Chapitre 22

Dans la nuit, un orage formidable éclata, une pluie diluvienne tomba pendant des heures, alors que des éclairs zébraient le ciel et que la foudre tombait et décimait les arbres. Le tonnerre roulait sans cesse et faisait sursauter les bêtes. Zilia avait immédiatement guidé ses amis vers un abri pour protéger la communauté de la fureur des éléments. Comme habituellement lors de l’installation du campement, elle avait exploré les alentours à la recherche d’un abri protecteur, ou même simplement pour identifier les dangers potentiels à proximité. Elle avait repéré l’entrée d’un souterrain sous un gros rocher à une demi lieue, et grâce à son talent et son anticipation, ils purent se réfugier dans une vaste grotte après une levée de camp rapide. 

 

  • Jahangir ne peut pas tout maîtriser, dit Zilia avec satisfaction, nous avons nous aussi des pouvoirs.

 

Lorsqu’ils sortirent de la caverne le lendemain matin alors que la tempête s’était calmée, ils virent devant eux un paysage de désolation. Les arbres foudroyés jonchaient le sol, des monceaux de branches et de feuilles les entouraient et barraient tout chemin.

 

  • Comment allons-nous avancer ? demanda Tizian, ces arbres nous protégeaient mais maintenant qu’ils sont tous à terre, ils nous empêchent de repartir. Il y en a beaucoup trop, ils bloquent toute avancée.
  • Ils gênent aussi les troupes de Jahangir, intervint Rose.

 

Le ciel au dessus de leurs têtes était d’un bleu étincelant, d’une couleur si pure qu’elle leur parut même insolente.

 

  • Si nous ne pouvons aller sur terre, nous passerons par dessous. Nous allons emprunter un souterrain, dit Zilia en réintégrant la caverne, venez par ici. Cette grotte est l’entrée ou la sortie d’un tunnel qui s’enfonce plus profondément sous la sol. Nous pourrons peut-être dépasser la zone encombrée.

 

Elle traversa la grotte vers une galerie qui s’ouvrait dans le fond. C’était un large et haut couloir qui permettait aux chevaux de passer. Entraîné par Zilia, ils rassemblèrent leurs affaires et se mirent en route, et Rose vérifia la direction avec sa boussole.

 

  • Ce souterrain doit mener au château, ou bien arriver très près, pensa-t’elle, bien que rien ne lui permît d’affirmer une telle chose.

 

Ils marchèrent pendant quelques minutes dans le noir, faisant brûler une torche pour éclairer la galerie, puis butèrent sur un éboulement. Déplaçant les pierres avec précaution, ils libérèrent un passage vers le haut pour sortir du souterrain et dégagèrent une brèche à l’air libre après une chute de cailloux. Sklépios bondit le premier hors du tunnel le premier et lança son cri. Ils aggrandirent l’ouverture pour que les chevaux et l’âne puissent remonter à la surface et après un certain temps et beaucoup d’efforts, tous se retrouvèrent à l’extérieur.

 

Ils étaient à nouveau au coeur de la forêt, sur une petite colline boisée qui donnait un point de vue sur la ville désormais proche et le château, mais toujours à l’abri sous les feuillages.

 

Tandis qu’ils regardaient le paysage se déployer sous leurs yeux, ils entendirent approcher au dessus de leur tête un bruit mécanique et régulier et reconnurent le vol d’un oiseau dragon. Aussitôt Zilia banda son arc et se mit en position de tirer une flèche meurtrière.

 

  • Dommage de tuer un oiseau dragon, dit-elle, cela déplairait à Matabesh, mais il faut que nous en voyions un de près pour savoir contre qui nous allons nous battre.

 

A peine aperçurent-ils la silhouette de l’oiseau se dessiner entre les feuilles des plus hauts arbres que la flèche de Zilia partit et atteignit le lourd volatile à la tête, il tomba comme une pierre en tournant sur lui-même.

 

  • Tu ne lui as laissé aucune chance, fit Tizian admiratif.

 

Le corps de l’oiseau mort vint s’écraser lourdement à leurs pieds avec un bruit sourd métallique et ils se précipitèrent pour l’examiner. A leur grande surprise, ils découvrirent qu’il ne s’agissait pas d’un être vivant, mais d’une machinerie articulée. La plupart des pièces qui composaient l’oiseau s’étaient désolidarisées en chutant et gisaient éparpillées au milieu des fougères.

 

  • Quelle est cette diablerie ? s’écria Clotaire en examinant les morceaux de métal tordus et en tâtant les soudures, les vis et les écrous qui avaient permis de construire l’oiseau.

 

Il se mit à rassembler les morceaux pour reconstituer grossièrement la forme originelle, le corps, la tête avec le bec aux dents pointues et les ailes couvertes de véritables plumes collées sur la structure métallique. 

