CHAPITRE 21

Par Taranee

PRESENT : NILT

 

            Ils chevauchaient depuis un peu plus de deux semaines et avaient parcouru la moitié du trajet qui les séparaient de la guilde des mercenaires. Ils avaient fini par perdre la carriole, elle s’était détachée alors que les chevaux grimpaient une colline un peu trop escarpée. Nilt et Elijah avaient dû se dépêcher de sortir. Le véhicule avait terminé sa course contre un rocher, dans un bruit de bois qui se brise, et les deux voyageurs n’avaient eu d’autre choix que de continuer leur route à cheval, avec le moins de bagages possibles. Ils avaient du faire un détour par une ville afin d’acheter une deuxième monture. Après ça, la route s’était déroulée sans trop d’incidents. Ils avaient, bien sûr, croisé d’autres groupes de pilleurs, plus nombreux que le premier, mais aussi plus simples à contourner. Et ils étaient là, maintenant, dans le nord du Keruen. Ils n’allaient plus tarder à franchir les frontières du pays. Après ça, ils chevaucheraient en terres libres. Ces terres ne faisaient partie d’aucun pays, c’est là qu’habitaient les exilés ou simplement les peuples qui n’avaient jamais voulu se rattacher à un pays. Les terres libres s’étendaient sur plusieurs dizaines de kilomètres et séparaient l’Ygualroy des pays de l’alliance KENP. C’est dans ces terres que s’étaient déroulés la plupart des combats, pendant la guerre. Elles étaient à présent dévastées mais, petit à petit, la nature commençait à reprendre ses droits.

- Tu as l’air soucieux, Nilt.

L’intéressait se retourna. Elijah était un peu derrière lui. Moins bon cavalier, il n’avait pas l’habitude de monter à cheval. Nilt éleva la voix pour se faire entendre malgré le vent qui sifflait dans ses oreilles.

- J’ai l’impression que nous n’arriverons jamais en Ygualroy.

Le mage aux yeux d’or haussa les épaules.

- Je ne connais pas vraiment cette face, mais nous avons déjà parcouru beaucoup de chemin. Nous y arriverons, j’en suis sûr, et nous irons sauver Nethan et Jio.

Il y avait, dans ses yeux, cette lueur résolue de la jeunesse. Il voulait y croire. Alors Nilt n’ajouta rien, pour ne pas l’entraver de doutes. Il changea de sujet.

- Tu te sens bien, sur la face magique ?

- Oui, ça va. Mais j’ai des amis, sur l’autre face. Ils me manquent.

- Oui, je comprends.

Après un moment de latence, Elijah reprit, d’une voix plus grave, où transparaissait une certaine inquiétude.

- Poralguar était une ville différente, on avait l’impression que rien ne pouvait l’atteindre. Mais en sortant de cette ville, je me suis senti comme… vulnérable. J’avais l’impression que le danger était partout, même si j’étais excité à l’idée de découvrir votre face. Il y a quelque chose, dans l’air, Nilt. La brume qui vient, la nuit, n’est pas normal. C’est au-dessus de la magie.

Oui, Nilt voyait de quoi parlait son acolyte. Cette sensation avait été la même pour tous les habitants de la face magique, au début. Puis ils s’étaient habitués à vivre avec. Parce que personne ne savait quand ça allait disparaître. Parce que personne ne savait d’où ça venait. Mais il savait lui. Et maintenant, beaucoup de gens étaient au courant.

- C’est l’ombre qui fait ça. S’il n’y a aucune lumière en contrepartie, l’ombre a tôt fait de dévorer l’espoir.

- C’était pareil à Nirim, près du LERM. Les gens évitaient de s’approcher du labo car il dégageait la même impression qu’il y a partout ici, sauf à Poralguar.

Il y eut un nouveau silence. On entendait la mélodie du vent, le pas des chevaux, le frottement de leurs vêtements de voyages, les capes qu’ils portaient claquaient derrière eux. La température avait baissé. Au loin, un oiseau chantait un air sinistre. Une tempête approchait.

- Tu t’entends bien avec Jake ? reprit Nilt, plus pour palier l’angoisse qui grandissait avec le silence.

Elijah répondit en regardant l’horizon, comme si le leader des Libellules était là-bas, au bout du chemin.

- Je l’ai détesté, au début. J’ai cru qu’il était complètement dérangé.

- Il fait souvent cet effet-là aux gens.

- J’avais beaucoup de rancœur envers lui. Un de mes amis est mort en lui donnant la magie qu’il possède aujourd’hui. Mais j’ai finalement appris qu’il n’avait jamais voulu de ce pouvoir. Il s’était bien gardé de me dire que son père n’était autre que Loan, le directeur du LERM.

