Chapitre 21

Vincent descendit de son perchoir et tour à tour nous grimpâmes pour observer l’autre côté à travers la fissure, sauf l'orang-outan qui semblait s’énerver. 

 

Une chaîne de montage industrielle entièrement automatisée tournait devant nos yeux. Des armoires et des cuves en acier, des tuyauteries, des tapis roulants, un processus complet de conditionnement se déroulait avec une régularité et une précision étonnantes. Tout semblait neuf et aseptisé. Tandis que je regardais à mon tour le spectacle qui me fascinait par son efficacité, le décor se mit à vibrer, tout devint opaque et la pièce s’obscurcit, puis se rétrécit et s’ouvrit encore, comme un soufflet. Désormais c’était la scène d’un théâtre de marionnettes que je voyais. Les petits personnages étaient manipulés par des fils, ils étaient vêtus de magnifiques costumes, il y avait des chevaliers et leurs montures, et sur l’épaule de l’un des pantins je vis Houang Ti, c’était bien lui, son petit corps blanc et ses yeux jaunes étaient reconnaissables. Un chien noir gambadait au pied des chevaux, et soudain jaillit de la forêt qui constituait le décor un énorme léopard qui se mit à bondir au milieu des cavaliers. Un éclat de rire sardonique résonna et une pluie de pierres s’abattit sur la troupe, projetant toutes les marionnettes à terre et les écrasant sans pitié. Il ne resta plus qu’un amas de poupées brisées sur le sol. Vincent se hissa à côté de moi et nous continuâmes à contempler le massacre, hypnotisés, serrés l’un contre l’autre.

 

La pièce fut envahie par une fumée noire et un gnome émergea de l’épaisseur opaque. Il se promenait de long en large, il était de dos et regardait le théâtre. Il monta brusquement sur la scène et piétina rageusement les marionnettes, il se penchait en avant avec son petit corps difforme, ramassait les morceaux brisés et les lançait violemment vers les faux arbres du décor. Quand il fut un peu calmé, il se retourna vers nous et sa morphologie se transforma, il se mit à grandir, devint aussi mince et maigre qu’il avait été petit et gros, son visage était émacié sous son crâne chauve et il avait une longue barbe pointue, sa bouche mince était distordue et un rictus atroce la déforma davantage, découvrant des dents noires. Un rire diabolique le secoua comme un pantin désarticulé, puis il rapetissa, retrouva son physique d’homoncule très laid, et petit à petit devint flou. Autour de lui le décor vibra et les couleurs s’agitèrent comme dans un kaléidoscope avant de se stabiliser à nouveau. Devant nous se trouvait maintenant un immense champ de fleurs jaunes, au milieu de pics montagneux, une brise légère agitait les corolles, des oiseaux métalliques aux longs becs voletaient au dessus, le ciel était d’un bleu céruléen. Le paysage était grandiose, inattendu, nous sentions presque le vent d’altitude nous apporter le parfum des fleurs. Tout se dilua encore, le bleu du ciel et le jaune des plantes se mélangèrent et se mirent à tourner, formant une spirale multicolore, jaune, verte et bleue, qui s’éclaircit, envahit l’espace, devint pastel et à nouveau le gnome apparut, en costume d’apparat. Il était assis au milieu de gens puissants, entouré des grands de ce monde, les rois, les présidents lui rendaient hommage et se prosternaient devant lui. C’était un spectacle d’une intimité inouïe, pour une raison inconnue ou plutôt par une magie insaisissable, nous voyions les rêves de Jahangir, ou alors il rêvait tout éveillé. Et témoins invisibles, nous assistions à ses délires, sa mégalomanie et sa soif d’immortalité. Assis sur un trône d’or serti de pierres précieuses, il dominait un peuple de créatures plus serviles les unes que les autres, et il tendait la main vers elles, quémandant qu’on baise les innombrables bagues qu’il avait aux doigts. 

