tissu de son pantalon. L’attraction, pour mystérieuse qu’elle soit, est indéniable.

- Ma foi, je n’ai pas les statistiques mais je crois être plutôt dans la moyenne à ce sujet, oui. C’est peut-être un effet de la testostérone ? Je ne sais pas … Je ne suis pas certain que le désir des femmes doive nécessairement être moins accaparant. Il est possible qu’à intensité comparable du signal en tant que tel la différence réside en ceci que les hommes d’aujourd’hui luttent contre la rémanence génétique de millénaires à assouvir sans vergogne leurs pulsions tandis que les femmes se battent contre le souvenir de millénaires à les contenir. Pour parvenir à établir et maintenir une réelle équité entre les genres à l’aune de l’Histoire, il n’est d’ailleurs pas exclu que ton devoir soit de te permettre une certaine surexposition de tes humeurs en rapport aux mâles de notre espèce. Il sera du moins du nôtre, les subirions-nous, de ne pas nous en plaindre.

- Le féminisme libertin vu par un exhibitionniste, c’est quelque chose !

Je ricane.

Luciole se retourne.

- J’ai raté quelque chose ?

- Fiona me prend pour un pervers …

Le visage de la jeune femme s’éclaire.

- Ah ! Fiona ! Dis-lui que je suis fan d’elle ! C’était dingue ce qu’elle a fait de ta transmission !

Je transmets. Le plaisir de la petite fait rougir mes oreilles.

- Elle a fondu. Et donc, tu n’as rien à dire vis-à-vis de ma lubricité ?

- Parce qu’il y a un débat ?

Elle ose !

- T’es bien placée pour dire ça, toi, t’es au moins aussi obsédée que moi !

Luciole prend un air coquin.

- Je n’ai jamais dit le contraire …

Une onde de gêne et d’agacement me provient du plateau aux fourmis.

- Bon, je vais vous laisser vous bécoter en privé, Rodolf m’attend pour commencer notre tournée.

- Passe-lui le bonjour. Et travaille bien !

- Oui. T’as intérêt à vite m’appeler, la Légende.

- Compte sur moi, Sancho.

Elle me tire la langue avant de disparaître.

- Il nous reste combien de temps avant d’arriver à l’école de Sceptiques ?

Luciole m’interroge du regard.

- Tu sais que tu n’as qu’à demander à ta Graine pour avoir la réponse, pas vrai ?

- Ah oui ! Excuse-moi, je n’ai pas encore tout à fait pris le pli …

- Pas grave. On y est dans 10 minutes. Je vais en profiter pour appeler Chayan, il doit être réveillé maintenant.

Urf ! Je ne l’avais pas du tout vu venir, celui-là … Le coup de couteau surprise, pile entre deux côtes. Je serre les dents et j’encaisse.

- D’ac’, fais-lui la bise de ma part. De mon côté, je vais essayer de joindre un copain qui bosse dans la robotique, voir si on peut en apprendre un peu plus sur notre androïde.

Mais Aldo ne répond pas.

Alors, pour éviter de trop fixer le dos de Luciole pendant qu’elle parle à celui qu’elle aime depuis plus longtemps que moi, j’habite à fond mon rôle de visiteur et m’engorge à coups d’étals en installation et de gamins en gambade de l’ambiance médiévale qui anime les hautes ruelles des bas-fonds d’Uruk.

 

*

 

Luciole est restée silencieuse, le visage soucieux, jusqu’à la porte de l’école des Sceptiques. Je n’ai pas osé demander si elle était en communication avec Chayan tout du long et je n’ai donc rien fait non plus pour alléger son humeur. Je suis resté en retrait, en résistance – ma spécialité, à espérer qu’elle saurait abuser de ma disponibilité si elle en avait envie ou besoin. J’aurais aimé, pour cette occasion, être le genre d’homme capable de balayer d’un revers de main la torpeur qui s’était abattue sur moi à la seule mention du nom de mon rival, j’aurais aimé pouvoir évacuer la pression d’un seul coup, par mes propres moyens, à la gasconne, en lâchant un joli juron et en bombant le torse, en faisant le fier … Mais ma mécanique fonctionne autrement : elle privilégie la digestion à l’expulsion.