 

  • Mais comment un oiseau aussi lourd et sans vie peut-il voler ? demanda Ombeline mystifiée.
  • Par la magie, répondit Zeman, Jahangir doit le faire voler par la volonté de son esprit.
  • C’est incroyable ! reprit Ombeline.
  • Regarde, il a des sortes d’yeux qui doivent permettre de voir à distance, c’est comme ça que Jahangir surveille les alentours de son château, dit Girolam.
  • A mon avis, il doit faire encore mieux que ça, poursuivit Tizian, quelle merveille cet oiseau ! c’est dommage que l’objectif de son utilisation ne soit pas vertueux, mais Jahangir est un grand créateur !

 

Eostrix s’était perché sur le pseudo oiseau et donnait des coups de becs sur la tête inerte pour montrer son mépris et sa désapprobation. Amédée chassait un peu plus loin avec une totale indifférence et Sklépios, couché dans l’herbe, observait le cadavre de l’oiseau avec une sorte de sourire de satisfaction.

 

  • Nous allons nous approcher de la ville, mais il faudra nous séparer, nous ne pouvons pas arriver ensemble, reprit Tizian. Je propose que Rose et Ombeline partent en éclaireuses, habillées comme des paysannes pour ne pas se faire remarquer. Nous attendrons leur retour pour décider comment entrer dans le château. Il faut d’abord trouver un endroit pour laisser les montures à l’abri, une ferme abandonnée ou une étable. Olidon, tu resteras avec les chevaux, c’est toi qui les nourrira et les soignera pendant que nous irons combattre Jahangir.

 

Ils se mirent en route pour leur dernière étape. Ils suivaient un chemin en pleine campagne, bordé de buissons sauvages en fleurs ou couverts de baies colorées, le terrain était plat et les champs tout autour n’étaient pas cultivés, comme s’ils avaient été abandonnés. Rose continuait à faire pousser ça et là quelques arbres pour protéger leur avancée. Ils rencontrèrent plusieurs fois au détour de leur trajet quelques sentinelles qu’ils estourbirent sans attendre, et dont ils cachèrent les cadavres dans les fossés.

 

S’écartant des chemins tracés à la recherche d’une étable, ils finirent par atteindre une petite bergerie isolée derrière un bois qui semblait inhabitée. C’était une minuscule habitation flanquée d’une tour en pierre et d’un auvent, et entourée d’un muret. Ils pénétrèrent dans la cour où il ne subsistait aucune trace de vie, la mare était asséchée et la fontaine sans eau. L’endroit était désert et peu accueillant, mais il était proche de la ville de Jahangir et les animaux pourraient être mis à l’abri sous l’avant toit.

 

Tizian fit le tour du bâtiment et découvrit à l’arrière un pré avec de l’herbe haute, une petite rivière qui coulait au fond, et où poussaient quelques arbres fruitiers. Ils menèrent les chevaux et l’âne dans le pré où ils furent lâchés en liberté. Puis tous revinrent vers la bergerie qui paraissait bien entretenue.

 

Trop bien entretenue pour être inhabitée. Tizian pénétra le premier, inspecta la pièce centrale et découvrit, cachée dans l’ombre sous l’escalier qui montait à la tour, une petite jeune femme tremblante de peur. Tizian lui parla avec douceur dans la langue universelle et sut la mettre en confiance. La prenant par la main, il l’emmena dehors avec lui pour la présenter à la communauté.

 

La fille sursauta de frayeur à la vue d’Amédée et de Sklépios et se réfugia derrière Tizian, les loups mangeaient habituellement ses brebis et elle n’avait jamais vu de léopard. La vision d’Eostrix lui fit aussi un choc car l’oiseau était fort étrange avec son allure préhistorique. Lorsqu’elle fut calmée et surtout lorsqu’elle vit les sourires amicaux de Rose et d’Ombeline, elle osa se montrer et put parler. Elle s’appelait Cléomène et expliqua que son père avait été réquisitionné par l’armée de Jahangir, que les soldats avaient emmené tous les moutons et toutes les brebis et qu’elle se trouvait seule dans la maison. Elle craignait les soldats qui faisaient parfois des rondes, et se barricadait la nuit dans la tour, mais la bergerie était si éloignée des routes que jamais personne ne passait par là. Tizian lui demanda si Olidon et Désie pouvaient rester avec elle et garder les animaux pendant que les autres partiraient pour la ville. Ils devraient faire très attention que personne ne dérobe les montures et bien les soigner. Les chevaux et l’âne pourraient être mis à l’abri sous l’auvent s’il pleuvait trop, mais ils préféreraient sûrement rester en liberté dans le pré. A ces mots, Désie s’énerva, devint toute rouge et refusa de rester à la bergerie, elle tapait du pied comme une petite fille capricieuse et ses tresses dressées sur son crâne s’agitaient comme deux petites antennes. Elle voulait aussi aller à la ville en éclaireuse avec Rose et Ombeline. Pour la calmer, Tizian dut se résoudre à lui promettre de l’emmener avec eux quand ils partiraient pour Coloratur, mais il refusa catégoriquement qu’elle accompagne Rose et Ombeline. Furieuse, Désie se mit à bouder et s’isola dans un coin sans plus ouvrir la bouche. Cléomène, que la présence d’Olidon rassurait acquiesça et permit à la communauté de s’installer pour la nuit dans la petite demeure.  

 

Tandis qu’ils déposaient leurs affaires un peu partout dans la minuscule habitation, Clotaire répara la fontaine et bientôt de l’eau claire coula dans la mare. Cléomène prêta de vieux vêtements de paysannes à Rose et à Ombeline, qui partirent à pied sitôt après s’être changées pour Coloratur, la ville où se trouvait le palais du magicien.

 

Guidées par Rose qui voyait tout à distance, elles rejoignirent bientôt une route fréquentée et marchèrent d’un bon pas, leurs paniers sur la hanche. Des cavaliers ou des charrettes les croisaient et comme elles ne levaient pas les yeux, personne ne faisait attention à elles. Ombeline avait sa dague prête à jaillir dans les plis de ses jupes et Rose savait que les arbres viendraient à son secours en cas de danger, elle en voyait surgir ça et là le long de leur chemin.

 

Voulant vérifier sa capacité à se rendre invisible, elle lança le sort avant d’aborder un virage car elle entendait des voix parler. Elle mit sa main sur le bras d’Ombeline et lui fit signe de se taire. Avec surprise elle constata qu’Ombeline la voyait et fut contrariée. Généribus lui avait bien dit que le sort pouvait ne plus fonctionner, surtout sous le coup d’une forte émotion. Déçue de ne plus pouvoir disposer de cet atout elle continua à avancer aux côtés d’Ombeline et elles parvinrent à la hauteur de deux soldats à l’air belliqueux qui bavardaient sous un pommier. Les deux hommes ne semblèrent pas les voir alors qu’elles passaient devant eux, aussi Rose revint en arrière sous les yeux étonnés d’Ombeline et se plaça devant les soldats ostensiblement. Ils ne réagirent pas et continuèrent à parler entre eux, alors Rose fit signe à Ombeline de venir près d’elle et les soldats poursuivirent leur conversation sans les remarquer. Un large sourire apparut sur le visage de Rose et elle entraîna Ombeline sur le chemin.

 

  • Ombeline, je crois que mes pouvoirs ont augmenté depuis quelques temps, avoua-t-elle à son amie. Regarde, je viens de tester mon sort d’invisibilité et il s’est étendu à nous deux. Avant je ne pouvais que me l’appliquer, maintenant je peux rendre invisibles deux personnes !
  • C’est incroyable, répondit Ombeline avec admiration.
  • Et ce n’est pas tout, ajouta Rose. Depuis que je plante les graines de l’arbre de paix, je suis en osmose avec les arbres et les forêts. Je peux voir au loin, comme si j’étais perchée sur la branche la plus haute, je peux déclencher l’agitation des branches, je peux faire pousser les arbres à la vitesse que je veux, créer des forêts …
  • Oui, répondit Ombeline, de ça nous nous en sommes tous aperçus !
  • Mais qu’est-ce qui m’arrive ? demanda Rose, je ne suis pas magicienne.
  • Eh bien il faut croire que si ! dit Ombeline, quand Tizian est allé te chercher de l’autre côté de l’océan, il avait déjà tout compris à ton sujet.
  • Mais que veux-tu dire ? interrogea Rose
  • Que tu es la plus puissante d’entre nous et que si quelqu’un peut vaincre Jahangir c’est toi. 

 

Comme la bergère, les soldats et les paysans sur la route parlaient la langue universelle que Rose et Ombeline pouvaient comprendre. Tizian leur avait appris quelques mots et quelques expressions du patois local pour qu’elles puissent parler et donner l’impression qu’elles habitaient le pays. Lorsqu’elles croisèrent davantage de personnes à l’approche de la ville, elles baissèrent la tête pour ne pas être abordées et devoir répondre à des questions. En cas de danger, il serait toujours possible que Rose lance le sort d’invisibilité pour leur permettre de s’échapper.