Il arrêta de parler, peut-être pour rassembler ses souvenirs, et Nilt respecta ce silence. Il avait l’impression que c’était important pour Elijah, de parler de tout ce qui lui était arrivé sur la face sciento-magique. Le jeune homme finit par reprendre.

- Il a de drôles de façon de s’amuser, Jake, je veux dire. Un jour il m’a attaqué par surprise pour « évaluer mes capacités ». C’est ce jour-là que j’ai appris qu’il était un demi-mage.

Sa voix était douce, il parlait lentement et l’ébauche d’un sourire flottait sur ses lèvres.

- Après ce petit différend, ça a été plus facile pour moi de le supporter. J’ai fini par… L’apprécier ?

Il poussa un petit rire.

- Il m’a souvent parlé de toi, Nilt. Enfin… Il n’a jamais dit ton nom, mais il parlait de « son associé » ou de « celui qui a fondé les Libellules ». Il a beaucoup d’estime pour toi.

Nilt sourit. Lui et Jake avaient entretenu, malgré leurs quelques années d’écart, une amitié qui lui était très cher. Jake lui rappelait son petit frère, d’une certaine manière. Elijah semblait tenir à lui. Plus qu’il ne voulait bien l’admettre. Et il devait le savoir, au fond de lui, car il reprit.

- Quand il m’a dit qu’il viendrait avec nous pour s’infiltrer dans le LERM, j’ai eu très peur. Je crois que je ne voulais pas qu’il y retourne. Mais il a insisté. On a réussi à mettre notre plan à exécution mais ça a bien failli tourner à la catastrophe. Je crois que je me suis vraiment inquiété pour lui. J’avais peur qu’il… Tu sais, qu’il aille tout droit dans les emmerdes. Il est allé voir son père alors que le bâtiment s’écroulait. Il ne m’a jamais dit ce qu’il s’était passé, mais après la destruction du LERM, on a retrouvé le cadavre du directeur. Et puis je suis parti sur votre face, avec Jio et Nethan. Encore aujourd’hui, je m’inquiète pour lui. La situation n’est pas stable à Nirim, même si le LERM a disparu, même si une loi va passer contre la traque des mages. J’ai peur qu’il lui arrive quelque chose.

- Jake est à la tête d’une organisation. Il sait comment se protéger et protéger ses pairs.

Elijah ne répondit pas. Il jeta un regard en coin à Nilt.

- Tu n’es jamais revenu au repère des Libellules. Jake et Abigail t’en veulent un peu, je crois. Surtout Jake.

C’était vrai. Il n’était jamais repassé. Pas seulement parce qu’il était potentiellement surveillé. Au fond, il avait pris peur. De quoi ? Même lui, ne le savait pas. Mais il n’avait pas osé passer de nouveau les portes de l’organisation. Jake avait le droit de lui en vouloir. Abigail aussi. Après tout, eux l’avaient connu. Ils avaient vécu avec lui, ensemble, ils avaient perdu une amie, un des premiers membres des Libellules. Un jour, se promit-il, il irait les voir. Un jour, quand tout ça serait terminé, quand il aurait fini d’avoir peur.

 

PRESENT : LE DUC NOWISE

 

            Ils durent s’arrêter pour la nuit. Le vent soufflait trop fort, une averse allait bientôt tomber. Le Duc avait beaucoup insisté pour continuer. Il avait fini par se faire rabrouer par l’enquêteuse. Le temps passait, la fatigue s’accumulait, et Erlein Nowise était sur les nerfs. La veille, ils avaient traversé la frontière, ils étaient maintenant dans les terres libres. Ce qui voulait dire qu’il ne restait plus que deux semaines, peut-être à peine plus, avant d’arriver en Ygualroy. La guilde des mercenaires. Se trouvait quelque part dans les montagnes, près de la frontière, le Duc ne savait pas exactement où. Ça allait leur faire perdre du temps. Il espérait arriver avant le désastre. Il espérait que Jio n’allait pas faire n’importe quoi.

            Ce petit… Il avait beau être un mage d’ombre, il avait beau avoir créé et répandu la magie noire, il avait beau être un gamin violent, un de ces assassins de mercenaires, le Duc ne savait pas pourquoi, mais il ne le détestait pas. Ce gosse… Il n’avait pas demandé tout ça, il ne semblait pas savoir qui il était. Il semblait subir ce qu’il devenait avec le temps. Oui, le Duc avait des réticences. Il s’était peut-être trop attaché à cet enfant, depuis deux ans, presque trois. Il secoua la tête, chassant ces pensées contraires à son idéologie. Il avait un but, une mission. Il devait sauver cette face. L’unique moyen pour que tout le monde puisse vivre heureux, c’était tout simplement de détruire ce qui rendait la face malheureuse. Détruire les ombres. Il avait un objectif. Il avait des sentiments. Mais il fallait privilégier la rationalité. Les sentiments n’avaient pas leur place dans la pensée rationnelle.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez