Chapitre 22

Par !Brune!

La tribu quitta le plateau à l’aube, tandis qu’un ciel poudré de rose escamotait les dernières étoiles. À la lumière du jour naissant, Owen découvrit les descendants des hommes bleus dont, la veille, il n’avait aperçu que les ombres. Des adultes de tous âges s’affairaient à démonter les tentes, chargeant des ballots de toile sur leur dos pendant que des enfants squelettiques regroupaient les rares animaux du cheptel. L’adolescent estima leur nombre à une trentaine, à peine.

— Comment ça va gamin ?

Au son de la voix, Owen reconnut immédiatement l’aïeule qui l’avait veillé pendant deux nuits. Il se tourna vers celle qui l’apostrophait avec entrain.

— Bonjour ! Beaucoup mieux grâce à vous !

— Bah ! T’as pas l’air comme ça, mais t’es solide, déclara la bonne femme, en lui palpant le biceps. Alors ! T’as fait connaissance avec not' chef  ! Comment tu la trouves ?

— Parfaite… avoua Owen en rougissant.

Néty émit un petit sifflement entre ses gencives dégarnies, le regard plein de malice.

— Mazette ! Ça promet…, conclut-elle en étouffant un rire dans le creux de sa main.

Manyara qui accompagnée de la jeune Badawiin avait rejoint le duo, lança gaiement :

— Que complotez-vous tous les deux ?

— Rien, rien… répondit évasivement la guérisseuse que l’arrivée de la mage avait surprise. C’est pas tout ça, mais faut que j’fasse mon baluchon, moi ! prétexta-t-elle tandis qu’elle s’éloignait de son pas claudicant.

 

Deux semaines plus tard, la tribu cheminait encore, très loin du désert qui assiégeait le plateau sur lequel elle avait autrefois établi son campement. Pour rejoindre les explorateurs qui bivouaquaient de l’autre côté d’Alhezte, Manyara avait décidé de contourner la montagne plutôt que de l’escalader, car elle savait les Touaregs piètres grimpeurs. Marchant à flanc de collines, pour ne pas être à découvert, la troupe avançait lentement. Plus accoutumés à fouler les plaines de sable que les sentiers graveleux des coteaux, les hommes bleus suivaient, maladroits et prudents, les biquettes qui sautaient avec aisance sur les rochers de grès et de calcaire. Owen, dépité, estimait qu’à ce rythme, ils n’étaient pas près d’arriver !

— À quoi tu penses ? lui demanda Eyan qui le sentait préoccupé.

— On va pas assez vite ! Ça fait près d’un mois qu’on a quitté les nôtres !

— Je comprends, mais tu dois être patient, signa-t-elle avec assurance. Manyara sait ce qu’elle fait.

Malgré son mouvement d’humeur, l’adolescent reconnut qu’Eyan avait raison ; qu’ils soient liés au milieu naturel, au climat ou aux rencontres avec les autres clans, la chef berbère parvenait toujours à déjouer les pièges qui menaçaient les membres de sa tribu. Ainsi, trouvait-elle, à chaque étape, des endroits où étancher leur soif et apaiser leur faim ; ici, de la mousse jaune, poussée au pied des roches, servait de pâture aux bêtes, là, quelques herbes sauvages ou des arbustes à baies protégés du soleil alimentaient les hommes. De temps à autre, la pointe de leurs couteaux perçait des plantes grasses arrachées à des failles pierreuses et leur sève visqueuse coulait au compte-gouttes dans leurs gorges desséchées. Afin d’éviter les confrontations ennemies, Manyara limitait également leurs déplacements aux chemins de traverse, obligeant les randonneurs à effectuer des circonvolutions sur les pentes caillouteuses ou à déambuler cachés à l’ombre des coteaux.

Toutefois, ces précautions ralentissaient fortement la progression de la caravane, mettant les nerfs d’Owen à fleur de peau. Depuis sa rencontre avec la voyante, celui-ci, en effet, n’aspirait plus qu’à une chose : trouver la source. Délivré de ses angoisses, libéré des doutes et de la confusion, son cœur brûlait de réaliser le miracle que les autres attendaient de lui. Ce feu ardent l’exaltait, lui insufflait l’espoir d’un avenir radieux à partager avec tous ceux qui lui feraient confiance.

Le soir même, comme par enchantement, la tribu arrivait en vue de la plaine. « Enfin ! » songea l’adolescent, talonnant ses compagnons de voyage qui descendaient les derniers degrés du chemin poussiéreux. Une heure plus tard, le clan installait le bivouac, à la lueur des chandelles pendant que, juchée sur une grosse pierre, Néty observait la scène, la pipe au bec et l’œil éteint. La soigneuse, que son statut délivrait de la pénible tâche, encourageait ses camarades d’une voix molle, tout en surveillant les gosses, occupés à rassembler le bétail.

Les jours suivants furent rythmés par d’éprouvantes randonnées au milieu de prés incultes, à slalomer autour de rares bosquets qui dressaient leurs ramures faméliques sous un soleil de plomb. Dotés d’une forte capacité d’adaptation, les nomades parvinrent toutefois à tirer profit de leur nouvel environnement. Ils se nourrirent ainsi de petits rongeurs, débusqués au fond des terriers, d’insectes capturés à l’aide de filets de toile et s’abreuvèrent, avec parcimonie, aux mamelles de leurs chèvres, gavées de foin.