J’en étais là, dans un état incertain, à écouter mes forces intérieures grignoter mon ennui morceau par morceau, pas impatientes du tout, dans leur pure indifférence aux urgences du dehors, de rétablir ma capacité à dialoguer quand nous avons franchi le seuil du bâtiment et qu’Elena nous a extraits l’un et l’autre de nos mélasses respectives d’un solide coup de poignet.

- Au risque de gâcher un bon suspense et la morosité dans laquelle vous semblez vous complaire, les enfants, je vais vous dire comment toute cette histoire finit : bien. Pour tout le monde. Alors je vous donne 5 secondes pour avaler votre boudin et après on enchaine : on a du boulot. 5 …

Mais nous sommes déjà complètement rétablis.

Elena Anirniit ! Que fait-elle là ?!

- 4 …

Luciole me lance un regard ébahi que je lui renvoie à l’identique. Pourquoi la Sceptique la plus douée de tous les temps vient-elle nous accueillir ? Que se passe-t-il ?

- 3, 2, 1. Parfait. On peut s’y mettre.

Elle fait un geste vers un coin du vestibule. C’est un cube austère et sombre dans lequel ont été creusées deux rectangles de lumière, une porte pour chaque monde, l’extérieur – dont nous venons, et l’intérieur. En réaction à l’appel d’Elena, un grand gars musclé que je n’avais pas remarqué en entrant coule hors des ombres. Mon instinct de combattant s’éveille brusquement à son apparition. Bien qu’il soit vêtu d’un simple pagne, il dégage la même aura qu’un guerrier en armure complète ; je dois lutter de toutes mes forces contre une pulsion subite de me mettre en posture d’invite à une joute de solidité : le bestiau parait imbattable … Je pourrais y aller à fond sans risquer de le blesser.

- Luciole, Orson va t’accompagner à l’Eau Claire voir Teka. Artyom, tu te calmes et tu viens avec moi. J’ai réussi à t’organiser un rendez-vous avec l’Infime.

- Mais …

Je m’arrête là, suspendu en pleine protestation par la micro-expression d’agacement que je vois passer sur le visage d’Elena. Elle sait déjà ce que je vais dire. Je n’ai pas demandé à Diane de protéger mon esprit et la Sceptique l’a lu, relu et analysé depuis longtemps. Elle a vingt répliques d’avance sur moi et désapprouve mon manque d’efficacité.

Je me corrige et accepte de la suivre.

Elle m’adresse un sourire plein de douceur.

- Ne t’inquiète pas, va. Elle s’en sortira très bien sans toi, la petite. Mieux, à vrai dire. Maintenant, allons-y … Même si elle ne s’est jamais plainte de rien, je n’aime pas faire attendre notre invitée.

Ayant dit, elle fait demi-tour et sort par la porte opposée à celle que Luciole et moi venons d’emprunter. Tout en emboitant le pas d’Elena, je jette un regard en arrière. Ma partenaire me souffle un baiser puis fait un signe de tête vers Orson, les yeux écarquillés, et articule silencieusement.

- T’as vu ses pecs ?!

Je lui réponds via l’Arbre.

- Fais ta maligne. Dans une minute, il sera dans ta tête.

- Qu’il vienne, j’ai pas honte. On dirait deux coussins en cuir moelleux. Je voudrais être un chaton microscopique pour y faire mes griffes et m’y blottir en ronronnant. On pourrait vivre heureux là-dessus, tu trouves pas ?

- Si.

Malgré moi, je le confesse. Je voudrais être le chaton jumeau de Luciole et jouer avec elle sur les muscles ronds d’Orson. Il faudrait être fou pour ne pas en rêver. C’est une vision de paradis.

Devant moi, Elena lève le menton et les yeux au ciel.

- C’est vrai que ça donne envie …

Je mets une seconde à comprendre qu’elle parle de la même chose que nous. J’avais oublié son omniscience.

- Si ça te gêne, tu peux m’éjecter d’une pichenette.

Pas besoin. Ce que je ressens, ce que je pense, je le confie volontiers à qui veut. Rien de ce qui émane de moi ne peut menacer ma solidité, elle est infinie.

