Chapitre 22 : Blondette le géant

Le trio fut guidé jusqu’à une plateforme ronde surplombant la rivière boueuse. Là, une énorme coupe de terre cuite accueillait un foyer où grillaient quelques brochettes de chauve-souris. Le Baroudeur prit place à côté de Joss, déjà installé, imité par ses amis.

- Ça va, l’Araignée t’as pas traumatisé ? le taquina le géant.

Le voyageur ne prit même pas le peine de répondre et attrapa une brochette. Alors qu’il entamait une aile croustillante, il remarqua que le village était étrangement désert.

- Où sont passés les autres ?

Joss lui offrit un large sourire duquel sortait une petite patte griffue à moitié mâchée.

- Bah ils sont au cercle des Esprits pour célébrer la nouvelle année.

- C’est déjà l’Advental ? Je croyais qu’on état bien avant…

Il recompta mentalement le temps qui s’était écoulé depuis son départ de la Compagnie. Deux mois. Il avait cru cela beaucoup plus court. À côté de ce voyage, son année passé en temps qu’Automate paraissait une éternité.

- Saass est aussi à la fête ? s’enquit-il.

Il vit Niiss se figer et plonger son regard dans ses genoux. Joss s’arrêta de mastiquer pour considérer son vieil ami d’un air grave.

- Saass est morte. Elle s’est fait mordre par un taïpan il y a deux ans.

Le Baroudeur eut du mal à déglutir. Il reporta ses yeux sur Niiss qui semblait vouloir se rouler en boule. Il lui posa une main maladroite mais chaude sur l’épaule.

- Je suis désolé… murmura-t-il.

Joss chassa une larme au coin de son œil.

- Bah… aujourd’hui c’est jour de fête, ne nous en préoccupons plus. Parlez-nous plutôt de vous !

Il se tourna gaiement vers Kotla et Sora.

- Comment se fait-il que vous puissiez supporter cet ours solitaire ?

- Ah ! s’exclama le Pokla. On est d’accord qu’il a un caractère d’ours ! À vrai dire je ne sais pas trop. Il a des bons côtés, bichou, faut juste bien creuser.

Le Baroudeur lui tira la langue, ce qui redonna le sourire à Niiss.

- Vous avez l’air de bien vous entendre, remarqua-t-elle.

- Peuh ! Je peux pas le saquer, oui !

- Moi… commença Sora.

Tous les regards se tournèrent vers elle. Elle piqua un fard et se mit à bafouiller.

- Moi je… je suis curieuse à propos de vous, Joss…

Le reste de sa phrase se perdit dans un murmure. L’intéressé la fixait d’un air dubitatif.

- Tu peux traduire, Mouss ? demanda le géant.

- Oh, la flemme.

- Pas de problèmes, je m’en charge, lança Kotla. Elle dit qu’elle aimerait bien connaître votre histoire, elle se demande comment un Blanc-Peau a pu s’intégrer dans une tribu d’Ouestiens.

- Ah ça… c’est une longue histoire !

- Mais elle est passionnante, commenta Niiss.

- Moi aussi ça m’intéresserait, ajouta Kotla.

- Et bah pas de problème, je vais vous raconter mon histoire, de A à Z pour faire les choses bien. Ça vous va ?

Le Pokla hocha la tête avec enthousiasme. Il se rapprocha de Sora pour lui souffler la traduction à l’oreille. Cette dernière offrit un immense sourire à Joss.

L’Estien se racla bruyamment la gorge.

- Mon nom de naissance est John McKenny. Je suis né dans un bordel de Portvieux qu’on appelait alors Bout-du-monde. Vous vous en doutez à mon lieu de naissance, ma mère était une p…

Il jeta un bref coup d’œil à sa fille.

- …Prostitué. J’ai grandi avec quelques frères et sœurs. On passait la journée à s’amuser dans les docks avec les autres gamins du coin. Mais je m’entendais pas très bien avec eux, ni avec ma mère. J’était tout petiot quand le Grand Tremblement est arrivé, j’ai vu les premiers colons partir. Les gens parlaient beaucoup de l’autre rive, du paradis qui s’y trouvait. Ils disaient que là-bas, on était libres, que tout était possible. Pour moi qui m’embourbais dans mon milieu moisi, ces promesses valaient de l’or. J’ai donc décidé de tenter ma chance en Nouvelleterre. J’avais quatorze ans.

Il laissa planer un instant de silence. Le Baroudeur connaissait cette histoire presque par cœur, mais il devait admettre que les dons d’orateur de John la rendait captivante malgré tout.

- Sauf que voilà, les promesses se sont avérées être des mensonges. J’ai atterri à Portjeune - ouais les noms des villes, les colons, c’est pas leur fort - où j’ai commencé à vivre à peu près la même vie que celle que je connaissais déjà. J’enchaînais les petites boulots pour gagner ma croûte. Le problème, c’est que des comme moi, y en avait des pelletés. Le boulot, de plus en plus souvent, j’arrivais pas à le trouver. Alors j’ai commencé à voler gentiment. J’étais plutôt doué en terme d’embrouilles. Bref, l’entrée dans ce milieu m’a ouvert la porte de nombreux gangs, dont celui des Coyotes Noirs.