 

Comme elles poursuivaient leur marche, la campagne boisée cessa brusquement et la route se déroula devant elles, toute droite jusqu’à la ville. A la place des champs s’étendait une zone militaire sans végétation, en pleine activité, couverte d’engins, de tentes et de soldats qui s’entraînaient. Sur une sorte de grande surface nue, elles virent des hommes en armure qui tentaient en vain de faire voler des oiseaux dragons. Les volatiles de fer s’élevaient à faible hauteur et s’écrasaient sur le sol après quelques battements d’ailes. A côté des cadavres de métal tordus étalés par terre, se trouvait une espèce de navire attaché par des chaînes aux automates.

 

  • Que veulent-ils donc faire, demanda Ombeline en chuchotant.
  • Ils essaient de soulever le bateau avec l’aide des oiseaux dragons, répondit Rose.
  • Comme pour fabriquer un oiseau géant ? dit Ombeline.
  • Oui, sûrement pour transporter des choses, une armée peut-être, poursuivit Rose. Heureusement, ils n’y arrivent pas encore.     

 

Des charrettes tirées par des chevaux fatigués passaient sans cesse dans un sens ou dans un autre, chargées de carcasses métalliques ou de forêts d’épées et de lances. Plus loin, un camp de prisonniers regroupait des cages de fer ou de bois en plein air, à l’intérieur desquelles de pauvres hères étaient attachés, et au delà, des forges rougeoyaient, des feux brûlaient dans des fosses tout autour du campement. Une odeur âcre de brûlé parvenait aux narines et à la gorge des jeunes filles. Il régnait un vacarme infernal qui constrastait avec le calme de la campagne, une folie industrieuse animait les êtres qui étaient là comme des pantins programmés pour un futur combat. Des chiens noirs à la mine patibulaire déambulaient sans relâche à côté de sentinelles casquées d’or, qui parcouraient le camp d’entraînement et contrôlaient l’obéissance des soldats. 

 

Protégé par des montagnes rouges qui l’encadraient de chaque côté, le palais de Jahangir était construit en hauteur, dominant la ville à ses pieds. C’était un foisonnement de tours, de dômes et de colonnades, les toits étaient couverts d’or, les murs étaient de marbre et parsemés de peintures et de céramiques colorées. Le chatoiement des couleurs dans la lumière du soleil qui descendait au loin provoquait l’émerveillement, Rose et Ombeline étaient éblouies par la beauté de la construction, magnifiée par les mille reflets de l’astre sur les vitraux et les toitures. 

 

Poursuivant leur route elles arrivèrent enfin dans les faubourgs de Coloratur. Elles se fondirent dans la masse des habitants pour pénétrer sans être vues dans la cité. A cette heure, les étroites ruelles et les places étaient encombrées par la foule, elles purent se faufiler et avancer discrètement jusqu’à la rue qui montait au château. De hauts et épais remparts, hérissés de mâchicoulis, d’échauguettes et percés de meurtrières, abritaient un chemin de ronde où se relayaient des gardes armés. Ces fortifications entourées de profondes douves formaient autour du palais une muraille infranchissable. L’unique accès dans l’enceinte était réduit au passage par le pont levis, surveillé de jour comme de nuit par des sentinelles. A travers les lourdes portes d’entrée ouvertes et la herse relevée, Rose et Ombeline jetèrent un regard furtif en passant devant le pont et virent la cour intérieure. Bâti sur un tertre, le palais des merveilles qui se voyait de loin n’était qu’une illusion de façade. Au delà des bâtiments précieux et étincelants, les jeunes filles aperçurent les contreforts d’un triste donjon de pierre, qui semblait construit directement contre la montagne.

 

Rose attira Ombeline tout près d’elle et lui parla très doucement à l’oreille.

 

  • Ombeline, crois-tu que nous pouvons entrer toutes les deux dans la cour du château si je lance le sort d’invisibilité ? Je sais qu’il peut s’effacer sous le coup d’une forte émotion, c’est mon maître Generibus qui me l’avait enseigné, aussi je ne suis pas sûre de bien le maîtriser, surtout pour nous deux. Ce que je veux dire, c’est que c’est peut-être dangereux. Mais le sort fonctionne, nous l’avons vérifié tout à l’heure.
  • Allons-y, répondit Ombeline sans hésiter.
  • Je ne crois pas que Tizian approuverait cette initiative, poursuivit Rose en baissant la tête.
  • Je ne crois pas non plus, dit Ombeline, mais allons-y tout de même, nous n’avons pas appris grand chose pour l’instant, nous avons peu d’information à rapporter. Et puis si nous avons un souci, tu pourras relancer le sort, sinon nous trouverons bien un moyen.