Et mes entrailles sont insondables.

- C’est exactement ce que je voulais entendre. C’est vrai de tous les êtres humains mais peu de gens en ont une conscience aussi aigüe que toi. En le considérant si fort durant tant d’années, tu l’as nourri et apprivoisé, ton vide, jusqu’à un niveau de maitrise rarissime.

Mon vide. Les mots d’Elena frappent juste et fort. Rien que d’entendre un autre que moi le reconnaître, je me sens comme transporté, corps et âme, sur un plan supérieur d’existence. Ma colonne vertébrale se redresse et mes poumons peuvent soudain accueillir trois fois plus d’air que d’habitude. J’ai les genoux souples, les bras longs et l’esprit clair. Je perçois avec une acuité nouvelle la dimension intersidérale du rien qui, jaillissant perpétuellement de mes omoplates, fait de moi ce que je suis. Bien au-delà de mes actes et de mes paroles, je suis le pantin compatissant de cette incommensurable absence.

- Certains s’identifient à des animaux, d’autres à des plantes, d’autres encore à des totems chimériques ou à des paysages … Toi, tu as donné à ta force vitale la forme de l’Éther. Je l’avais pressenti lors de tes apparitions sur l’Arbre, je suis heureuse d’en avoir une confirmation aussi limpide. Tu vas t’entendre à merveille avec l’Infime, c’est certain.

Mais qui est cet Infime dont elle parle depuis tout à l’heure ?

Elena se retourne brusquement et plante son regard dans le mien.

Nous sommes en pleine lumière, cette fois, et je la vois mieux. Je connais son apparence, comme tous, depuis ma plus tendre jeunesse : c’est une femme de taille moyenne au physique d’ascète, portant tout juste assez de chair sur les os pour ne pas faire peur ou pitié. Sa peau brune semble trop tendue, comme si elle avait été choisie d’une taille trop petite pour son squelette, au point qu’elle blanchit autour de ses articulations lorsqu’elle les plie et que, quand elle s’énerve, un maquillage de guerre en rides exsangues apparaît sur son visage. Elle porte ses cheveux très courts, une dense laine grise, juste ce qu’il faut pour maintenir son précieux crâne au chaud. Sous son front haut et ses sourcils froncés, ses yeux noirs voient tout. Ils pénètrent le cerveau et le cœur de ses interlocuteurs aussi aisément qu’un tison incandescent dans un lit de neige poudreuse.

J’ai beau être prévenu, la voir en vrai, à un mètre de moi, produit une impression radicalement différente de ce à quoi je m’attendais. Je suis pétrifié par la folle intensité qui se dégage de tout son être.

Je sens ses racines se jeter voracement sur moi et s’insinuer dans les moindres recoins de ma mémoire vive à la recherche de l’Infime. Est-ce donc si étrange que je ne sache pas qui il est ?

- Qui elle est. L’Infime est une femelle. Oui, c’est étonnant. Mais je comprends l’origine du malentendu. Cette petite farceuse de Fiona t’a parlé de moi et de l’expérience que je mène ici en ce moment mais elle ne t’en a rien dit d’autre. En survolant ces miettes qu’elle avait laissées en toi, j’ai cru que tu étais au courant. J’ai mis ton manque de motivation apparent sur le compte de l’omniprésence de Luciole en toi mais non, je me suis trompé … Tu n’étais simplement pas au courant.

La Sceptique fait durer un silence, elle soupèse ses options. Puis un rictus soulève malicieusement sa joue gauche.

- Pourquoi pas, après tout ? Je vais suivre l’intuition de Fiona et ne rien dire. Nous verrons bien ce que cela donne. Je te serais reconnaissante de jouer le jeu et de ne pas demander à Diane de te vendre la mèche.

J’opine de la casquette. Pas de problème, mesdames. Pour vous, je resterai dans l’ignorance. Se laisser porter par un courant de confiance, qu’on sait amical et compétent, est peut-être un des plus grands plaisirs que la vie ait à offrir. Je saurai en profiter pleinement.

- Bien. Alors suis-moi de près. Parfois, la Ligne Droite se referme un peu trop rapidement sur ceux qui ne savent pas où ils vont.