Il planta son regard dans celui du Baroudeur. Ce dernier s’était tendu à l’évocation de ce nom. Il jeta un avertissement muet à son vieil ami. Le géant hocha imperceptiblement la tête avant de retourner à son récit.

- J’ai décidé de les rejoindre, après tout le marché était saturé du côté de Portjeune. J’avais pas encore de poil au menton, mais avec ma haute stature et ma force, je représentais une recrue de choix. Je suis donc devenu un Coyote. Le chef s’appelait Loup, ce que j’ai trouvé assez paradoxal. Si on oublie sa morale un brin douteuse, c’était un bon gars. Un bon meneur, surtout, et dieu que c’était important avec la bande de fripouilles invétérées qu’on se traînait. C’est là que j’ai rencontré Mouss, il faisait déjà partie du gang depuis quelques années.

Tous les regards se tournèrent vers le Baroudeur. Il serra les mâchoires.

- T’as fait partie d’un gang ? souffla Kotla.

- Ouais, ouais.

- Mais… c’est quoi un gang ? s’enquit timidement Sora.

- C’est un groupe de criminels qui vole et tue pour survivre, répondit amèrement le Pokla en fusillant son ami de ses yeux noisette.

- Et j’en ai pas honte, cracha le Baroudeur.

- Oh la, on se calme, tempéra Joss. Et on interrompt pas le conteur, nan mais oh.

Il se racla de nouveau la gorge dans un bruit de gargarisation aussi élégant que discret.

- Je disais donc. J’ai intégré les Coyotes. Comme c’était la coutume, j’ai écopé d’un surnom, Blondette - ouais niveau originalité c’était pas non plus des flèches. J’ai démarré au bas de l’échelle, mais sans vouloir me vanter, mes talents ont vite été remarqués. J’atteignais la fin de l’adolescence et j’ai enfin vu une petite barbe blonde apparaître. Avec le temps, elle s’est épaissie, et avec elle mon ego qui a atteint des proportion parfaitement titanesques. Mais bon, j’étais jeune et fougueux… Je me plaisais dans cette vie de pillage. Croyez bien que le sourire que j’affiche n’est pas représentatif de ce que je pense que de cette époque. Je suis honteux de ce que j’étais.

- T’es pardonné, ‘Pa, fit Niiss en lui donnant une bourrade franche.

Son père se fendit d’un sourire chaleureux avant de se redresser.

- Mouss aussi a monté en grade. On l’appelait Frimousse à l’époque. Au début, il était tout en bas, mais ses talents de tireur se sont peu à peu révélés. Il est devenu la pièce maîtresse de nombreux plans. Il a donc atteint un nouveau rang et le surnom de Sniper, même s’il n’était appelé ainsi que par une partie des gars. C’est à ce moment-là qu’on est devenu ami. Hein, Mouss ?

- Ouais, marmonna l’intéressé sans détacher ses iris du feu.

- C’était une période de prospérité pour le gang, on était plein aux as, libres comme l’air. On paraissait invincibles. Mais les bonnes choses ne durent pas, hein ?

L’air guilleret du géant se fragilisa un peu.

- Loup est mort de maladie. En fait, il a été empoisonné par Vic’, mais ça on l’a su que plus tard. Trois candidats étaient en lice pour le remplacer : moi, Vic’, et le vieux Pingre. Honnêtement c’était ce dernier le plus à même de nous diriger. Mais à l’époque, ni moi ni Vic’ n’étions prêts à le reconnaître. Vic’, c’était un type immonde. Le genre de gars vicieux qui peut copiner pour te planter un poignard dans le dos. En plus de ses… penchants.

Il jeta un regard évasif au Baroudeur qui se tendit.

- Bref. On s’est fait la guerre, et on a obligé les autres gars à choisir. Une majorité est allée se ranger du côté de Pingre, faut croire qu’ils étaient pas si cons, cette bande de coupe-jarrets. J’ai admis ma défaite bien à contre-cœur, mais je savais que je faisais pas le poids. Et Vic’ a fait pareil. Mais quelque jours plus tard, Pingre est mort. Mordu par un serpent, on a cru, mais c’était encore un coup de Vic’. Les gars ont dû de nouveau choisir, y avait à peu près égalité. Du coup, impossible de choisir démocratiquement le chef. C’est là que j’ai senti le vent tourner. Je savais que Vic’ allait trouver un moyen de me refroidir. Ça puait trop, cette histoire. Au bout de quelques jours de paranoïa, j’ai décidé de quitter le gang. Y a que Mouss que j’ai prévenu. J’ai filé en pleine nuit. Le lendemain, disparu Blondette.

Le géant frappa sa main sur sa cuisse.

