Chapitre 21 : Un long séjour

Par Notsil
Notes de l’auteur : (et un long chapitre).
Novembre 2021.

La cité d’Émeraude était comme une énorme ruche, bourdonnante d’activité. Dans les cieux, les Massiliens évitaient la foule des rues et raccourcissaient les distances entre les lieux. Au sol, les grosses artères étaient encombrées par les chariots de marchandises livrées aux commerçants.

Proche de la Porte de Massilia, à trois semaines de route à peine, ou une grosse journée de vol, la cité d’Émeraude réceptionnait les commandes des autres Royaumes avant de les réexpédier aux quatre coins de la planète. La station aquilaire à proximité ne chômait pas, elle non plus, transportant passagers et marchandises en continu, au grand plaisir de ses propriétaires. Ils devaient certes reverser une taxe au Onzième Royaume, Aquiléa, concepteur du système, mais le bénéfice couvrait largement ces frais.

Ce n’était pas la première fois que Lucas entrait dans la cité, mais c’était la première fois qu’il le faisait à pieds. Lucas était tout entier concentré sur Satia. La jeune fille tenait le bras de son père, derrière l’Émissaire Evin qui leur ouvrait la voie. Lucas avançait juste derrière eux, se retenant avec peine de garder la main sur le pommeau de son épée. Le geste serait assurément vu comme provocant, et le Messager Arcal aurait sa peau s’il leur causait des problèmes alors qu’il était présentement là pour les éviter.

Lucas admirait l’assurance de l’Émissaire qui se déplaçait comme si la foule allait s’ouvrir pour lui. Et jamais il n’aurait imaginé que tel était le cas. Les Massiliens les dévisageaient avec curiosité – des Mecers escortant des terrestres, ce n’était pas si courant – puis considéraient l’air fermé de l’Émissaire et préféraient retourner à leurs affaires. Les Mecers n’avaient pas la réputation d’être tendres avec les importuns.

Il leur fallut plus d’une heure pour rejoindre l’auberge que l’Émissaire et lui avaient réservée plus tôt. Une auberge immense, à la mesure de la ville qui l’abritait, avec une dizaine de niveaux et plusieurs plateformes d’accès extérieures. Par égards pour Lisko et sa fille, ils avaient réservé des chambres au premier étage. Lucas ne put retenir un soupir de soulagement quand ils furent tous installés. Evin lui adressa un sourire.

—Cache mieux tes sentiments, Envoyé, on pourrait croire que tu es heureux de terminer cette corvée. Être affecté à une mission, si ingrate soit-elle, reste un honneur, ne l’oublie pas.

—Oui, Émissaire, répondit poliment Lucas en rougissant.

*****

Le Messager Arcal les rejoignit pour le diner, servi dans une salle privée. Les Émissaires avaient pris congé à son arrivée ; ils n’étaient donc plus que quatre, et le repas se déroula en toute quiétude.

Lisko et Arcal discutèrent à voix basse de la suite des évènements ; Lucas ne doutait pas que son père ait donné ses consignes et brulait d’impatience de connaitre leur programme, mais le Messager avait apparemment décidé que les adolescents n’avaient pas voix au chapitre.

Satia se leva pour rejoindre sa chambre, avant de se rasseoir, maussade, sur un geste péremptoire de son père. Lucas faillit sourire, heureux quelque part de la voir partager son sort, avant de se raviser : il ne tenait pas à concentrer les foudres de la jeune fille.

La soirée leur parut fort longue à tous les deux, et pour une fois l’Envoyé aurait bien aimé que Satia vienne discuter pour passer le temps.

Enfin, les deux hommes se levèrent. Le Messager les salua et Lucas s’empressa de l’imiter. Il brûlait de savoir. Quand la porte se referma sur les terrestres, il se tourna vers Arcal. Lequel sourit.

—Il va te falloir apprendre à mieux masquer ton impatience, Envoyé. Elle était aisément perceptible. N’oublie pas que l’impatience est le premier des défauts à perdre, la clé de l’obtention de la première Barrette.

Contrit, Lucas baissa les yeux. Il s’était persuadé que son père entraverait sa progression, mais il ne devait pas oublier qu’il avait lui-même des efforts à fournir.

—Le Djicam a demandé à ce que je t’envoie demain, poursuivit Arcal. Je compte sur toi pour lui transmettre un compte-rendu détaillé des derniers évènements.

Le jeune homme pâlit. Il avait espéré éviter son père quelque temps supplémentaire. Deux ou trois mois de plus, de quoi gagner en assurance pour affronter son courroux. Puis Lucas se rappela l’air déconfit de Valérian, son ainé de huit ans, lorsque leur père avait appris son inscription frauduleuse à l’École des Mecers. Non, attendre ne servirait à rien.

—Il n’avait pas l’air fâché, reprit Arcal. Simplement curieux de voir par lui-même ta progression.

À son habitude, le Messager l’avait parfaitement cerné. L’élite des Mecers tenait sa réputation ; sa détermination à le devenir n’en était que renforcée.

*****

Lucas quitta l’auberge tôt le matin. Après quelques pas dans la rue, peu fréquentée à cette heure, il s’envola. L’air était frais, piquant, avec un vent léger qui demandait de la concentration pour éviter les collisions. Quelques nuages s’étiraient paresseusement, et à leur aspect Lucas sut que le soleil s’éclipserait vite aujourd’hui.

Tout lui était prétexte à ne pas songer à l’heure suivante. D’habitude, il appréciait de voir son père, regrettait même de ne pas le voir aussi souvent qu’il l’aurait souhaité, mais là… Si Arcal lui avait parlé…

Lucas ravala sa salive. Inutile de prévoir le pire. La demeure familiale lui apparut bientôt, avec ses hauts murs et ses gardes en faction. La Seycam disposait d’une résidence dans chacune des grandes cités de la planète, ainsi que de rares propriétés réservées à un cadre plus intimiste.