 

Puis tout devint noir et silencieux, toutes les images délirantes disparurent comme lorsqu’on éteint un écran de télévision. Lorsque nous fûmes certains que le spectacle, ou plutôt l’illusion était terminée, je tendis le rameau de l’arbre magique vers le rocher qui obstruait l’entrée de la salle, et il se désagrégea petit à petit devant nous. La cloison de pierre qui nous séparait de la pièce se fragmenta, s’écroula et se réduisit finalement à un monticule de poussière, laissant un passage pour pénétrer dans le lieu où se cachaient les rêves confus de Jahangir. L’atmosphère de la caverne était pesante, même si les songes et les cauchemars du magicien n’avaient pas de consistance. Elle nous enveloppait comme une substance collante dont on ne peut pas se débarrasser, et nous étouffait presque. 

 

C’est l’orang outan qui souffrait le plus, il semblait avoir des difficultés à avancer dans la matière ouateuse qui ralentissait son allure. Alors Alma dressa son rameau et incanta la caverne avec une mélopée enfantine. Des volutes se matérialisèrent autour de nous, provenant de fumerolles issues des parois et du sol, s’enroulèrent sur elles-mêmes puis disparurent. L’air se remit à circuler, nous pûmes respirer à nouveau normalement. Il régnait maintenant une pâle lueur dans la grotte. Elle était irradiée par une myriade de points minuscules qui étincelaient sur la roche, leur luminosité dévoila le trou noir d’une galerie au fond de la salle.

 

Nous repartîmes, sans savoir ni où nous étions ni où nous allions, avançant à tâtons dans le tunnel obscur qui s’enfonçait encore davantage dans les profondeurs. Il se mit à faire de plus en plus chaud, nous buvions fréquemment. Le grand singe avait soif lui aussi, mais il n’acceptait pas d’eau, il se contentait de lapper les flaques croupies qui se trouvaient parfois dans des anfractuosités de rochers. 

 

Tout à coup la galerie déboucha abruptement sur un précipice. Au fond le magma bouillonnait, la roche liquéfiée était rouge, orange, comme en feu, parfois même des flammes jaillissaient spontanément et s’éteignaient aussitôt comme étouffées par les gaz. D’énormes bulles se formaient et explosaient bruyamment, projetant des amas informes en l’air, qui retombaient dans la masse en fusion. Le spectacle était fascinant, nos yeux n’arrivaient pas à se détacher de la splendeur des couleurs et des formes, le vacarme était semblable à celui d’une forge géante. Il faisait une chaleur torride et nous transpirions à grosses gouttes.

 

Sur le côté, une sorte d’escalier était taillé à même la pierre, il descendait le long de la paroi sans rambarde. C’était la seule issue, nous n’avions pas le choix, nous devions l’emprunter pour continuer. Plus bas, après une cinquantaine de marches, la descente s’arrêtait sur un escarpement avec un petit parapet, la voie bifurquait vers la droite et s’enfonçait à nouveau dans les profondeurs de la montagne.   

 

Vincent accrocha une corde à sa taille et descendit le premier, très lentement. Nous le vîmes tâter chaque marche du bout du pied pour s’assurer qu’il ne glisserait pas. Jerem était au dessus de lui et avait arrimé la corde au rocher, en une sorte de protection peu convaincante. Pas à pas Vincent avança et finit par arriver sur le petit espace où le tunnel reprenait, il lâcha la corde que Jerem remonta.

 

Nous procédâmes ainsi chacun à notre tour. Alma partit la deuxième et faillit dévisser au milieu de l’escalier de fortune. Après avoir glissé, elle eut si peur qu’elle resta totalement paralysée et incapable d’avancer. Vincent dut remonter les marches sans protection jusqu’à elle pour l’apaiser et l’aider à descendre. Il la fit d’abord asseoir quelques instants pour qu’elle reprenne son souffle. Puis en marchant lui-même à reculons, il réussit à la faire progresser petit à petit. Il prenait chacun de ses pieds qu’il posait tour à tour sur la marche inférieure, tandis qu’en appui sur ses mains elle se soulevait légèrement pour s’asseoir plus bas. Puis elle s’accrochait à lui désespérément en hurlant de frayeur et en fermant les yeux. Enfin la torture cessa, ils parvinrent au bas de l’escalier et Vincent arracha littéralement sa soeur avec ses bras pour la porter à l’abri dans le tunnel. Je ne sus pas comment il avait trouvé le courage de faire ce qu’il avait fait, tellement c’était risqué. 