La Ligne Droite ! C’est donc ça ! J’en avais entendu parler mais, dans le déluge de surprises et de nouveautés de ces quelques dernières heures, j’avais complètement oublié que j’allais en faire l’expérience.

L’école de Sceptiques est un des plus hauts lieux d’expérimentations du monde. Les chercheurs les plus éminents et les plus fous s’y regroupent pour mettre leurs projets à l’épreuve de la réalité et du jugement des autres. C’est dans ce genre d’endroits que jaillissent, des décombres fumants des idées infaisables, dangereuses ou incomplètes, les créations les plus hallucinantes. L’Eau Claire en est un exemple fameux. La Ligne Droite en est un autre. C’est un anti-labyrinthe dont les murs sont connectés à l’Arbre, un carrefour intelligent et évolutif grâce auquel la circulation au sein de l’école, malgré la grande complexité de son plan, est devenue d’une simplicité inégalable. Toutes les pièces du bâtiment y sont reliées et il suffit, lorsqu’on sort de l’une d’elles, de marcher droit devant soi avec une destination en tête pour que la Ligne Droite nous y emmène. Il n’y a aucune limite aux nombres de trajectoires qu’elle peut gérer en même temps : les parois qui cernent le chemin de chaque passager peuvent se resserrer jusqu’à n’avoir qu’un pas d’avance sur lui et s’affiner jusqu’à être translucides. Si on croise un ami ou un collègue, des fenêtres s’ouvrent pour qu’on puisse discuter avec lui et, si les objectifs des deux coïncident suffisamment, il est possible que leurs boyaux se rejoignent momentanément.

Selon son concepteur, la Ligne Droite est la matérialisation ultime de l’anticipation spatiale des humains, cette capacité que nous possédons tous à divers degrés de lire les mouvements d’une foule à l’avance et d’adapter notre trajet non seulement en fonction de notre propre objectif mais aussi de celui de tous nos congénères présents sur place.

Je me retourne trop tard pour voir le passage d’Orson et Luciole se séparer du nôtre, il n’y a déjà plus derrière moi qu’un cul-de-sac beigeâtre, sorte de vague en pâte à crêpes d’une extrême viscosité, qui se rapproche lentement de nous.

Tant pis.

J’envoie un petit message à ma partenaire de mission.

- Il existe donc un triste monde dans lequel je ne te vois pas toute nue aujourd’hui …

- Ça m’étonnerait ! La journée est encore longue … Compte sur moi pour trouver un moyen de te montrer mes fesses dans chacune des réalités voisines.

Elena ricane.

Je l’ignore.

- Courage pour l’Eau Claire, Luciole. Essaye de nous en rapporter quelques bonnes pistes.

- T’inquiète. Toi aussi, fais de ton mieux.

- Oui.

Je fais toujours de mon mieux. Mais en l’occurrence, je ne sais pas si ce qui m’attend pourra nous être d’une quelconque utilité.

Ma guide fait claquer sa langue contre son palet.

- Tout ce que tu fais est utile, Artyom, il faut que tu arrêtes d’en douter à tout bout de champ. Tes actions définissent notre humanité. Et nos actions définissent la tienne. Cette supraconductivité au sein de l’espèce est le noyau de notre civilisation, il faut en user en permanence ! Contrairement à celui de nos ancêtres qui était constamment tâché de « Moi », de « Toi », de « Eux », notre « Nous » est absolu. Tes différences élargissent notre normalité. Où qu’ils aillent, tes pas nous feront progresser. Tu ne peux pas te tromper, il n’y a pas de fausse route.

Il y a pourtant des criminels … Je pense à Teka, vers qui se dirige Luciole.