Lucas atterrit dans la cour et replia ses ailes sur son dos. Un serviteur s’inclina à son arrivée avant de lui enjoindre de le suivre. Il s’inquiéta : était-il en retard ? Il avait pourtant quitté l’auberge suffisamment tôt pour l’éviter.

Arrivé devant la porte du bureau de son père, Lucas prit une grande inspiration, puis frappa.

—Entrez.

La voix grave semblait calme. Peu rassuré, Lucas s’exécuta et plongea dans un salut, poing sur le cœur, tandis que la porte se refermait derrière lui.

*****

Ivan joignit ses doigts. Lucas lui paraissait nerveux, pour une simple visite, alors qu’Arcal n’avait été que louanges.

—Tu parais bien préoccupé, mon fils. Que crains-tu ?

Resté debout, Lucas tritura ses manches un instant avant de se ressaisir.

—Je pensais te trouver contrarié, répondit-il avec prudence.

—Devrais-je en avoir une raison ?

—La mission ne s’est pas déroulée aussi simplement que prévu.

—Et ce n’est pas ta faute, appuya Ivan.

Il devient doué à te dissimuler ses pensées, hein ? intervint Fang, son Compagnon.

Il grandit trop vite à mon goût, oui.

La panthère ailée gloussa dans son esprit.

C’est toujours le cas. Vos petits grandissent si lentement… Vous n’arrivez pas à comprendre qu’ils changent, eux aussi. Plus vite que vous ne le pensez.

Ses expériences l’ont mûri, reconnut le Djicam. Il reste que je n’aime pas quand il me cache quelque chose.

Mais tu lui caches aussi des choses, rétorqua Fang. Et il apprend. Je trouve qu’il s’en tire bien.

*****

Lucas termina le monologue de son rapport, masqua sa frustration de voir son père écouter d’une oreille distraite. Était-il en train de communiquer avec son Compagnon ? Pourquoi l’avoir fait venir si Arcal avait déjà tout dit ?

À sa surprise, son père lui posa plusieurs questions. Sur son ressenti, ses doutes, sa tenue au combat. Lucas répondit de son mieux. À quoi rimait cet interrogatoire ?

—Es-tu satisfait de ta condition ?

Surpris, Lucas répondit :

—Pourquoi ne le serais-je pas ?

—Le quotidien des Mecers n’est pas trop lourd ?

—C’est la voie que j’ai choisie, rétorqua Lucas. Qu’elle soit difficile n’est pas un problème.

—Et la mort qui te guette ?

Lucas frissonna, déglutit, avant de croiser les yeux bleu-acier si familiers. Si sereins.

—La mort doit bien venir un jour.

Contre toute attente, le visage de son père se para d’un sourire.

—Tu as appris ta leçon, je vois. Je savais Arcal compétent, mais je suis satisfait de ta progression jusque-là.

Des paroles qui l’emplirent de fierté. Et puis de culpabilité. Son père n’était pas au courant. C’était une certitude, car il n’y avait fait aucune référence.

Lucas ravala sa salive. Il était venu ici en souhaitant garder le secret. Et comprenait qu’il était de son devoir de lui en parler.

Même pour encourir son courroux.

Agir autrement ne serait pas honorable.

—Si tu as terminé, tu peux rejoindre ton Messager, ou passer la journée ici. Je repars demain midi.

—Il y a… peut-être une dernière chose.

—Je t’écoute.

—Je crains ta colère, mais… peut-être qu’il sera mieux que tu l’apprennes directement de moi plutôt que par quelqu’un d’autre.

—Viens-en au fait.

Lucas reconnut cette voix dangereusement douce. S’il ne s’était pas autant engagé, il serait revenu sur ses mots. Plus moyen de s’esquiver maintenant.

Il rassembla son courage et ouvrit la bouche.

*****

Accoudé à l’unique fenêtre de sa chambre, Lucas gardait le regard fixé sur le lointain. Le centre-ville se remplissait peu à peu, et déjà les cieux bourdonnaient d’activité. Il n’avait pas envie d’être là et n’avait aucune envie de confronter Arcal.

Il n’était plus un enfant, il était un Envoyé ! Cela comptait-il pour si peu ? Où était parti son courage ? Ses poings se serrèrent. Si seulement…

—Je peux entrer ?

Lucas acquiesça avant de réaliser qu’on ne pouvait le voir et la porte s’ouvrit avant qu’il ne puisse corriger son erreur.

—Que me veux-tu, Aioros ? fit-il avec raideur.

Il ne se sentait nulle envie d’encaisser un sermon supplémentaire de la part de son ainé. Lequel leva les mains en signe d’apaisement.

—La colère de père a ébranlé toute la maisonnée. Veux-tu en parler ? dit-il avec douceur.

Lucas n’avait pas l’habitude que son frère se montre si prévenant alors qu’il avait toujours été distant. Son attitude eut raison de la retenue de Lucas qui se blottit dans ses bras. Surpris, Aioros apaisa de son mieux ses sanglots.

Après de longues minutes, Lucas se calma suffisamment pour parler.

—Désolé, marmonna-t-il en essuyant ses yeux rougis.

—J’ai rarement entendu père hurler autant, et crois-moi, je sais de quoi je parle, déclara Aioros.

Il espérait arracher un sourire à son frère, mais en fut pour ses frais. Lucas se contenta de soupirer, puis demanda :

—Tu as déjà juré, ou promis, quelque chose jugé comme… déraisonnable ?

—Tu n’es pas censé être au courant, mais oui, répondit prudemment Aioros.

—Et père le sait ? s’enquit Lucas.

—Eraïm m’en préserve !

Face à sa curiosité, il poursuivit :

—Je compte lui dire un jour, rassure-toi. Pour le moment, je doute qu’il soit réceptif. J’attends… un moment propice, dirons-nous.

—C’est à cause d’une fille ? lança Lucas.

—Tu poses trop de questions, sourit Aioros.

—Tu me crois trop jeune pour garder un secret, c’est ça ? maugréa Lucas en croisant les bras.