 

Puis Astrid se lança avec beaucoup de précautions, car l’incident d’Alma nous avait tous rendus encore plus prudents, elle sembla réussir sans effort. Et ce fut enfin mon tour. Pour longer le vide à ma gauche sans avoir le vertige, je regardai obstinément vers la paroi et vers le bas. Mes pieds cherchaient sans cesse à ne pas déraper, mes mains moites de sueur agrippaient les saillies à ma droite et mon attention ne déviait pas de son objectif. J’étais presque en apnée, incapable de respirer normalement tant l’angoisse de glisser me tenaillait, mais je parvins à ne pas me déconcentrer tout au long de la descente. Au bas des marches, je poussai un cri de soulagement et gardai la corde, Vincent l’accrocha à un bout de rocher, et Jerem entama la descente. Il était beaucoup plus exercé et habile que nous tous et nous rejoignit rapidement. Alma ne s’était pas remise de sa frayeur et tremblait encore comme une feuille, elle était furieuse contre elle-même. Je l’avais prise contre moi pour la calmer et je sentais contre ma poitrine les battements de son cœur qui ne décéléraient pas. 

 

-- Je pensais pas que j’avais le vertige, avoua Alma. A Gondebaud, je cours tout le temps, je grimpe partout et je n’ai jamais peur. Pourtant il y a des rochers pointus et glissants qui plongent dans la mer. 

-- Ce n’était pas la même chose, répondis-je, tu sais, moi aussi j’ai eu le vertige et à chaque seconde j’essayais de vaincre ma peur.

-- C’est vrai ? demanda Alma en me regardant dans les yeux avec étonnement.

-- Je t’assure que c’est vrai, fis-je avec une grimace complice.

 

Houang Ti qui nous avait regardés depuis un poste d’observation en hauteur nous rejoignit en deux battements d’ailes, et se posa sur mon épaule Il caressa avec la partie douce de son bec la joue d’Alma, qui se détendit alors dans mes bras et se mit enfin à rire. Toutes deux nous regardâmes l’orang-outan s’accrocher aux saillies et descendre vers le tunnel aussi facilement qu’il aurait dégringolé d’un arbre. Nous restâmes un petit moment à l’entrée du tunnel, prenant le temps de respirer à nouveau normalement avant de poursuivre notre marche. 

 

Jetant un dernier regard vers la fantasmagorie de la masse en fusion à nos pieds, nous nous enfonçâmes dans la galerie sombre, qui nous parut presque fraîche après la température de la fournaise. Après une courte descente, la pente s’inversa et nous commençâmes à monter. L’inclinaison était irrégulière, et parfois très raide, aussi nous comprîmes que le chemin s’élevait rapidement en altitude. Avancer dans le boyau sans air en faisant beaucoup d’efforts était éprouvant, mais nous tenions bon. Sans que nous sachions l’expliquer, nous sentions que nous étions sur la bonne voie, et cette certitude nous donnait l’énergie dont nous avions besoin pour avancer.  

 

Nous marchâmes pendant plus d’une heure sans pause dans le tunnel qui sinuait dans la montagne, et parvînmes à une grotte au sol plat. Nous étions épuisés, nous devions nous reposer avant de repartir. Nous organisâmes un tour de garde et après un frugal repas chacun put dormir un peu. Alma n’eut même pas la force d’avaler quoi que ce soit, elle se glissa dans son mince sac de couchage et s’endormit aussitôt contre l’orang outan qui s’était allongé près elle.