- Il y a des crimes. Que nous assumons collectivement. La confusion, la violence et l’égoïsme qui furent ceux de Teka, l’impuissance, la rage et le désespoir qui furent ceux de Necmiye, font désormais partie de notre identité. Des blessures de natures distinctes que nous avons pansées mais qui laisseront des cicatrices. Tu le sais, ton désir pour Luciole a frémi à l’écoute de cette histoire. C’est bien. Il faut savoir reconsidérer les évidences qu’un drame parfois souligne. Respecter son importance en doutant de ce qu’on croyait acquis. Interroge-toi toujours de tes élans. Et écoute et respecte les réponses que tu reçois. Une fois l’assentiment général perçu, sois et fais en toute liberté. Pour Luciole, pour Fiona, pour Huni, pour Senga, pour Iori. Pour ta mission aussi. Nous vous avons accordé notre confiance, à ta partenaire et à toi, en connaissance de cause. Nous avons fait le choix de croire que de votre rencontre et de votre parcours naitra une occasion de grandir.

Quand bien même je passe mon temps à penser à autre chose : aux fourmis, aux arbres, à ma gloire personnelle et à Luciole ?

- Oui.

Que nous nous dirigeons sur un coup de tête vers un indice hasardeux ?

- Vous cherchez à élucider l’histoire du monde. Peu importe où vous allez. Dans une savane et une sylve africaines, dans un désert jordanien, sur les côtes englouties de l’Amérique ou dans les micro et macrocosmes d’un haut-plateau bulgare … Les réponses sont partout. Vous en trouverez assurément à Ikinokoru.

Les réponses ?

- Croyais-tu qu’il n’y en aurait qu’une ? A-t-on jamais entendu parler d’une source unique, en histoire ? Ne cherchez-vous pas justement à proposer une confirmation ou un contrepoids à l’hypothèse de Iori ?

- Tu parles comme si tu savais déjà tout.

J’ai prononcé ces mots en même temps que je les pensais.

Elena ne se retourne pas pour autant.

- À titre personnel, je ne sais rien de plus que n’importe qui d’autre. Mais en tant qu’interprète des millions de congénères aux esprits desquels j’ai pu avoir accès, je suis le réceptacle d’une certaine version des faits. Le pronostic de l’espèce, si tu veux. Qu’il faudra un jour confronter aux découvertes les plus récentes, celle de Iori d’abord, puis la vôtre si vous en faites une et peut-être celles de quelques autres qui travailleraient en solitaires, loin du feu des projecteurs, et se feraient connaître à l’heure cruciale.

Comment alors saurons-nous ce que nous devrons croire ?

- Nous ferons comme toujours, Artyom. Nous comparerons, nous réfléchirons, nous débattrons et, en adultes responsables, nous prendrons une décision collégiale.

Que tu exprimeras, au nom de tous.

- Oui. Cela te pose-t-il un problème ?

Cela poserait un problème si tu refusais aux autres ce que tu leur demandes.

- Ce qui n’est pas le cas. Mes intentions sont accessibles à tous. À toi, tout de suite, si tu es curieux. Tu es le bienvenu. Viens juger par toi-même de mon impartialité.

Ce n’est pas la peine, tu sais que je te fais confiance.

- Ne sois pas timide, tu le regretterais plus tard. Viens.

Alors j’y vais.

Via l’Arbre, je tends mes racines vers l’esprit le plus puissant du monde, incapable d’imaginer ce que je vais y découvrir. Une grotte aux proportions immenses ? Un château rempli de pièces ? Une bibliothèque ?

Non. Elena m’accueille avec une abeille.

- C’est toi.

Mon avatar vole en dessinant dans l’air des figures compliquées.

- Dans ton genre, on fait difficilement plus excité. Tu débordes de fragments d’idées et de concepts que tu voudrais partager mais tu es incapable de faire le tri entre le banal et l’exceptionnel. En public, tu crois être en retrait mais pour un Sceptique, tu es une vraie pile électrique. Tu trépignes et tu clignotes en permanence. Tu fais partie des gens les plus difficiles à faire participer à un débat. Vous êtes trop influençables. Vous changez d’avis après chaque nouvelle intervention, de vraies girouettes. Pire encore, vos propres réactions interagissent entre elles et vous vous faites douter vous-mêmes. Vous êtes comme ces machines à sous de l’Ancien Temps. Vous tournez en permanence et il faut vous arrêter pile au bon moment pour obtenir un Jackpot. À deux secondes près, vos participations dans une conversation passent du pur trait de génie au plus affligeant des lieux communs. Vous êtes les pires ennemis de nos Novices. Comme vous vous agitez beaucoup, vous attirez l’attention et vous donnez envie qu’on vous utilise alors qu’il faut une maîtrise parfaite de l’assemblée dans son ensemble et un bon sens du rythme pour le faire intelligemment.