 

Les jeunes filles appuyées l’une contre l’autre s’enfoncèrent dans une ruelle sombre et disparurent. Elles ressurgirent incognito quelques instants plus tard et franchissant le pont levis au milieu des sentinelles, elle pénétrèrent dans la place forte sans être inquiétées. A l’intérieur, des soldats affairés marchaient en tous sens et transportaient des armes, des caisses, de la paille, des chaudrons, des bûches qu’ils entassaient au milieu de la cour pavée. Longeant la muraille, Rose et Ombeline s’éloignèrent du flot de combattants et traversèrent l’espace rapidement. Dépassant le palais des merveilles qui masquait la forteresse à l’arrière, elles s’approchèrent du donjon. Il était entouré de profondes douves remplies d’un liquide verdâtre et fumant qui sentait mauvais. Pour y entrer, un deuxième pont levis avait été érigé.

 

Ce donjon carré était visiblement une construction récente qui avait dû être bâtie sur l’emplacement des anciens jardins du palais, quelques arbres chétifs et massifs piétinés attestaient d’une beauté flétrie. Il était adossé à la montagne rouge, et communiquait probablement avec elle. Tout autour, des sentinelles bardées d’armes faisaient des rondes permanentes.

 

  • On entre dans le donjon ? demanda Rose. Il est tard, le soleil va se coucher bientôt, on risque de se faire enfermer dans la tour.
  • Oui, répondit Ombeline, mais on y va quand même.

 

Se faufilant entre les hordes de gardes, Rose et Ombeline toujours invisibles passèrent le deuxième pont levis et entrèrent dans le donjon de pierre. Contrairement à la cour extérieure, l’intérieur du bâtiment était quasiment vide. De grandes salles sans fenêtres, toutes identiques, se succédaient en enfilade, aucune créature vivante n’était visible, il n’y avait que deux rangées de colonnades qui maintenaient le plafond, des bancs de pierre et des coffres de métal posés le long des murs.  

 

Après avoir traversé plusieurs salles sans rien découvrir de plus, Rose tira Ombeline par la manche et lui fit signe de regagner la sortie, Ombeline hocha la tête et elles repartirent en sens inverse, déçues de n’avoir rien appris d’intéressant. Il aurait fallu poursuivre l’exploration mais elles n’osaient pas aller plus loin. Il était tard, elles devaient déjà avoir pénétré sous la montagne et ne voulaient pas se retrouver seules face à Jahangir. 

 

Plus elles revenaient en arrière, plus il semblait que l’allée centrale des salles s’enroulait autour d’elle-même au lieu d’aller tout droit. Leur coeur commença à battre, elles ne retrouvaient pas le chemin de la sortie. Elles n’osaient se parler de peur que leurs voix les trahissent et communiquaient par gestes. Constatant que l’espace entre les piliers latéraux diminuait, elles continuèrent à avancer jusqu’à ce que la largeur des lieux devint si étroite qu’elles devaient marcher l’une derrière l’autre. Les colonnes disparurent et elles arrivèrent devant une porte en bois qu’elles ouvrirent. Elles se retrouvèrent sur le toit du donjon alors qu’elles n’avaient pas eu la sensation de monter. Au milieu de la vaste terrasse se trouvaient deux cages de fer en plein vent, où étaient enfermés deux énormes volatiles qui piaillaient à fendre l’âme. Ils ouvraient leurs gros becs pointus remplis de dents et se cognaient contre les barreaux en perdant des plumes. 

 

  • Ce sont les deux oiseaux dragons que Jahangir a dérobés à Matabesh, dit Ombeline en regardant les créatures bien vivantes et agressives, contrairement à la machine diabolique qu’avait abattue Zilia.
  • Remettons les en liberté, répondit Rose en s’approchant, ils retrouveront peut-être leur maître.
  • Ils aiment la musique, ajouta Ombeline, chante leur une chanson douce pour les calmer pendant que j’ouvre la grille.

 

Rose se mit à fredonner une ritournelle tandis qu’Ombeline fourrageait dans la serrure de l’une des cages avec la pointe de sa dague. Comme aucun fermoir ne lui résistait, elle entendit rapidement le déclic d’ouverture et passa à la deuxième cage. Lorsque les deux portes furent débloquées, elles en ouvrirent chacune une et les deux oiseaux sortirent de leur prison aussitôt. Ils ne voyaient pas Rose et Ombeline toujours invisibles, mais ils sentaient leur présence. Lourdement ils avancèrent jusqu’au rebord du toit et s’envolèrent majestueusement. Leurs corps qui semblaient balourds au sol devinrent adroits dans les airs et ils esquissèrent deux ou trois arabesques autour du donjon avant de s’éloigner et de disparaître dans la lumière du soir. 