 

-- Je vais l’appeler Pamphile, murmura-t-elle dans son sommeil en caressant de sa main les longs poils roux sur la tête de l’animal. Il fffffautt  qqqu’illll ait unnnnnnnn nooom …..

 

Après plusieurs heures de sommeil, il était temps de repartir. Nous nous relevâmes et reprîmes notre trajet dans la galerie obscure. La pente continuait de grimper, le boyau était dangereux, nous ne voyions pas toutes les aspérités dans la pénombre et nous nous tordions souvent les chevilles. Pour ne pas abîmer nos mains sur les roches coupantes, nous avions enfilé nos gants. Enfin après un long effort nous perçûmes devant nous une lueur diffuse puis nous sentîmes de l’air frais chatouiller nos narines, tout près de nous c’était enfin l’extérieur. Vincent toucha le premier l’extrémité du tunnel. Il y avait à nouveau une fissure, mais cette fois verticale, à travers laquelle nous pouvions apercevoir ce qui se passait dehors. Il faisait encore jour. Quittant mon épaule, Houang Ti se faufila par la petite faille et s’envola vers le ciel. 

 

Nous étions arrivés au niveau de la caldeira du volcan, une grande surface plane légèrement creuse et de forme elliptique, entourée de hautes falaises abruptes se déployait devant nous. Au cœur de la dépression se trouvait un petit lac sombre. Sur ses rives des champs de fleurs jaunes s’agitaient sous la brise, mais ces pimpiostrelles ne ressemblaient pas à celles que nous connaissions, elles étaient dégénérées. 

 

Sur l’une des parois de la falaise, là où l’épaisseur du roc l’avait permis, des habitations troglodytes avaient été aménagées. Des baies vitrées qui reflétait les rayons obliques du soleil couchant donnaient sur le lac, un large porche d’entrée avec des portes coulissantes donnait accès à l’intérieur de la structure. La jeep était garée sur une esplanade, et la sortie de la grande galerie qui descendait dans le profondeurs du volcan jusqu’à la centrale géothermique débouchait quelques mètres plus loin. Des amas de boîtes en bois ou en métal à proximité du véhicule laissaient penser que ces caisses étaient en transit et que nous n’allions pas tarder à voir qui les transportait. 

 

-- Observons un peu les lieux, dit Jerem, et tout ce qu’ils font ici.

-- Du moins tant qu’il fait jour, répondit Vincent, après il faudra bouger.

 

Il n’y avait aucun arbre alentour, c’était la désolation entre les plantes chétives et malades, le petit lac gris sinistre et les falaises abruptes aux fenêtres de bureaux. Nous attendîmes patiemment que quelque chose se passe. L’endroit était totalement désert, nous n’entendions aucun bruit. 

 

-- Pourquoi l’hélicoptère ne s’est-il pas posé ici ? demanda Alma, il n’y a pas la place ?

-- Je ne sais pas, répondit Vincent, ça doit être compliqué d’atterrir ici, des courants aériens contraires peut-être ? 

-- Nous devons être au-dessus de la fosse à magma, dit Astrid, la surface où nous sommes est fragile, c’est trop risqué.

-- Regardez, fis-je.

 

Magnus sortait par le porche, il était accompagné par deux individus que je reconnus aussitôt comme les deux tueurs de FinanDev, ceux-là mêmes qui avaient blessé Ezéchiel et tué Anchise. Je visualisais à nouveau leurs visages cruels et leurs grosses chaussures qui m’auraient volontiers écrasée lorsque je me cachais dans la foule au pied de mon immeuble. Les meurtriers portaient des sacs de tissu noir qui ressemblaient à des housses mortuaires. D’après la forme, on pouvait penser qu’il s’agissait non pas de corps d’hommes mais d’animaux. Les trois comparses chargèrent leurs macabres paquets dans la jeep ainsi que les caisses qui traînaient par terre, puis grimpèrent à bord et Magnus démarra le moteur. Quelques secondes plus tard, le véhicule roula en trombe vers la galerie et disparut dans l’obscurité.