Sur ces mots, mon champ de vision s’élargit et dix, vingt, cinquante puis mille autres abeilles apparaissent, chacune évoluant de manière apparemment indépendante au sein d’un espace flou, de couleur miel, aux dimensions difficiles à appréhender. L’essaim est si dense et les mouvements de chaque insecte si complexe que je perds rapidement de vue celui qui me représente.

- Tu as devant toi tous ceux de nos congénères qui, à l’intérieur de l’École, n’ont pas bloqué l’accès à leurs pensées. Les participants à l’expérience de l’Eau Claire, bien entendu, Luciole comprise – elle vient d’y pénétrer, Orson, Teka, et les autres. Mais aussi l’intégralité des Sceptiques assermentés présents, qu’ils soient là en visite ou pour donner des cours ; comme moi, ils ont pris l’habitude de ne jamais rien dissimuler, où qu’ils soient, de leur psyché. C’est un exercice qui, en plus d’assurer notre professionnalisme, apprend à rendre intelligible pour les autres nos mondes intérieurs, ainsi que je te le fais découvrir, en proposant aux visiteurs une introduction en forme de lexique. Dans mon cas, une abeille est un interlocuteur. Un essaim, une communauté. Et, comme il se doit, tous travaillent à la maintenance et à la construction d’une ruche.

Ayant dit, Elena me propulse d’un souffle loin du nuage représentant l’école, vers un point depuis lequel je pourrais avoir une vision d’ensemble de son univers mental. C’est une plaque dorée. Que dis-je, une plaque ? Un mur. Une falaise. Mais une falaise qui n’aurait ni base ni sommet ni côté. Lorsque je me concentre sur un point précis, je peux deviner les contours des alvéoles qui la composent, sans les voir à proprement parler. Peut-être que je les invente. La ruche est trop grande. On dirait une représentation du fond diffus cosmologique … Sauf qu’au lieu de voir les traces laissées par le Big Bang sur la trame de l’espace-temps, je vois celles que l’intelligence humaine imprime dans la mémoire d’Elena.

Après un examen soutenu, alors que l’œil se fait aux légères nuances de couleur, de larges tâches sombres, huileuses, se dilatent peu à peu, jusqu’à ne laisser en surbrillance qu’un réseau arachnoïde de filaments dont le dessin me fait penser à celui qui relie les galaxies entre elles. La forme macroscopique que la matière a choisi d’adopter pour survivre dans le vide. Ou celle, plus modestes, que prennent les racines d’un arbre dans la terre …

- Ceci, Artyom, est mon autoportrait. L’équivalent de ta tornade.

C’est beau.

Je me demande si l’intensité lumineuse d’une alvéole est un indicateur de la fraîcheur ou de l’intérêt de l’idée qui y a été recueillie … Et si c’est le cas, si le lacis qui relie les plus rayonnantes d’entre-elles est l’écriture d’une réponse démocratique à un problème difficile ?

- Quelque chose comme ça, oui. Tu m’impressionnes ... Vous n’êtes pas nombreux à avoir osé vous lancer si gaillardement dans ma lecture. J’ai eu raison de venir te chercher, tu as clairement un don.

C’était donc vrai ? Il faut instinctivement savoir lire les gens de cette façon pour être un Sceptique ? C’est pour ça que tu m’emmènes voir l’Infime ? Pour me faire entrer dans la Guilde ?

Elena fait de nouveau claquer sa langue contre son palet. C’est visiblement ainsi qu’elle manifeste sa réprobation.