 

Courant jusqu’au parapet, Rose et Ombeline les regardèrent s’amenuiser dans le lointain tout en observant le paysage alentour, depuis leur point de vue élevé. A leur gauche en contrebas, elles virent le port qui donnait sur une baie fermée par des blocs de glaces. Ceux-ci emprisonnaient toutes sortes de vieux navires brisés, et  coupaient l’accès à la ville par la mer. Des bateaux de guerre rutilants et prêts à partir étaient amarrés aux jetées du port. Au loin, elles aperçurent des feux et des mouvements de troupes qui combattaient, l’armée de Matabesh avançait inexorablement et approchait de Coloratur. Elles firent le tour du toit jusqu’à la montagne qui fermait l’une des extrémités du donjon. Il n’y avait aucune issue possible, elles étaient prisonnières de la tour. Elles se regardèrent avec terreur, il fallait vite trouver un moyen de sortir du château et de retourner à la bergerie.

 

Reprenant leurs esprits, elles cherchèrent la porte d’où elles étaient sorties, mais l’ouverture avait disparu. Elles comprenaient à leurs dépens que la magie et l’illusion régnaient en cet endroit. Elles tentèrent de trouver une échelle ou une corde qu’elles auraient pu utiliser pour s’enfuir, hélas il n’y avait rien. Elles se penchèrent au dessus du parapet et regardèrent partout, à la recherche d’une solution pour s’échapper. L’ombre de la nuit descendait inexorablement, rendant toute exploration compliquée.

 

Lorsqu’elles crurent avoir épuisé toutes les possibilités, Rose montra à Ombeline sur la partie montagneuse qui jouxtait le donjon des aspérités taillées dans la roche, très abruptes et très dangereuses, qui pouvaient permettre de descendre en s’agrippant avec les mains et en posant les pieds sur les pointes les plus solides. Réunissant leur courage, elles enjambèrent le parapet avec leurs jupes de paysannes et, s’accrochant comme elles pouvaient, descendirent lentement le long de la paroi abrupte jusqu’au sol. Elles faillirent dévisser plusieurs fois car leurs chaussures n’étaient pas faites pour escalader des rochers, mais réussirent à se glisser jusqu’en bas de la pente. Longeant un étroit rebord du mur au dessus de la douve jusqu’au pont levis, elles se hissèrent sur celui-ci pour regagner la cour.

 

Elles se mirent à courir car elles aperçevaient au loin les gardes qui commençaient à descendre la herse pour la nuit et relever le pont levis. Oubliant toute précaution, elles faillirent se heurter plusieurs fois à des soldats qui étaient encore dans la cour. A bout de souffle, elles atteignirent enfin le pont levis qui s’élevait lentement au dessus de la douve dans un bruit de chaînes métalliques et se glissèrent sous la herse. Elles accélérèrent,  bondirent au dessus de la fosse pour gagner l’autre bord, et chutèrent lourdement sur les pavés de la rue en roulant sur elles-mêmes. Assises par terre, regardant le pont qui était presque complètement levé et les portes qui se refermaient, elles éclatèrent de rire et se relevèrent, soulagées d’avoir échappé à l’emprisonnement dans le château. Rose dissipa enfin le sort d’invisibilité qu’elle avait parfaitement maîtrisé, à sa grande satisfaction.

 

Tandis que les filles descendaient les rues étroites de la ville sans oser se parler, Ombeline fouilla sans scrupules dans les poches de plusieurs riches personnages qu’elles croisèrent. Elle récupéra des pièces d’or et d’argent avec lesquelles elles achetèrent des vivres, deux poules, un coq et un couple de canards qui remplirent leurs paniers.

 

Chemin faisant au milieu des boutiques, elles écoutaient les habitants et leurs bavardages, et eurent la confirmation que Jahangir avait chassé de son trône et de son palais le prince légitime de Coloratur, Cosimo. Il avait depuis disparu et tout le monde s’accordait à dire qu’il avait été estourbi par le magicien. 

 

  • Ce qu’ils disent corrobore ce que Jalla nous avait expliqué, chuchota Ombeline à l’oreille de Rose. Jahangir s’est débarrassé de Cosimo et a pris sa place et son château.
  • Il a complètement défiguré les lieux, murmura Rose, ce type est fou. Le donjon est une abomination.

 

Ayant accompli leur mission d’éclaireurs, elles reprirent la route de la bergerie au soleil couchant et se hâtèrent pour ne pas être surprises par la nuit. Rose qui retrouva la vision à distance dès qu’il y eut des arbres, les guida sans encombre jusqu’à la cabane isolée, en passant par des chemins de traverse.

 

Leur arrivée provoqua la bonne humeur de la communauté qui avait craint pour leurs vies. Rose et Ombeline racontèrent succinctement leur épopée, en omettant de décrire leur visite dans la cour du château. Elles se proposaient d’en dire davantage plus tard après dîner, quand leurs compagnons seraient détendus. Désie les regardait avec mépris du coin de l’oeil, et ne se mêlait toujours pas au groupe.