—Non. Je préfère ne pas t’impliquer là-dedans, c’est différent. Et toi, poursuivit-il pour couper court aux protestations de Lucas. Raconte-moi comment tu as pu le mettre dans une telle fureur. Nous savons tous qu’il est plus indulgent avec toi.

D’abord indigné, Lucas se résigna.

—Une histoire de serment.

—Une fille ? lui renvoya son frère.

—Oui. Mais ce n’est pas ce que tu crois ! ajouta-t-il face au sourire d’Aioros.

—Tiens donc. Pas d’histoire d’amour romantique ?

—Non, je te dis ! protesta Lucas.

—Elle est si insupportable que ça ?

—Non plus. Elle serait presque sympathique si elle n’était pas aussi invasive.

—C’est son Clan qui pose problème, alors ?

—Non. Pourquoi dis-tu ça ? demanda Lucas, intrigué.

—T’occupes. Alors, c’est quoi, le problème ?

Lucas déglutit, nerveux.

—Tu es au courant de la mission sur laquelle je suis ?

Aioros acquiesça.

—Eh bien, il se trouve que, un peu par hasard, je lui ai prêté serment. Celui du Sa’nath.

Aioros siffla entre ses dents.

—Le Sa’nath ! Par hasard ? Mais tu pensais à quoi ? Tu sais que…

Il avisa son regard noir et s’interrompit.

—Pardonne-moi. Mon intention n’était pas de… enfin. Comprends mon choc. Sais-tu quand il a été prêté pour la dernière fois ?

—Père s’est empressé de me le rappeler, oui. Est-ce si grave que ça ?

Aioros prit le temps de la réflexion.

—C’est à relativiser, je pense, dit-il enfin. Après tout, la Seycam, dont tu fais partie, a vocation à la protéger. Un peu plus, un peu moins… Ce n’est pas si différent. Même si ta solution est un peu… extrême, ajouta-t-il en lui ébouriffant les cheveux.

Lucas grommela une réponse inintelligible.

—Pourquoi père n’a pas réagi comme toi, alors ?

—Parce que je ne suis que ton frère, rétorqua son ainé. Et que bien d’autres soucis le préoccupent. Il y a pas mal de tensions entre les Clans en ce moment, tu sais. Je lui parlerai.

—Tu ferais ça ? s’exclama Lucas, ravi. Merci !

—À ton service, petit frère. Tu restes manger ?

—Tu crois qu’il sera encore fâché ?

—J’essaierai que non. Et je serai là. Je repars demain matin, ça me ferait plaisir de passer un peu de temps avec toi.

—Alors d’accord ! Merci, Aioros.

—Avec plaisir, petit frère.

*****

Songeur, Ivan appuya sa tête sur ses mains croisées. Devant lui s’étalaient plusieurs dossiers, plus préoccupants les uns que les autres.

Le Clan des Montagnes du Sud n’avait pas apprécié les dernières remontrances de la Seycam, mais comment aurait-il pu faire autrement alors que l’un de leurs membres venait de tenter de tuer son plus jeune fils ?

Sauf que le Clan des Montagnes du Nord avait profité de cette disgrâce pour revendiquer un village à la frontière, persuadé que les Montagnes du Sud feraient profil bas et n’interviendraient pas. Mais c’était mal connaitre Zerus do Ninzo ; le chef du Clan n’avait pas laissé passer cet affront, et non content de se réapproprier ses terres, avait profité de l’opportunité pour récupérer un autre village.

Leur querelle s’annonçait sans fin, une fois de plus.

À côté, le Clan des Pierres demandait l’arbitrage de la Seycam sur une autre frontière litigieuse, et pour couronner le tout, des soldats impériaux avaient été signalés en plusieurs endroits du Royaume. Bien trop loin de la Porte…

Que cachait ce regain d’activité de la part de l’Empire ? À l’Assemblée, Ivan avait appris que Massilia n’était pas la seule planète concernée ; c’était inquiétant pour la Fédération, mais rassurant pour la descendance de Félénor.

Ce qui le ramenait toujours à son plus jeune fils.

Qu’est-ce qui avait pris à Lucas de prêter un grand serment tel que le Sa’nath ? À douze ans, il s’était surement laissé emporter par les récits héroïques qui faisaient la fierté des Massiliens ; la légende de Sénéfer Asrévor, qui avait lié sa vie à Aranielle do Isteis, avait permis d’unir les Clans pour la première fois de l’histoire massilienne. La tragédie de Yanamari Sélénielle, qui l’avait contraint à tuer son bien-aimé pour ne pas se parjurer. Et puis Edwin sey Garden, le fondateur de la Seycam de Massilia, s’était engagé à protéger la descendance de Félénor, sur sa vie et celle de ses descendants. Un serment qui avait encore des répercussions aujourd’hui, neuf cents ans après ces évènements.

Au quotidien, les serments ressemblaient davantage à des promesses ; en amitié, en amour ou pour venger un être cher.

Rien de comparable au Sa’nath.

Comment aurait-il pu comprendre que cet engagement liait leurs vies de façon irrévocable ? S’imaginait-il vraiment que lui, son père, le Djicam, le laisserait ignorer ses devoirs pour suivre une gamine comme un bon petit pique-boeuf ? Il y avait un monde entre surveiller la descendance de Félénor, et protéger aveuglement sa fille.

Tu es encore énervé, nota Fang.

Oui, reconnut Ivan. C’est peu dire que je ne m’attendais pas à ce qu’il me fasse un coup pareil. J’aurais dû me méfier dès que j’ai appris pour son admission au sein des Mecers. Je ne m’attendais pas à ce qu’il tienne autant de Valérian.

Ça non plus, tu ne l’as toujours pas digéré, se moqua la panthère ailée. Il est déterminé, reconnais-le.

Mais il manque d’expérience. Il aurait dû réfléchir un peu aux conséquences.

Et qui te dit qu’il ne l’a pas fait ? Lui as-tu seulement demandé ?

Il ne l’avait pas fait, parce que la seule émotion qui l’avait dominée à ce moment-là avait été la colère. Alors qu’il avait fallu beaucoup de courage à Lucas pour avouer ce qui n’était pas vraiment une faute.