- Qu’est-ce que tu racontes comme sottises ? L’Infime n’a rien à voir avec les Sceptiques. Et il n’est pas question de faire de toi l’un d’entre-nous … En as-tu seulement envie ? Non. Toute ta vie, tu as voulu être un Voyageur et tu commences tout juste ton officieux noviciat. Pourquoi diable ferait-on de toi un Sceptique ? C’est bien mignon, les légendes urbaines, mais quand cela fait croire à des jeunes gars intelligents comme toi des sornettes pareilles, parfois, je me demande si on ne ferait pas mieux de dire à tout le monde d’arrêter de les répandre. Comment as-tu pu croire qu’il existait encore dans ce monde ce genre de pratiques élitistes ? Qu’il pouvait y avoir une profession que l’on ne peut pas choisir, ni apprendre, mais que l’on est, par hasard ou don de naissance. C’est absurde. Tu sais pourtant à quelle époque tu vis, Artyom. Dis-moi, dans le vrai monde, le nôtre, celui dans lequel tu as grandi, comment devient-on quoi que ce soit ?

En désirant l’être.

- En désirant l’être. Tes éventuelles capacités à être un excellent Sceptique n’ont aucune importance, tu ne les utiliseras jamais dans ce cadre. Tu devrais plutôt réfléchir à comment utiliser ces mêmes facilités dans les domaines qui t’intéressent. Par ailleurs, je ne parlais pas du tout de ton don de lecture tout à l’heure mais de ton absence flagrante de réaction face à l’immensité. Être face à quelque chose qui te dépasse largement n’altère ni ta faculté de jugement ni ta curiosité. Je ne sais pas comment Askeladd a fait pour déceler cette particularité si tôt mais il ne fait aucun doute que c’est la raison pour laquelle il t’a choisi comme disciple … Et comme je lui en suis reconnaissante. Il t’a aidé à développer ta solidité naturelle à un niveau insoupçonnable. Grâce à elle, à lui, à toi, peut-être allons-nous aujourd’hui faire un nouveau pas de géant dans l’histoire de ce monde !

Merde alors, rien que ça ! Mais comment ?

- Tu vas le découvrir tout de suite.

Les parois de la Ligne Droite s’écartent et refluent devant nous, laissant apparaître une grande salle creusée dans la pierre. Elle se présente sous la forme d’une succession de terrasses peu profondes descendant, sur notre droite, jusqu’à un bassin si vaste qu’on dirait un petit lac souterrain. Une eau turquoise y clapote paisiblement ; je devine aux reflets bleus qui ondoient sur les roches noires des parois alentour que la mer au fond du gouffre y est reliée par un court et large tunnel duquel déborde la lumière du jour. Je force mes yeux à explorer le plafond, haut et percé d’une constellation d’étroites cheminées, avant de céder à l’attraction irrésistible qu’exerce sur moi cette piscine naturelle.

Je me tourne vers Elena.

C’est là ?

Elle hoche la tête.

Il faut que j’aille sous l’eau, pas vrai ?

- Ce n’est pas tout à fait de l’eau, autant te le dire ; vu ton état, tu t’en serais rendu compte très vite de toute façon. Ce que tu vois est la plus grande cuve de régénération au monde. Les petits bobos que tu t’es fait ces quelques derniers jours vont disparaître en un clin d’œil quand tu y baigneras. Mais il n’y a pas que ça. C’est aussi une interface d’Immersion géante. Tu pourras entrer en résonnance, via l’Arbre, avec tout ce qui y réside …

L’Infime, en particulier.

- Oui. Initialement, on avait construit ce bassin dans l’idée de faire toute une série d’expériences sur l’Immersion collective. On comptait explorer les idées de méta-cerveau, d’extase partagée à grande échelle, de circulation et d’agglomération des identités et peut-être même des Graines dans un réseau ouvert d’esprits humains. La proximité et le bien-être des corps devaient aider à instaurer un relâchement et une confiance absolus. On avait besoin de l’ouverture sur la mer pour des questions techniques, on ne s’attendait pas du tout à avoir des invités.

Cependant qu’Elena m’explique l’histoire de ce laboratoire, nous nous dirigeons vers une équipe de chercheurs qui s’affairent au bord de l’eau. Une jeune femme est en train d’en sortir. Un de ses collègues l’accueille avec une grande serviette dans laquelle elle se laisse enrouler. L’homme l’aide à marcher jusqu’à un banc où elle s’écroule avec gratitude. D’épuisement, sa tête roule sur le côté. Elle m’aperçoit, sourit et ferme les yeux.

