Chapitre 21

Par !Brune!

La femme était assise près du feu disposé dans un trou creusé à même le sol. Dans la pénombre de la hutte, Owen ne distingua rien d’autre que sa silhouette trapue, penchée au-dessus d’un cadre de bois qui ressemblait au métier à tisser de Line, sa voisine de palier à Entias. Avec peine, le garçon se redressa sur le matelas, soulevant des effluves de romarin ; l’odeur lui rappela ses courtes fugues au sommet de la montagne dont les pentes, à la tombée du jour, exhalaient un parfum suave et pénétrant.

— Te v’là réveillé !

— Je suis où ?

— Chez les hommes bleus, bonhomme !

La femme avait quitté son ouvrage et s’était approchée du lit en claudiquant. Dans le clair-obscur, Owen aperçut un visage aussi flétri qu’une vieille reinette dont la bouche, ouverte sur un large sourire, était pourvue de trois misérables dents ; il la trouva immédiatement sympathique.

— Désolé, mais je me souviens de rien.

— Ça m’étonne pas ! Avec le coup de chaud que t’as pris sur la caboche !

Un éclair traversa soudain la mémoire embrumée du garçon : il se rappela l’évasion, le désert, la soif intolérable et leurs corps, épuisés et exsangues, allongés à l’ombre de la dune où ils avaient échoué après leurs interminables journées d’errance.

— Où est Eyan ?

— Ah ! Ça te revient ! s’exclama la vieille édentée, en lui tapotant l’épaule. T’inquiètes pas, elle va bien.

Elle se tourna vers le foyer près duquel traînaient un verre et un pichet empli d’un liquide blanchâtre.

— Tiens ! Du bon lait de biquette ! Ça te requinquera !

— Mais, Eyan…

— Bois ! Je vais te raconter.

L’adolescent obtempéra docilement tandis que la grand-mère lui expliquait comment, lui et sa compagne avaient atterri au sein de la tribu qu’ils cherchaient vainement depuis des semaines.

— Et ça fait longtemps que je suis là ?

— Deux jours, mon beau !

— Quand pourrais-je rencontrer votre chef ? demanda-t-il alors qu’un messager se présentait, comme par magie, à l’entrée de la cahute.

Affaibli par sa longue immobilisation, Owen eut du mal à se lever et à suivre le garçonnet dont les grands yeux bruns le fixaient avec curiosité. Parvenu jusqu’au seuil, il s’accorda quelques secondes afin d’examiner les lieux ; sous un ciel criblé d’étoiles, une quinzaine de tentes confectionnées de branchages et de peaux se dressait au centre d’un plateau surplombant l’erg sauvage. La plaine aride était jonchée de grosses balles d’herbe sèche qu’une petite brise entraînait paresseusement dans sa course. Au loin, l’adolescent distingua les crêtes bleutées d’Entias, ses flancs escarpés enlacés par les mamelons clairs des dunes.

L’enfant toussa poliment pour signifier qu’il était temps de partir ; Owen le suivit avec docilité, zigzaguant entre les tipis de cuir derrière lesquels se découpait une multitude d’ombres chinoises. Tandis qu’il essayait de garder l’allure imposée par son petit camarade, le jeune homme aperçut, tout à coup, un chien qui galopait dans sa direction, les babines retroussées sur des crocs étincelants ; par réflexe, il s’immobilisa, sentant un désagréable frisson lui parcourir la colonne vertébrale, mais arrivé à sa hauteur, l’animal se contenta de le renifler bruyamment.

— C’est bien ! murmura le gosse en lui caressant l’encolure. Va, maintenant !

Pointant un doigt autoritaire, le garçon attendit que le chien s’éloigne avant d’engager Owen, d’un bref signe de tête, à reprendre la marche. À l’orée du campement, ils descendirent un escalier naturel et débouchèrent sur une minuscule plate-forme où patientaient Eyan et le mage ; celui-ci, assis en tailleur, se tenait parfaitement immobile, adossé contre la paroi, les mains posées sur les genoux. Le feu qui crépitait joyeusement devant lui éclairait par intermittence le bas de son visage, dissimulé, en partie, par une grande capuche de tissu brun. Dès qu’elle l’aperçut, Eyan se précipita vers le jeune homme qui l’enlaça tendrement ; serrés l’un contre l’autre, ils savourèrent durant de longues minutes leurs retrouvailles, imperméables au regard indiscret de leurs hôtes. Puis, d’un signe, le chef congédia le petit émissaire et invita ses convives à le rejoindre près du feu. Installé à sa droite, Owen, impressionné par le silence du voyant, hésitait à engager la conversation :

— Merci de nous avoir secourus ! Sans vous, nous étions morts, finit-il par dire d’un ton mal assuré.