Un comportement digne de la Seycam, digne des Mecers, approuva Fang. Tu as eu tort de réagir ainsi.

Un coup frappé à la porte le sortit de ses pensées.

—Entrez.

À sa surprise, c’est Aioros, son ainé, qui franchit la porte. Tandis qu’il saluait, son regard balaya les documents étalés sur le bureau.

—Puis-je te parler ?

Ivan soupira.

—Aurais-tu discuté avec ton frère ?

—Oui. Il y avait longtemps que tu n’avais réagi avec une telle violence.

—Et qu’aurais-je dû faire ? L’applaudir ? On ne prête pas un grand serment tel que le Sa’nath sur un coup de tête !

—Je pense surtout que tu gères trop de situations à problèmes en ce moment, et que celle-ci a été celle de trop, répondit Aioros.

Le calme de son ainé, son ton posé, l’incitèrent à la réflexion. Aioros écoutait beaucoup, quand il l’accompagnait à l’Assemblée. Et ses propres missions en tant qu’Émissaire, tenant du Quatrième Cercle, lui avaient apporté de l’expérience.

—Tu m’as désigné officiellement comme ton héritier depuis six mois, maintenant, reprit Aioros. Permets-moi de t’aider davantage.

—Qu’as-tu en tête ? Comment vas-tu gérer cette charge supplémentaire avec tes devoirs d’Émissaire ?

—J’ai une semaine de congés. Je peux aller apaiser les tensions entre les Montagnes du Sud et du Nord.

Ivan resta pensif, rassembla plusieurs des feuillets devant lui.

—C’est la deuxième fois que tu te portes volontaire pour un problème avec le Clan des Montagnes du Sud, nota-t-il. Y aurais-tu un intérêt particulier ?

—Serait-ce un problème, si tel était le cas ?

Le jeune homme s’était tendu, mais Ivan devait reconnaitre qu’il maniait bien ses mots.

Tu n’es pas au bout des problèmes avec celui-ci également, fit Fang, amusée.

—Ta mère était des Montagnes du Nord, compléta Ivan. Ton jugement se devra d’être extrêmement objectif, si tu ne veux pas attirer les foudres des deux Clans conjuguées.

—Mais ils s’imagineront me manipuler plus facilement que toi.

—Je pourrais aussi déléguer pour que la Seycam ne s’en mêle pas directement. Le Clan des Montagnes du Sud n’a pas apprécié notre dernière intervention.

—Je veux montrer que la Seycam est juste et que nous ne laisserons pas notre inimité avec les Montagnes du Sud entraver nos actes.

—Tu plaides ta cause avec ardeur… Très bien, céda Ivan. Je veux que tu aies une escorte, par contre.

—Je peux le comprendre, sourit Aioros. Merci. A-t-on découvert la raison de la présence des impériaux sur notre sol ?

—Toujours pas. Ce n’est peut-être pas plus mal que Lisko et sa fille passent l’hiver ici. La garnison qui protège la cité est suffisamment importante pour dissuader les soldats de l’Empire. Je vais organiser un roulement entre toi, Dorian et Valérian pour garder un œil sur la situation.

—En parleras-tu à Lucas ?

Ivan le considéra un long moment.

—Je suis surpris que tu t’intéresses autant au ressenti de ton frère.

—Il n’a jamais connu maman, sa nourrice s’est sacrifié pour lui quand il avait trois ans… Tu incarnes l’idéal auquel il aspire. Il te respecte énormément. Tes propos l’ont plus touché que tu ne le crois.

—Je comprends ce que tu veux dire, mais j’ai quand même l’impression d’avoir été trahi, dit Ivan.

—Il ne trahit pas ta confiance, il prend son envol, rétorqua Aioros.

Ivan se laissa aller contre le dossier de son fauteuil, joignit ses doigts.

—Tu le défends bien. Et tu as raison sur ce point, même s’il m’en coûte de l’admettre. Lucas reste le petit dernier, et j’ai du mal à me faire à l’idée qu’il grandisse. J’essaierai de ne plus l’oublier, à l’avenir. As-tu des préférences pour ton escorte ?

—Deux ou trois Mecers me paraitraient suffisant. Je ne veux pas que Zérus do Ninzo ait l’impression d’être envahi.

—Trois. Avec deux, tu risques de paraitre trop arrogant. Avec davantage, tu donneras l’impression de te reposer sur tes camarades. Comme tu le sais, Zérus ne m’apprécie pas, et n’apprécie pas la Seycam davantage. Tu auras fort à faire pour le convaincre de te laisser arbitrer cette querelle. Es-tu certain de ne pas préférer un objectif plus facile, pour commencer ?

—Je préfère les surprendre. Je pense qu’ils me voient encore comme le jeune qui reste dans l’ombre de son père. Ils se méfieront pour la prochaine fois, alors autant en profiter.

—Tu trouves que je te surprotège ? fit Ivan en haussant les sourcils.

—Tu nous surprotèges tous, sourit Aioros. Les plus jeunes ne s’en rendent peut-être pas encore compte, mais Dorian, Valérian et moi en avons parfaitement conscience.

*****

L’horloge sonna midi. Avec un soupir, Lucas se redressa. Il n’avait nulle envie de confronter son père une nouvelle fois, mais s’abstenir de descendre lui serait tout autant préjudiciable. Lucas tritura sa veste, soupira une nouvelle fois, se mit en route. Quand il entra dans le salon, son père était déjà là. Lucas se raidit, mais Ivan se contenta d’un signe de tête, et à sa droite, Aioros se fendit d’un sourire.

Lucas s’installa à la gauche de son père, fixa son assiette et picora en silence tandis qu’Aioros s’efforçait de faire la conversation. C’était étrange, de découvrir son frère ainé en allié alors qu’il n’avait été qu’indifférence jusque-là. Peut-être que lui, au moins, reconnaissait sa valeur, avait compris qu’il avait grandi depuis qu’il était chez les Mecers ?

—Tu ne parles pas beaucoup, observa Ivan.