Ma guide conclut.

- L’Infime, en pointant le bout de son nez, a radicalement modifié nos projets. Désormais, ce laboratoire lui est dédié ; avec son accord, nous l’étudions. À moins que ce ne soit elle qui nous étudie … C’est dur à dire. Chaque fois qu’elle vient, nous lui envoyons des cobayes et essayons de comprendre pourquoi elle est là. Nous sommes à peu près convaincus qu’elle vient en ambassadrice mais de qui ou de quoi exactement et avec quel message ? Nous n’en sommes encore qu’au stade des conjectures. Nous arrivons à communiquer, en quelque sorte … Et je crois que, de son côté, elle nous comprend très bien. L’inverse est moins vrai ; son mode d’expression est … Comment dire ? Déroutant. Tu n’as qu’à voir dans quel état cela a mis Ching-Li.

Elle fait un geste vers la jeune femme allongée.

- Tu as tenu le coup combien de temps cette fois ?

Et, sans attendre de réponse orale.

- Encore moins que d’habitude alors ? Zut. Malgré toutes les précautions qu’on a prises ?

Elena se tourne à nouveau vers moi, nous sommes arrivés à proximité des autres, dont elle m’envoie à la va-vite, comme on se débarrasse d’une politesse, une courte présentation. Il y a un Kurt, un Tjangala, une Deepta et Ching-Li, tous Sceptiques et spécialistes d’une tripotée de domaines dont je n’ai visiblement pas besoin de savoir grand-chose pour remplir le rôle qui m’attend.

À tout hasard, je salue la cantonade à voix haute.

Je reçois en réponse un court ballet de hochement de têtes, de mains levées et de clins d’œil amicaux. Je suppose qu’à bosser avec Elena, on perd rapidement l’usage de la parole.

Ma pensée la fait sourire.

- Bon, vu comme elle a expédié Ching-Li, on dirait que l’Infime est impatiente de te rencontrer, Artyom. Kurt va te transmettre une configuration spéciale pour ta combinaison d’entrave qui te permettra de voir et de respirer sous l’eau et aussi de moduler facilement ta flottabilité. Dès que c’est fait, tu peux y aller. Tu entres là-dedans, tu fais connaissance et, quand tu te sens prêt, tu inities une Immersion. On ne t’en dit pas plus. Vas-y à l’instinct et impressionne-nous.

Je sens un afflux d’informations me parvenir du gaillard à ma gauche.

Il faut que j’y aille nu, moi aussi ? Je n’ai pas eu le temps de bien voir, mais Ching-Li ne m’avait pas l’air très habillée.

- Tu y vas comme tu veux. Plus tu te sentiras à l’aise, mieux ce sera.

Alors j’enlève le haut et je garde mon froc.

Face à moi, la surface de la mer luit d’un bleu-vert irréel mais le fond de l’eau, comme le reste de la salle, est d’un noir d’encre. Des picotements d’anticipation font pétiller la plante de mes pieds. Quel genre de créature suis-je sur le point de rencontrer ? Et où peut-elle bien se cacher ? La translucidité des flots ne me laisse deviner aucune présence …

Juste avant de descendre la première marche et de pénétrer à l’intérieur du bassin, je me souviens brusquement de Fiona et de notre discussion de tout à l’heure. Ne suis-je pas sur le point de vivre un événement qui sort de mon ordinaire ? J’interroge Elena. Ai-je le droit de partager avec ma réalisatrice et avec le monde ce qui va suivre ?

- J’ai bien cru que tu n’y penserais jamais. Laisse-moi te dire que tu as eu chaud aux fesses, mon bonhomme. Je t’en prie, transmets. Déclare-nous.

D’un bond, je vais prendre mes Libellules dans mon sac et les lance en l’air.

- Fiona ?

- Je suis là. Je suis prête. Ça va être dément !

Deux caméras plongent immédiatement dans l’eau, prêtes à filmer mon entrée en scène.

Je souffle un bon coup, fais abstraction de l’équipe de chercheurs dans mon dos et de tout ce qui m’échappe pour me concentrer sur ce que je sais : je pars à l’aventure.

Et en direct, s’il-vous-plait …

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