— Vous ne seriez pas en bon état, en effet !

La voix était claire et flûtée. Owen en fut profondément troublé ; il ne s’attendait pas à ce que l’énigmatique devin soit une femme ! Bouche bée, il contempla celle qui, par un gracieux mouvement, se débarrassait de son ample capuchon et lui adressait un sourire plein d’ironie.

— Vous allez vous décrocher la mâchoire !

— Pardon ! J’étais persuadé que vous étiez…

— Un homme ?

Le rire cristallin de la chef de tribu envahit l’espace avant de s’envoler vers la voûte étoilée. Owen l’observa, avec consternation. De longs cheveux noirs tombant en cascade sur de maigres épaules, une figure émaciée, illuminée par un regard aux couleurs de lagon ; la fille qui se tenait devant lui ne devait pas avoir plus de vingt ans et, de tout son être, irradiait un charme indescriptible.

— J’avoue que nous en jouons, confessa la demoiselle en reprenant son sérieux. Mon clan pense que parce que je suis femme et médium je suis doublement vulnérable. Mon sexe autant que mon don attireraient des convoitises que, par essence, je serais incapable de défendre. Même si je les trouve ridicules, j’accepte de bonne grâce de me plier à leurs exigences. C’est pourquoi je ne révèle à personne ma véritable nature.

Tandis qu’elle parlait, l’adolescent contemplait, avec fascination, sa silhouette étroite et juvénile, ses doigts fins, son cou délicat ; l’image d’une petite danseuse dont il avait découvert la gracile cambrure, un jour qu’il feuilletait un livre de peinture lui revint, soudain, en mémoire.

— Pourquoi me la dévoiler, à moi ? murmura-t-il, ensorcelé par l’attrait mystérieux de ses yeux turquoise.

— Parce que je vous vois en rêve chaque nuit, Owen. J’ai confiance en vous. Vous êtes la personne que nous attendons ! Celle qui nous conduira à la source !

Décontenancé, le jeune homme dévisagea la jolie brune qui lui divulguait, avec un plaisir innocent, ses prémonitions.

— Eyan vous a tout raconté ! déclara-t-il en reprenant ses esprits.

— Oui. Cependant, je n’ai pas eu besoin d’elle pour découvrir qui vous étiez.

— Et qui suis-je ? demanda-t-il, méfiant.

— Un pauvre égaré qui ne croit plus en lui.

— S’il suffisait de croire…

— C’est pourtant la foi qui nous sauvera Owen.

— Qu’est-ce que vous en savez ?

— Parce que mon don à moi me permet de voir quand les autres sont aveugles !

La réplique claqua, nette, précise, telle une vérité inébranlable. La médium fixait Owen avec une farouche et étrange détermination. Ses pupilles dilatées brillaient d’un éclat sombre, puissant qui enveloppa bientôt le garçon et souffla, au cœur de son esprit, un incommensurable bien-être. Il eut soudain l’intime conviction que la fille disait vrai : il était celui qu’elle attendait, qu’ils attendaient tous ! En un éclair, les doutes et les appréhensions disparurent. La tranquille assurance qui l’habitait avant l’annonce du chancelier se restaura comme par magie sous le regard salvateur de la belle enchanteresse. Sans un mot, sans un geste, elle était parvenue à lui insuffler la confiance et l’espoir que son esprit torturé avait jetés aux oubliettes.

— Comment t’as fait ? lui demanda-t-il sans même s’apercevoir qu’il la tutoyait.

— Je n’ai rien fait. C’est toi qui as ouvert les yeux !

— J’ai l’impression de te connaître depuis toujours, avoua-t-il, étonné.

Elle lui sourit avec tendresse et se penchant vers lui, elle lui glissa dans le creux de l’oreille :

— C’est parce que nous nous ressemblons, Owen.