 

Cléomène avait lâché les volatiles dans la basse-cour et regardait d’un mauvais oeil Amédée et Sklépios qui rodaient autour. Peu intéressés par d’aussi petites proies, les deux fauves partirent chasser chacun de leur côté dans la forêt proche. La communauté avec l’aide de Cléomène prépara le repas dans le pré, juste derrière la bergerie.

 

Quand ils furent restaurés et que l’heure des confidences arriva, Rose et Ombeline décrivirent leur périple dans la capitale dangereuse et expliquèrent qu’il serait impossible d’entrer dans l’enceinte du château sans être vus.

 

  • Sauf si je peux lancer le sort d’invisibilité sur tout le monde, pensa Rose. Mais, reprit-elle à haute voix, nous avons pénétré dans l’enceinte en étant invisibles, pour voir comment c’était à l’intérieur.
  • Quoi ? hurla Tizian, mais c’était de la folie d’entrer ! vous auriez pu vous faire attraper, voire pire, tuer !
  • Personne ne nous a remarquées, dit Ombeline, nous nous sommes promenées dans la cour, et nous avons visité le donjon, en passant deux ponts levis.
  • Vous êtes totalement inconscientes, intervint à son tour Girolam. Sans armes, sans guérisseur, n’importe quoi aurait pu vous arriver, personne n’aurait pu vous sauver.
  • C’est vrai, répondit Rose, mais nous sommes revenues saines et sauves. Ce que nous avons vu, c’est que l’entrée du donjon est un endroit magique, on croit marcher droit et en fait on tourne et on monte, comme dans une hélice.
  • Hum, fit Zeman, il doit s’agir d’un portail d’illusion pour protéger la véritable porte du château. Tous ces soldats qui montent la garde sont des fantoches, ils sont là pour faire peur aux habitants. D’après ce que vous me dites, on est en pleine mascarade, je ne sais pas à quoi joue Jahangir.
  • Il s’amuse, dit Zilia avec mépris, il est tellement au dessus des autres qu’il peut se permettre de se moquer de tout le monde.

 

Chaque convive donnait son avis et faisait ses commentaires, sauf Désie qui restait impassible et se contentait de mastiquer. Tandis qu’ils parlaient, Sklépios était revenu de la chasse et s’était étendu sur le sol près d’eux. Il grognait doucement à l’écoute de la conversation, comme s’il comprenait les paroles des humains et donnait son avis.

 

Plus tard dans la soirée, Rose proposa de les rendre tous invisibles pour pénétrer dans le château. Mais Zilia n’aimait pas cette idée, elle était convaincue qu’il existait un souterrain pour accéder au château, dont l’issue devait déboucher en pleine campagne.

 

  • Je suis trop loin pour identifier cette entrée, mais si je me rapproche de Coloratur, j’ai peut-être une chance de la trouver, dit-elle.
  • Pas question que tu t’approches ainsi, répondit Tizian, tous ceux qui te verraient sauraient que tu es une guerrière, tu serais sur le champ emprisonnée.
  • Et si Rose m’accompagne et lance le sort d'invisibilité sur nous deux ? rétorqua Zilia.
  • Mais le donjon est une construction récente, s’il existait un souterrain, il aurait été creusé par Jahangir, dit Rose, ce que tu cherches c’est un souterrain ancien qui permettait d’entrer dans le palais du prince Cosimo.

 

A ces mots, Sklépios se redressa et rugit si fort  que tous sursautèrent.

 

Depuis le début de la soirée, Rose avait repris sa vigilance en haut des arbres et vit soudain arriver dans le ciel noir à peine éclairé par la lune un gros nuage sombre accompagné d’un vacarme épouvantable.

 

  • Attention, hurla-t-elle, il faut nous mettre à l’abri, une pluie de pierre vient droit sur nous et va tout écraser sur son passage.
  • Même si nous nous mettons dans la bergerie, les cailloux vont tout détruire, répondit Tizian, fuyons !

 

Ils se levèrent, ramassèrent ce qu’ils purent, sacs et armes tandis que Sklépios bondissait devant eux en feulant, comme s’il suppliait qu’ils le suivent.

 

  • Sklépios nous montre un chemin, cria Zilia, il a chassé, il connaît le terrain, suivons-le !.
  • Prenons les bêtes, en même temps nous les sauverons ! dit Tizian.
  • Poil Noir ! suis-moi ! hurla Rose en attrapant son chien dans ses bras.