—À quoi bon ? rétorqua Lucas.

Son père fronça les sourcils et il réalisa que sa réponse avait frôlé l’impolitesse. Son premier réflexe aurait été de s’excuser mais son ressentiment l’emporta et ses lèvres restèrent scellées.

—Je m’excuse, pour mes mots de ce matin, déclara Ivan.

Surpris, Lucas laissa tomber ses couverts dans l’assiette. Aioros haussa les sourcils à son intention et Lucas se hâta de bredouiller un merci. Que son père s’excuse était rare et une tension  qu’il n’avait pas su nommer venait de se dissiper.

—Tu as eu raison de m’en parler en premier, car que je l’apprenne d’un autre aurait été impardonnable, reprit Ivan. Ton Messager est-il au courant ?

Lucas acquiesça.

—Je ne comptais pas lui dire tant que ce n’était pas nécessaire, mais, il y a eu cet incident, et…

—Quel incident ? coupa Ivan.

Lucas résuma brièvement les faits ; la promenade des terrestres, la bousculade, la provocation en duel qui avait suivi.

Aioros siffla doucement.

—Alors tu as gagné ton premier duel dans un Cercle ? J’aurais aimé voir ça !

—J’ai eu bien trop peur pour l’apprécier, avoua Lucas. Je savais juste qu’il était important que son sang ne coule pas. Et puis, il aurait pu être payé par les impériaux pour la tuer. Même s’il s’est montré sympathique, après.

—Et tu crois vraiment qu’elle aurait pu perdre ? demanda Aioros, curieux.

—Elle a certainement un talent spécial, mais clairement, elle ne blessera jamais personne avec sa dague, répondit Lucas. Ou alors, ça sera par erreur.

—Ce serment sera peut-être une bonne chose, déclara Ivan, resté silencieux. Même si je ne sais pas si tu te rends compte du prix qu’il exigera de toi.

—J’en assumerai les conséquences, sois en sûr.

Aioros sourit.

—Tu voudras t’entrainer avec moi, après le repas ?

—Oui ! Merci !

—Et toi, père, te joindras-tu à nous ?

—Dans un moment, céda le Djicam. Je boucle deux dossiers d’abord.

****

La cour était plus petite que celle de leur demeure principale, néanmoins elle restait suffisamment vaste pour leur entrainement. Enthousiaste, Lucas brûlait d’en découdre.

—Tu me suis  sur l’échauffement ? questionna Aioros. Que je vois où tu en es.

Lucas s’empressa de rejoindre son ainé. La lenteur des mouvements était frustrante, mais il s’appliqua de son mieux. Aioros usa de quelques mots pour corriger ses erreurs ; il avait fait des progrès, depuis leur dernière rencontre.

Les deux frères tirèrent leur épée et se saluèrent.

—Ton impatience se sent à des kilomètres, sourit Aioros.

—Eraïm ! Tu ne vas pas t’y mettre aussi ? marmonna Lucas.

—Tu es censé chercher à maitriser ton impatience pour obtenir la première Barrette des Envoyés, nota son frère.

—Je sais, je sais… mais si c’était de la hâte d’en découdre, et non de l’impatience ?

—Tu joues sur les mots.

—J’apprends, rétorqua Lucas.

Aioros répondit en attaquant. Lucas recula, surpris par sa vitesse, se cantonna à la défensive. Il réalisa rapidement que son frère le testait, le poussait dans ses retranchements.

Et qu’il était plus concentré que lors de leur dernier affrontement.

La garde d’Aioros était parfaite ; impossible de trouver la moindre ouverture, impossible d’avoir un instant de répit. Et alors qu’il pensait réussir à prendre enfin l’avantage, Lucas s’immobilisa, la pointe de l’épée de son frère posée sur sa poitrine.

—Un point pour moi, sourit Aioros.

—Tu es vraiment très fort, reconnut Lucas.

—Sois plus souple, reprit Aioros. Tu dois pouvoir lire mes intentions au contact de ma lame.

Ils croisèrent le fer, et Lucas s’efforça de ressentir ce qui paraissait si naturel à son ainé. Lire des intentions ? Leurs lames ne faisaient que se toucher.

Aioros remarqua sa perplexité.

—Dis-moi si tu sens que quelque chose change.

Il ne bougea pas, ne fit aucun mouvement que Lucas put percevoir, et pourtant… pourtant il y avait quelque chose. Comme une tension. Il releva les yeux vers Aioros, ravi.

—Je sens quelque chose !

—Parce que j’ai exagéré mon mouvement.

—Sans bouger ?

—J’ai déplacé le poids de mon corps. Ce que tu ressens, c’est mon déséquilibre. Comment vas-tu l’exploiter ?

Lucas réfléchit. Les postures étaient des clés ; elles donnaient de la force au mouvement, permettaient d’esquiver sans tomber, de parer sans reculer. Au lieu de contrer cette tension, il devrait plutôt l’accompagner, la détourner, l’accentuer. Déséquilibrer son adversaire pour mieux le frapper.

Il suivit aussitôt son raisonnement. Seuls ses réflexes sauvèrent Aioros de la touche.

—Bien joué, petit frère.

—Je t’aurais, la prochaine fois !

—Alors essaie encore.

Lucas se mit en garde, sérieux et concentré. Aioros était d’un niveau bien supérieur au sien, mais il ne se décourageait pas. Même les meilleurs étaient parfois poussés à la faute. Une inattention pouvait être sa chance.

Lucas s’élança, décidé à donner le meilleur de lui-même. Aioros l’immobilisa sans peine après quelques passes.

—Attends. Père arrive. Tu m’aides ?

—Oui !

—Parfait. Je détourne son attention, je l’occupe, et tu profites d’une opportunité. Ça marche ?

Lucas hocha vigoureusement la tête et Aioros s’élança, son jeune frère dans son sillage.