Une complicité et une affection immédiates naquirent de cet échange singulier et, dans les heures qui suivirent, les jeunes gens se confièrent l’un à l’autre, sans réserve ni pudeur. Après avoir invité Owen à lui livrer ce qu’elle ignorait encore, Manyara, ainsi qu’on la nommait, se soumit, avec un contentement évident, au feu de ses questions. Elle lui raconta comment ses aïeux, des Touaregs originaires du Sahara, avaient embarqué sur de frêles esquisses pour traverser la Méditerranée et rejoindre le continent européen qu’ils considéraient, à tort, comme une terre d’asile. Face à l’afflux des réfugiés, les nations du vieux monde avaient ardemment défendu leurs territoires, résolues à ne rien partager ; renonçant pour un temps à leurs guerres intestines, elles avaient repoussé les malheureux dans les contrées les plus ingrates de l’Europe et c’est ainsi que les ancêtres de Manyara avaient échoué dans les jardins asséchés d’Occitanie.

— Comment ont-ils fait pour survivre ? interrogea le garçon.

— N’oublie pas que nos pères vivaient dans le désert. Sa connaissance leur a permis de tenir le coup !

— Et d’où vient leur surnom ?

— Du turban indigo qu’ils nouaient autour de leur tête pour se protéger du soleil. Le sobriquet est resté même si aujourd’hui plus personne ne porte le chèche !

— Parle-moi de toi, maintenant ! Quand est-ce que t’as su que tu avais un don ?

— J’avais cinq ans lorsque je m’en suis rendu compte. Ça a été très dur ! Pour moi comme pour les gens de ma tribu.

La médium se tut en repensant aux années douloureuses qu’elle avait traversées avant d’être reconnue par les siens. Longtemps, ils avaient considéré son arrivée comme une malédiction ! Et pour cause… le jour de sa naissance, un violent orage avait emporté tout ce que son clan avait patiemment glané durant l’année ; le maigre cheptel, les réserves d’eau, les rations pour l’été avaient été balayés en quelques minutes ! Lorsque, plus tard, ils s’étaient aperçus de sa faculté à parler aux défunts, ils s’en étaient effrayés et avaient décidé de les exclure de la communauté, elle et ses parents. Sans l’intervention de la vieille guérisseuse, sa famille serait sans doute morte, bannie aux confins de l’erg.

— Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?

— Néty nous a recueillis et protégés. Peu à peu, sous son influence, les gens ont fini par m’accepter. Mais, ils ne m’ont vraiment accordé leur confiance que le jour où ils ont vu que mon don pouvait les préserver du danger.

— C’est moche !

— Ainsi sont les hommes.

— Tu ne leur en veux pas de t’avoir rejetée !

— Non, plus maintenant. J’ai compris que leur crainte, à ce moment-là, était plus grande que leur courage.

La jeune fille avoua à son ami l’effroi qu’elle avait elle-même ressenti, au moment de ses premières expériences paranormales.

— Quand j’étais seule, il m’arrivait souvent de sentir une présence ; quelquefois, elle me touchait ou me soufflait dans le cou. Ça me terrorisait !

Elle expliqua que plus tard, des voix s’étaient manifestées, lui réclamant, sans cesse, de se tenir prête. Puis, vers l’âge de dix ans, alors qu’elle surveillait les chèvres sur les flancs roussis d’un vallon, le visage de sa grand-mère décédée lui était apparu, incrusté dans le tronc d’un genévrier. Elle lui souriait, grave et digne.

— À partir de cet instant, j’ai cessé d’avoir peur, affirma-t-elle, les yeux brillants.

Depuis, chaque soir, à la tombée du jour, son aïeule lui rendait visite et lui transmettait toujours le même message : quelqu’un viendrait les délivrer de l’enfer des sables et du soleil et seule Manyara, serait capable de le reconnaître.

— Et te voilà, Owen !

— Qu’est-ce qu’on va faire, maintenant ? lui demanda-t-il, après un court silence.

— On ne se quitte plus ! Demain, on part retrouver ta tribu et ensemble, on cherchera la source.

Owen sourit à la déclaration enthousiaste de sa nouvelle amie ; elle l’aurait encore effrayé il y a seulement quelques jours, tant il était persuadé de son imposture ! À présent, grâce à Manyara, il savait qu’il pouvait faire confiance à son instinct.

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