Au désespoir du sourcier, Manyara imposait, parfois, de longs arrêts, à l’abri des hautes herbes, afin d’éviter les communautés autochtones. Un après-midi où la chaleur l’insupportait plus que de coutume, Owen, n’y tenant plus, aborda la jeune femme :

— Ça fait des semaines qu’on marche ! Quand est-ce qu’on arrive ?

— Bientôt.

— C’est quand bientôt ? insista l’adolescent, avec une pointe d’agacement.

Manyara le regarda en souriant et pointant son index vers l’horizon, dit :

— Là-bas, ce sont les ruines d’une centrale nucléaire. Les peuples d’avant le Grand Effondrement les employaient pour produire de l’électricité.

— Je sais, répondit Owen qui se souvenait de ses cours de physique. Ils les construisaient souvent près d’un fleuve pour utiliser l’eau nécessaire au refroidissement de la cuve.

— C’est celui au bord duquel bivouaque ton clan ! Si tout va bien, on l’atteindra ce soir, déclara la médium, guettant avec fierté la réaction de son impatient camarade. Pourtant, loin de s’extasier, celui-ci protesta, le regard sombre :

— Je me souviens pas de ça ! On est trop haut, on a loupé le campement.

— Eh ! Bien ! On le retrouvera en descendant la rive, voilà tout ! répliqua la voyante, vexée par le manque d’enthousiasme de son ami. Puis, elle tourna les talons et Owen ne vit plus que sa longue tresse brune se balancer, tel un pendule, entre ses omoplates.

Néanmoins, lorsqu’aux dernières lueurs du jour, les nomades déposèrent leur paquetage près du fleuve à sec, la concorde régnait à nouveau entre les deux jeunes gens. Assis côte à côte sur les berges poussiéreuses, l’un et l’autre considéraient avec attention les immenses cheminées dont les noires silhouettes harponnaient le ciel embrasé par le soleil couchant.

— Que s’est-il passé, à ton avis ? demanda Manyara d’une voix songeuse.

— La centrale a explosé, je pense. Regarde ! Tout est détruit !

En observant le sinistre tableau, Owen fut, tout à coup, saisi d’un frisson.

— Tu as froid ? interrogea sa compagne qui l’avait senti trembler.

— Non, j’ai une drôle d’impression.

Devant le regard perplexe de son amie, Owen ajouta, d’une voix hésitante :

— C’est rien ! La fatigue probablement. On va se coucher ?

 

Allongé à l’ombre racornie d’un figuier, Owen cherchait en vain le sommeil ; malgré l’état d’épuisement dans lequel il se trouvait, son corps refusait de s’abandonner au repos. Une sorte de bouillonnement intérieur le gardait éveillé, accaparait ses pensées au point de lui donner des hallucinations ; à plusieurs reprises, il avait aperçu le visage de son aïeul, flottant au-dessus de lui, entre les branches rachitiques du vieil arbre. Alors qu’il observait avec envie ses compagnons dormir, il éprouva soudain une incommensurable chaleur pénétrer ses membres. Il se redressa, paniqué à l’idée de se transformer en torche vivante, mais la lune ne lui renvoya rien d’autre que la silhouette intacte de ses doigts, dressés, tels des bâtons de craie, devant son regard effrayé. Une obsession s’empara bientôt de son esprit : il devait retourner à la centrale.

Sans faire de bruit, l’adolescent se leva, ramassa ses affaires et partit en direction des gigantesques fûts de béton qu’il avait contemplé, avec Manyara, quelques heures plus tôt. Arrivé au pied des cheminées, il s’immobilisa pour examiner les lieux ; sur plusieurs mètres à la ronde, des monceaux de pierres hérissées de barres de fer rouillées se chevauchaient, composant un décor de fin du monde. Avec prudence, le jeune homme avança entre les débris, parmi les décombres noircis, les bâtis déchiquetés et les amas de terre couleur d’anthracite. « Combien de gens sont morts, ici ? », se demanda-t-il, soudain, songeant avec angoisse à tous ceux que la catastrophe avait tués.

Il chassa l’affreuse pensée d’un mouvement de tête et reprit son chemin à travers les ruines silencieuses et glaçantes. Après plusieurs minutes de marche, une nappe de brouillard se déploya à l’horizon. Intrigué, le garçon accéléra la cadence, le cœur battant. Sans comprendre ce qui lui arrivait, il se mit à courir vers le nuage dont l’énigmatique présence le captivait au-delà de la raison, l’attirant à lui comme un aimant. Il parvint essoufflé aux abords d’une plaine envahie par les vapeurs des fumerolles qui s’alignaient, de manière concentrique, sur des kilomètres.

Le visage couvert d’un foulard afin de se protéger des émanations de gaz, Owen s’élança entre les minuscules cratères qui se dressaient en masse sur le sol dévasté. Poussé par une force inconnue, il réussit à parcourir plusieurs centaines de mètres, zigzaguant à l’aveugle entre les monticules à l’haleine épaisse, écœurante, avant de s’écrouler face contre terre, le corps secoué d’effroyables spasmes. L’instant d’après, il sombrait dans le coma.

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