- Et vous savez quoi ? C’était la meilleure décision de ma vie !

Il partie dans un grand éclat de rire tonitruant qui fit sursauter Sora. Il mit quelques secondes à se reprendre.

- Après ça j’ai vagabondé. J’ai échoué dans quelques villages frontaliers. Mais malheureusement pour moi, la justice commençait à naître en Nouvelleterre. Un avis de recherche a été publié avec ma belle gueule…

Il jeta un coup d’œil à sa fille qui le lui rendit, malicieuse.

- Avec ma tête. J’ai dû fuir. J’ai été sans cesse repoussé par les chasseurs de prime. Jusqu’à atterrir dans le Marêt. J’ai volé une pirogue à des locaux, sauf que j’ai oublié les rames - ouais j’étais un peu con. Moralité je me suis retrouvé à dériver gentiment. Le cours d’eau s’élargissait, ça m’a fait peur. J’ai accosté et poursuivit mon chemin à pied. Sauf que j’étais complètement paumé. Après quelques semaines d’errance, j’ai été frappé par une terrible fièvre. C’est alors qu’une jeune femme du nom de Saass m’a trouvé et m’a ramené à son village.

Les iris bleues de Joss s’étaient parées de mélancolie. Niiss lui prit doucement la main.

- Irva’Maass m’a guéri. Comme j’avais plus vraiment de place dans le monde des Blancs-Peau, je suis resté ici. Ça a pas été facile, mais j’ai fini par être intégré à la tribu. Pas longtemps plus tard, une petite canaille est née.

Il pinça la joue de sa fille qui gloussa.

- Elle marchait à peine quand un jour, j’ai vu un visage connu reparaître.

Il lança une œillade complice au Baroudeur.

- Quand je l’ai vu se pointer, j’ai crié « Frimousse ! », il m’a jeté le regard-qui-tue, du coup j’ai crié « Sniper ! », ça marchait toujours pas. Je pouvais pas savoir, moi, qu’il s’était taillé une petite réputation, c’était pas encore parvenu aux oreilles des Naaviss. D’ailleurs, entre nous, le look cheveux longs et petite barbe, ce serait pas une référence à Bibi ?

- Peuh, arrête de croire que t’es le centre du monde.

Le rire grave de John résonna de nouveau.

- Voilà ! C’est à peu près tout, finit-il par lâcher en essuyant une larme joyeuse.

- C’était magnifique, murmura Sora.

Kotla s’empressa de traduire.

- Merci, petite. C’était un plaisir, répondit Joss.

- Il y a cependant quelque chose que je ne comprends pas, avança Kotla.

- Quoi donc ?

Le Pokla jeta un regard à son ami.

- Vous dites que Barou était déjà dans le gang depuis longtemps quand vous l’avez intégré. Mais il me semble que vous êtes plus vieux que lui.

- Pour sûr. D’une dizaine d’année, je dirais.

Le Baroudeur se renfrogna. Kotla était bien trop perspicace. Il jeta un regard appuyé à Joss.

- Mais alors, il devait être très jeune.

Le géant se gratta la barbe.

- C’est vrai… il était jeune. Mais vous savez, c’est pas si rare. Les gangs, ils s’en foutent de l’âge, du moment que t’es compétent.

- Mmmh, fit Kotla d’un air dubitatif.

- Bon !

Le Baroudeur se releva brusquement.

- J’aimerais bien aller voir la fête. Ça vous dit ?

- Mouais, répondit le Pokla en plissant des yeux.

- Avec plaisir ! s’exclama Sora.

- Que dites-vous ? s’enquit Niiss.

- On dit qu’on irait bien voir les danses du cercle des Esprits. Tu nous guide ?

- Bien sûr ! J’avais justement l’intention d’y aller.

- Allons-y, dans ce cas, déclara Joss en prenant une brochette en réserve.

Le petite groupe emprunta un chemin étroit dans la forêt, guidé par une Niiss sautillante. À mesure de leur avancé, le son des tambours croissait.

Les Appâs écarquillèrent les yeux lorsqu’ils arrivèrent dans une vaste clairière. Un grand feu de joie brûlait en son centre. Sa lumière ardente et rugissante tordaient les silhouettes d’innombrables Naaviss qui dansaient autour. Niiss les rejoignit d’un bond. Son corps mince se délia en mouvement souples dans une parfaite eurythmie. Elle fut vite rejointe par son père dont la carrure détonnait au milieu des chétifs Aoviens. Le Baroudeur, lui, s’assit à même le sol pour contempler les danseur, tentant de conjurer les souvenirs acérés qui l’assaillaient. Kotla, après un coup d’œil inquiet vers son ami, proposa à Sora de l’emmener sur la piste de danse. La jeune femme rougit mais accepta, trop timide pour se lancer seule. Le Pokla l’entraîna alors près du feu.

La Baroudeur les observa s’amuser. Au bout d’un temps, la rage de sa mémoire s’apaisa. Un petit sourire parvint à se frayer un chemin sur son visage.

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