 

-- Ils doivent avoir un four crématoire pour se débarrasser de leurs abominations, dit Astrid.

-- Ils les jettent simplement dans le magma en fusion, fit Jerem, pourquoi s’en priver ?

-- Ou bien dans une canalisation qui se vide dans la zone immonde, reprit Astrid.

-- C’est l’enfer ici, ajouta Alma, il est temps que l’arbre nettoie tout ça et rétablisse les choses. Ce Jahangir et ses créatures doivent disparaître très vite, ils sont trop cruels.

 

Nous rîmes d’entendre Alma affirmer ses sentiments avec autant de conviction.

 

-- Nous sommes ici pour ça, répondit Astrid, oui tu as raison, l’enfer doit cesser.  

 

Pour passer le temps, je leur racontai que je connaissais les deux hommes en noir. Astrid expliqua que son père l’avait obligée à fréquenter Magnus Isambert, qui était un homme sans scrupules, assoiffé de réussite et sans aucun respect pour personne. Tandis qu’elle parlait, nous entendîmes Pamphile gémir dans le coin où il s’était réfugié, assis par terre et replié sur lui-même.

 

-- Qu’est-ce qu’il a ? demanda Astrid, c’est vrai qu’il n’a pas mangé depuis longtemps, il a peut être faim, mais nous n’avons pas de nourriture pour un orang outan.

-- Les pimpiostrelles dehors doivent être empoisonnées, elles ne ressemblent plus à de vraies fleurs. Mais Pamphile doit pouvoir les manger, dit Alma. C’est très costaud, un orang outan, très résistant.

-- Pour l’instant nous ne pouvons pas sortir d’ici, il faut qu’il prenne son mal en patience, répliqua Jerem sans aménité. 

-- A la fenêtre, là ! m’écriai-je en pointant l’une des baies vitrées du doigt.

 

Derrière le carreau couvert de poussière, un visage apparut, sinistre. C’était celui de Ferdinand Mozell. Mais il avait changé, ses traits étaient gonflés, déformés , alors qu’il avait toujours eu une tête allongée et fine. Les cheveux jadis coiffés impeccablement étaient hirsutes, le regard semblait vide mais nous étions loin, il était difficile d’en être certain. Puis il recula dans l’ombre derrière la fenêtre et s’effaça.

 

La jeep revint dans un bruit de tonnerre, amorça un demi-tour en faisant crisser les pneus sur le sol pour se garer face au tunnel, prête à repartir. Magnus et les deux tueurs sautèrent à bas du véhicule et se dirigèrent vers le porche d’entrée d’un pas élastique. L’un des deux tueurs ressortit une dizaine de minutes plus tard pour fumer une cigarette, dont il écrasa le mégot sous sa chaussure avant de rentrer à nouveau. Le second tueur fit la même chose un quart d’heure après. Le sol à l’endroit où ils fumaient était couvert de mégots usagés, ils marchaient dessus sans même faire attention tandis que leurs gros souliers de chantier broyaient et malaxaient les restes de tabac en bouillie.

 

-- C’est une idée, dit Vincent. Lorsqu’il fera nuit, avant de sortir, nous attendrons que les deux séides viennent fumer chacun à leur tour et nous les éliminerons, puis nous les laisserons dans le tunnel. 

-- Comment sortir d’ici ? demanda Astrid, avec la magie de l’arbre ? 

-- Oui, répondis-je.

 

Il était tard, le soleil était presque couché, l’ombre descendait lentement dans le cratère. Il faisait frais, et le silence régnait. Puis soudain des lumières s’allumèrent partout, un éclairage digne d’un palais princier découvrit un décor de rêve. Un roi voûté et une reine majestueuse dans une robe de soie rouge marchaient lentement, ils se dirigeaient vers le petit lac, entouré d’un charmant bosquet et de massifs de fleurs. Des flambeaux étaient posés un peu partout le long d’une allée de cailloux blancs, au milieu d’une pelouse verte où de nombreux convives étaient réunis. Des musiciens jouaient une musique suave, et chaque invité semblait comblé par la magnificence de la fête. Une troupe de théâtre se préparait à entrer en scène, et la maison dans la falaise abrupte était devenue la façade d’un magnifique château. 