Ivan avait à peine eu le temps de pénétrer dans la cour, déjà Aioros était sur lui. Les lames se croisèrent avec ce tintement cristallin si caractéristique, puis Aioros bondit en arrière avec un juron. Lucas réalisa bientôt que si son frère avait compté sur l’effet de surprise, Ivan s’était joué de lui sans forcer. Même si Aioros arborait quatre Cercles sur les six du grade d’Émissaire, leur père s’était lui hissé jusqu’au grade de Messager bien avant de devenir Djicam.

Le combat serait loin d’être facile.

Les passes d’armes s’enchainèrent, avec la fluidité propre aux Mecers. Aioros résistait de son mieux, pourtant Lucas comprit qu’il était dominé. Leurs mouvements étaient rapides, allaient à l’essentiel : les Mecers visaient l’efficacité.

Il ne lui restait qu’à trouver le moyen de s’infiltrer dans cette chorégraphie bien ordonnée, en évitant d’être pris pour cible au passage.

Lucas s’approcha avec précaution, utilisa les ailes d’Aioros comme un camouflage. Leur père aurait-il oublié sa présence ? Sa défense était bien en place, en tout cas. Aucune des tentatives d’Aioros n’aboutissait, mais avec un peu de chance…

Lucas se décala, s’avança au contact ; conscient d’être vulnérable mais aussi de l’effet de surprise qu’il générait. Ivan esquiva sa lame tout en parant l’attaque d’Aioros et Lucas jura entre ses dents. Raté.

—Ne te décourage pas, murmura Aioros. Essaie encore. Je te couvre.

Lucas repartit à l’assaut, chercha à lire quelque chose dans les yeux bleu-acier semblables aux siens. Cette calme sérénité… quand l’acquerrait-il ? L’instant d’inattention fut suffisant pour que son père perce sa garde ; Lucas ne dut son salut qu’à l’intervention de son frère.

—Concentre-toi !

Mortifié, Lucas recula d’un pas, prépara mieux son attaque, surveilla ses appuis, guetta le moment propice, s’immergea dans l’instant. Il comprit immédiatement ce que préparait Aioros ; son frère maintenait la pression, enchainait les attaques avec ce cliquetis caractéristique, cherchait les points faibles dans la défense de leur père. Lucas se joignit à lui, visa tout ce qui lui paraissait impossible à parer en même temps que les attaques de son frère. Comment son père arrivait-il à ne pas être touché ? Pire, Aioros et lui se trouvèrent bientôt acculés à la défensive.

Il était trop fort.

Rien à voir avec Arcal.

Lucas para une nouvelle fois, serra les dents sous l’effort. Quelle force ! Et les paroles de son frère lui revinrent en mémoire : « tu dois pouvoir lire mes intentions au travers de ma lame ». Les conseils d’Arcal étaient similaires ; les Mecers n’opposaient pas la force à la force brute. Ils la détournaient, se l’appropriaient, déstabilisaient leur adversaire.

Dans la tension de leurs lames, Lucas perçut soudain quelque chose. C’était faible, presque imperceptible, mais il comprit. Il cessa de lutter, s’effaça sous l’assaut, ne sursauta pas quand la lame en Ilik frôla son torse. Au contraire, il utilisa ce moment pour se glisser sous le bras armé de son père et plaquer sa main sur son torse.

Le combat s’arrêta aussitôt et le Djicam baissa les yeux sur son plus jeune fils.

—Bien joué, dit-il doucement.

Lucas sourit, ravi.

—Je l’ai senti !

—Tu progresses, approuva Aioros. Tiendras-tu contre nous deux ?

Lucas ouvrit de grands yeux.

—Du deux contre un ? Ce n’est pas honorable !

Ivan haussa les sourcils.

—Ça ne t’a pas dérangé quand c’était en ta faveur, je me trompe ?

Lucas se rembrunit. Son père n’avait pas tort. Cependant, il n’était qu’Envoyé, avait juste battu Aioros une seule fois sur un coup de chance. Affronter Aioros et son père en même temps, c’était la défaite assurée.

Et une chance d’apprendre.

Lucas se mit en garde, vérifia ses appuis.

—Je vous attends.

Il esquiva la première attaque de justesse, para la deuxième et jura en réalisant qu’il s’était rendu vulnérable. Une erreur qu’il paya immédiatement ; la lame d’Aioros s’arrêta à quelques centimètres de son front.

—Tu aurais pu viser un autre endroit, marmonna Lucas, le cœur battant. Tu m’as fait peur !

—Tu auras moins peur la prochaine fois, dit Aioros.

—Sois conscient de ta posture, ajouta Ivan. Dans la précipitation, tu as modifié tes appuis.

Lucas acquiesça. Il lui restait beaucoup à apprendre.

****

Lucas retrouva le Messager Arcal au matin et s’inquiéta de l’absence de Lisko et Satia à ses côtés.

—Ils ne sont pas encore descendus, le rassura son mentor. Ton entretien s’est bien passé ? Tu as pris plus de temps que prévu.

—Je lui ai dit, pour le serment, avoua Lucas. Il ne l’a… pas très bien pris.

—Une bonne chose, approuva Arcal. Il aurait été furieux de le découvrir par la suite.

—J’ai trouvé qu’il était suffisamment furieux comme ça, maugréa Lucas.

—Le temps l’adoucira. Sois patient.

Lucas acquiesça par réflexe. La patience, il lui semblait que tous n’avaient que ce mot-là à la bouche. La première Barrette méritait apparemment sa réputation : elle serait la plus difficile à obtenir. Cette mission interminable n’était-elle pas une épreuve suffisante en soi ? Il tardait à Lucas de partir sur des missions plus intenses, d’engranger de l’expérience pour ne plus se sentir aussi impuissant face à ses adversaires.

—Allons-nous rester ici longtemps ? interrogea Lucas.

—Oui. J’en ai discuté avec ton père. Lisko souhaite se trouver une petite maison pour établir un relais de son commerce. Nous n’aurons qu’à maintenir une surveillance discrète durant les mois d’hiver. Et peaufiner ton entrainement, bien sûr.

Lucas acquiesça avec enthousiasme. Dormir dans un vrai lit était un confort appréciable, en hiver.