 

Ce fut la débandade. Abandonnant tout derrière eux et bondissant à cru sur les montures dont ils serraient les crinières, ils les lancèrent au galop à la poursuite du léopard tandis que le bruit se propageait derrière eux. Rose s’accrochait désespérément à Tizian tout en tenant Poil Noir, Girolam avait couché Cléomène devant lui et la maintenait comme il pouvait, Zilia et Clotaire qui avaient attrapé Désie au dernier moment galopaient devant, tandis que Berthe fermait la marche avec Zeman qui n’avait jamais grimpé aussi vite sur le dos de sa jument. Ils franchissaient chemins et fossés aussi vite qu’ils le pouvaient, et soudain furent rejoints par Amédée qui courait à leurs côtés, la langue pendante. Même Fleur de Coton qui sentait le danger approcher courait de toute la vitesse de ses pattes, aussi véloce que les chevaux et secouait Olidon dans tous les sens.

 

La chute de pierre était juste derrière eux quand ils virent le léopard bondir pour traverser une cascade et s’enfoncer sous une paroi rocheuse. Comme dans une vision éclair, Zilia songea aussitôt à l’entrée du palais des Ténèbres à Phaïssans, où habitait Roxelle.

 

Sans hésiter, ils suivirent tous le fauve dans sa course, se jetèrent dans le rideau d’eau et pénétrèrent dans une galerie souterraine sous la colline, alors que la pluie de cailloux s’abattit violemment derrière eux.

 

Berthe qui était la plus lente arriva la dernière et ne put empêcher que des  roches pointues pilonnent son arrière train. Zeman qui la montait reçut lui aussi des pierres sur la tête et les épaules, heureusement son armure en toile d’argent protégea les autres parties de son corps.

 

Trempés par le passage sous la cascade, et encore tremblant suite à la course poursuite, ils descendirent de montures et regardèrent à travers le rideau de gouttelettes irisées par la lumière de la lune la pluie de cailloux tomber avec violence puis s’éloigner.

 

Zeman soignait Berthe avec de la pimpiostrelle, et la jument reconnaissante raclait le sol avec ses sabots. Mais la tête de Zeman saignait, aussi Ombeline vint-elle vers lui, le força à s’asseoir et essuya ses blessures. Olidon l’aida à passer de l’onguent sur les coupures et les hématomes du guérisseur.

 

Cléomène que Girolam avait attrapée avant qu’elle ne réalise ce qui se passait s’était évanouie pendant la course et se réveillait doucement, ne comprenant pas où elle se trouvait.

 

  • Heureusement que Rose a anticipé le danger, dit Zilia, tu nous as sauvé la vie.
  • Jahangir est redoutable, il essaie par tous les moyens de nous empêcher d’arriver à son château, répondit Zeman.
  • Il doit être furieux que nous ayons libéré les oiseaux dragons, ajouta Ombeline. Et que nous ayons abattu l’oiseau mécanique. Il sait forcément que c’est nous.
  • C’est certain, approuva Rose, il s’est vengé.
  • Et que faisons-nous maintenant ? il n’est plus question de retourner à la bergerie, tout doit être détruit, reprit Clotaire.
  • Je crois que ce souterrain est celui auquel je pensais, répondit Zilia, il doit mener au palais de Cosimo.
  • Eh bien nous y allons tous finalement, même les chevaux et Fleur de Coton, dit Tizian.
  • Et moi aussi ? demanda Olidon qui était triste car sa guiterne était restée à la bergerie et devait être en miettes.
  • Toi aussi, et Cléomène. On ne vous laisse pas tous seuls, il y a trop de danger.

 

Cléomène tremblait comme une feuille, elle frissonnait de froid dans sa pauvre robe mouillée de paysanne, et mourait de peur. Rose et Ombeline frottèrent ses bras et son cou avec une potion calmante et tentèrent de lui expliquer qu’ils partaient pour le palais du prince. Petit à petit la jeune fille se calma, et Sklépios vint frotter son museau humide contre ses mains pour la rassurer.

 

  • Sklépios est un bien étrange animal, disait Tizian à Zilia, depuis le début je me demande qui il est réellement.
  • C’est vrai qu’il semble bien connaître les lieux, répondit Zilia. Il est déjà venu ici, c’est certain.
  • Nous avons gardé nos armes et nos sacs avec nos potions, mais nous n’avons pas emporté de nourriture ni de boisson, ni pour nous ni pour les chevaux, reprit Tizian.
  • Tant pis, intervint Rose, ce n’est plus le moment de nous lamenter, il est temps d’aller vaincre Jahangir.

 

Tous se redressèrent. Avant de partir, ils firent boire aux chevaux de l’eau de la cascade et attrapant leurs crinières les entraînèrent avec eux plus profondément dans la galerie, guidés dans le noir par la voix de Zilia et les miaulements rauques de Sklépios.

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