—Au printemps, si besoin, nous reprendrons la route. En attendant… ma foi, nous allons pouvoir mettre les bouchées doubles sur l’entrainement.

*****

En quelques jours, Lisko trouva une jolie maisonnette à louer, et s’y installa avec Satia. Proche du centre-ville, elle n’était qu’à quelques minutes de vol de la garnison de la ville. Plaque tournante du commerce sur la planète, la Cité d’Émeraude garantissait la sécurité de tous. Les patrouilles étaient nombreuses dans les rues, et croiser des Mecers en transit n’était pas rare. La diversité culturelle était bien loin de celle de Sagitta, le douzième Royaume qui abritait la capitale, néanmoins on y croisait de nombreux peuples des douze Royaumes, et dans les auberges, les Massiliens se retrouvaient souvent minoritaires.

Le marchand était dans son élément : bientôt son arrière-boutique se remplit de tissus soyeux âprement négociés sur les marchés. Il entassait, revendait, réfléchissait. À l’étage, Satia passait le temps ; elle sortait rarement, peu désireuse d’affronter le froid glacial des hivers massiliens. Son père n’y voyait rien à redire, rassuré de la savoir en sécurité à l’intérieur, hors de vue des regards inquisiteurs. La jeune femme avait beau s’assurer d’une capuche, ses yeux violets attiraient trop facilement l’attention.

Les Prêtresses d’Eraïm possédaient également des pupilles de la même teinte ; néanmoins Lisko préférait minimiser les risques. Il espérait que les impériaux perdent définitivement leurs traces sous ce climat inhospitalier.

Le Messager Arcal avait récupéré trois Émissaires sous ses ordres ; ils surveillaient les lieux à tour de rôle. Lucas prenait son tour deux fois plus que les autres ; Arcal ne pouvait lui confier cette seule responsabilité mais il avait à cœur de prouver à son père qu’il tiendrait son serment, et désespérait de trouver une occasion de s’illustrer.

Mais aucune attaque n’avait encore eu lieu, et si Lisko et Arcal étaient soulagés, Lucas broyait du noir.

Heureusement, le retour de Syrcail lui permit de retrouver un compagnon d’entrainement. Lucas avait conscience que Syrcail si lui était encore supérieur dans bien des domaines, il arrivait à le battre de temps à autre.

Chaque fois qu’il n’était pas chargé de surveiller Satia, Lucas s’entrainait. Avec Syrcail s’il était là, avec Arcal quand le Messager leur enseignait l’art du combat, tous les matins, et parfois avec l’un de ses frères ou l’une de ses sœurs. Quand ils étaient présents en ville, ils veillaient à lui faire parvenir un message.

L’inaction lui pesait ; au fil des semaines, Lucas se mura derrière une distance polie que seuls Syrcail et Arcal parvenaient à franchir. Lors d’un soir où il n’était pas de garde, Lucas aperçut Satia sur son balcon. Il s’approcha.

*****

Satia étouffa un cri avant de plaquer les mains sur sa poitrine.

—Lucas ! Tu m’as fait peur !

—Toutes mes excuses, s’inclina le Massilien.

Satia dissimula un sourire derrière ses gants. Bientôt sept mois qu’elle se trouvait sur Massilia, pourtant elle ne se faisait toujours pas au sens de l’honneur exacerbé des locaux. Et Lucas… leur relation avait changé depuis ce jour où il l’avait trouvée, perdue dans la forêt. Elle avait découvert son inquiétude à son sujet, sa capacité à prendre des décisions. Comment arrivait-il à la rassurer par sa simple présence, alors qu’il n’avait que douze ans ?

L’Envoyé s’assit près d’elle, sur la rambarde. Elle s’accouda, curieuse. Il n’était pas dans ses habitudes de se mêler volontairement aux autres. Elle ne dit rien ; son regard se perdit bientôt sur les derniers passants qui hâtaient leurs pas à l’approche du crépuscule. Les Massiliens n’étaient pas si différents des autres peuples de la Fédération, une fois qu’on apprenait à les connaitre.

Bon, ils avaient une fâcheuse tendance à se défier en duels pour des futilités, certes, mais leur respect et leur politesse restaient inégalés.

Le profil de Lucas se découpait sur le fond étoilé. Une nouvelle fois, Satia se demanda pourquoi les Mecers autorisaient des enfants à combattre. Douze ans ! Sur Sagitta, il aurait encore été sur les bancs de l’école. Alors que sur Massilia il était capable de tenir tête à des bandits et d’ôter la vie. C’était… tellement irréaliste.

Satia n’avait jamais tué qui que ce soit, et elle espérait bien continuer sur cette voie. Son père la protégeait de son mieux – même si elle ne savait pas exactement de quoi – et leur venue sur Massilia était censée leur permettre un nouveau départ. Elle brûlait de reprendre la route ; rester enfermé commençait à la lasser. Lisko avait laissé entendre que leur prochaine destination serait Mayar ; elle avait hâte d’y rencontrer les Prêtresses d’Eraïm, gardiennes du Temple d’Eraïm originel, le plus grand de la Fédération, disait-on.

—Tu ne parles pas beaucoup, ce soir, commenta Lucas.

—Peut-être es-tu en train de déteindre sur moi, rétorqua Satia. Et toi, depuis quand viens-tu discuter ainsi ?

—Je m’ennuie, avoua le jeune homme. N’y vois aucune offense, mais j’aurais préféré avoir des ennemis à combattre pour apprendre.

—Et tes entrainements ?

—Ce n’est pas pareil…

—Crois-tu vraiment que la violence est la solution à tous les problèmes ?

—Pourquoi y aurait-il besoin d’une autre alternative ? Un bon duel règle tous les problèmes.

Il était sérieux, réalisa Satia avec stupeur.

—Eh bien, sache que je n’aime pas me battre.

—Vraiment ?

—Je pense que la discussion peut résoudre bien des conflits.

—Essaie avec les prochains impériaux, persiffla Lucas.

Satia soupira.

—Tu ne peux pas comprendre. Sache que nous ne sommes pas tous Massiliens, à naitre une épée entre les mains.

—Raison pour laquelle nous sommes la première force armée de la Fédération.

—Et le peuple qui se déchire le plus en guerres civiles, rétorqua Satia.

—Des querelles de Clans, rectifia Lucas.

—Appelle ça comme tu veux, ce sont toujours des gens qui s’entretuent pour des raisons futiles. Je veux croire qu’un jour les armes deviendront inutiles.

—C’est quelque chose que je ne peux imaginer… comment comptes-tu t’y prendre ?

—Quand la menace qui pèse sur moi sera définitivement écartée, ma foi, j’aimerai poursuivre mes études sur Sagitta. À Valyar, plus précisément.

—J’ai entendu dire que l’entrée y était difficile.

—Très. Pourquoi crois-tu que je reste ainsi cloitrée ? Par plaisir ? Par crainte ? Non. Je révise et je me prépare.

Lucas resta silencieux. La diplomatie, le droit… l’Académie de Valyar formait de nombreux cadres, futurs Seyhids, de la Fédération des Douze Royaumes.

Un univers aux codes bien différents des siens.

—Tu vas vraiment veiller sur moi tout le temps ? s’enquit Satia après ce silence.

—Oui.

—Je suis désolée de t’imposer ça.

—Ne le sois pas. Tu n’as pas à t’excuser. Ce sont mes mots qui m’ont engagé. Pas les tiens.

—Mais c’est à cause de moi si tu as dû…

—Non, coupa Lucas. Nous avions un problème et j’ai choisi une des solutions pour le résoudre. Ce n’était peut-être pas la meilleure ni la plus pertinente mais c’est celle que j’ai choisie. Je t’en prie, n’en parlons plus. Il ne sert à rien de regretter ce qui a été fait, il n’y a plus qu’à vivre avec.

—J’ai l’impression d’entendre mon père, sourit Satia. Tu es tellement sérieux malgré ton jeune âge !

Lucas croisa les bras et ses ailes brassèrent l’air dans son dos.

—Je vais devenir Messager, tu sais. Je ne suis plus un enfant. Même si tout le monde me voit encore comme tel.

—Si tu savais comme je te comprends. Mon père refuse d’accepter que je grandisse, que je ne suis plus la petite fille qui obéit à toutes ses consignes sans rechigner.

—Il ne cherche qu’à te protéger.

—Je sais bien. Mais j’étouffe dans son ombre. Peux-tu le comprendre ?

—Mieux que tu ne le crois, marmonna Lucas en réponse.

Curieuse, Satia inclina la tête sur le côté.

—Il est vrai que tu ne parles pas beaucoup de toi. Tes parents se montrent sévères ?

—Mon père, rectifia Lucas. Ma mère est morte à ma naissance.

—Oh. Désolée. Ma mère est morte quand j’étais petite. Sans les portraits que m’a montrés mon père, je serai incapable de me souvenir de son visage.

—Mon père a voulu qu’un portrait d’elle soit présent dans chacune des pièces. Comme si elle était toujours avec nous.

—Une délicate attention, nota Satia.

Lucas acquiesça.

Le silence les enveloppa de nouveau. La fraicheur de la nuit était agréable, avec une note piquante qui ragaillardissait le corps.

—Je dois rentrer. Le Messager Arcal va s’inquiéter.

—Merci d’être passé, ce soir. Réviser, c’est bien, mais… j’avoue que je manque de distraction. Repasseras-tu ? Peut-être aurais-je d’autres occasions de te convaincre des bienfaits du pacifisme.

—L’avenir nous le dira, répondit Lucas avec une ébauche de sourire.

Il se redressa, étira ses ailes avant de saluer formellement, poing sur le cœur. Lorsqu’il s’envola, Satia resta un long moment à le suivre du regard.

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Lohiel
Posté le 24/11/2021
Coucou ma belle ! 🍂

Bon, je pourrais presque recopier le commentaire que je viens de laisser à Édouard...
https://www.plumedargent.fr/chapitre/p2-chapitre-6-murmures-obscurs

C'est toujours aussi joliment écrit, mais ça va définitivement trop vite... tu maîtrises les outils, vraiment... maintenant il faut passer à la vitesse supérieure (cf. mon com à Édouard, de nouveau, "galoper" vers la fin au lieu de "se poser" dans chaque scène).

Par exemple, là :
"Une auberge immense, à la mesure de la ville qui l’abritait, avec une dizaine de niveaux et plusieurs plateformes d’accès extérieures."

Tu imagines la merveille, si tu décrivais cette auberge incroyable, avec ses bruits, ses clients, ses couleurs, ses odeurs... ses particularités typiques ? Est-elle construite en bois, en métal, en pierre ? Ou un peu de chaque ? Comment est la lumière (très important, ça, pour l'ambiance) ? Le jeune homme est-il émerveillé devant ce spectacle... ou submergé par le trop-plein de sensations ? Ou bien l'un et l'autre ?

Sinon, une petite répétition sensible :
Avec un soupir, Lucas se redressa. Il n’avait nulle envie de confronter son père une nouvelle fois*, mais s’abstenir de descendre lui serait tout autant préjudiciable. Lucas tritura sa veste, soupira une nouvelle fois*, se mit en route.

Bisous ! 🦉
Notsil
Posté le 25/11/2021
Coucou !

Ton commentaire tombe d'autant plus juste qu'il ne reste qu'un dernier chapitre (et un court épilogue). Très possible que j'ai "rush" la fin, sans vraiment m'en rendre compte ^^

Le manque de description, c'est un point qu'il faut que je travaille beaucoup, mes perso ont trop tendance à discuter / passer / se promener dans des lieux "vides"...

Je note pour la répé, faut que je remanie ce passage :)

Je ne suis pas encore satisfaite du dernier chapitre de toute manière (enfin, c'est pire que ça, j'hésite entre 2 chemins pour le héros plutôt ^^), je vais essayer de m'inspirer de tout ça pour voir comment je peux le transformer.

Merci tout plein pour ton passage ;)
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