 

Le gnome apparut à l’une des fenêtres brillamment éclairées, tandis que les tueurs et Magnus sortirent du faux palais avec des mitraillettes et se mirent à tirer sur tous les personnages. Dès que l’un d’eux était touché par une balle, il devenait fumée et s’envolait vers le ciel. Le roi et la reine s’étaient arrêtés et regardaient le massacre se produire. Une merveilleuse couronne d’or sertie de pierres précieuses étincelait sur la tête de la reine, elle roula sur le sol quand la reine tomba sous les balles. Le roi tremblait de peur, on voyait ses genoux s’entrechoquer et tout son corps devenir noir, il s’écroula à son tour face contre terre. Quand il ne resta plus personne, les lumières s’éteignirent et il fit tout à fait sombre dans le cratère maudit. Puis le spectacle reprit.

 

Cette fois nous étions au coeur d’une scène de guerre. Des soldats harnachés et leurs palefrois attendaient en rangs serrés la revue des troupes par leur chef, un homme puissant et bien bâti, barbu et imposant. A ses côtés, un jeune homme très laid marchait, légèrement en retrait, il courait presque derrière l’autre dont les grandes enjambées le distançaient sans cesse. Derrière eux, quelques généraux serviles avançaient sans se presser, bavardant et riant. Le gnome était toujours derrière sa fenêtre. Les tueurs surgirent par surprise au milieu des combattants qui ne protestèrent pas, figés dans leurs positions raides, et les armes automatiques d’un autre âge abattirent tous les protagonistes. Jetant un coup d’oeil vers la fenêtre, je vis le gnome exulter et sauter comme un pantin derrière sa vitre sale. Et tout à coup les lumières s’éteignirent. 

 

Quelques fenêtres restaient allumées dans l’habitation de la falaise, mais le gnome s’était évaporé après le spectacle.  

 

-- Il est complètement fou, dit Vincent, mégalomane, malade …

-- … et très dangereux, ajouta Jerem.

-- Il monte des spectacles virtuels pour étancher sa soif de vengeance, et ses créatures sont à ses ordres pour réaliser les pires de ses fantasmes, poursuivit Astrid.

-- Sans le pouvoir de l’arbre, nous ne pourrions pas réussir, dis-je. Il faut de la magie pour le combattre. Si nous nous préparions pour sortir maintenant qu’il fait nuit ?

 

Joignant le geste à la parole, Alma, Astrid et moi munies de nos rameaux agrandîmes suffisamment l’espace de la fissure pour pouvoir passer et nous glisser dehors. Nous restâmes dans l’ombre, guettant les séides. Nous n’attendîmes pas longtemps, l’un des tueurs vint fumer et Jerem lui envoya une flèche entre les deux yeux. Nous n’eûmes pas besoin de nous débarrasser de son corps, le pouvoir de l’arbre le transforma en un ruban de gaz gris qui s’éleva vers le ciel. Le même sort fut réservé au deuxième tueur. Puis nous nous dirigeâmes vers l’entrée, la piste étant libre.

 

En passant à côté de la jeep, je récupérai la clé de contact sur le tableau de bord que je mis dans ma poche. Avant de pénétrer dans l’antre de Jahangir, Alma, Astrid et moi avions chacune planté une graine de l’arbre au bord du lac. Nous avions à peine atteint la porte que trois arbres gigantesques avaient envahi la caldeira. Ils montaient aussi haut que la falaise, déployant leurs ramures qui jouaient dans le vent nocturne. Pamphile sautait autour de nous affolé par ce miracle, nous n’essayâmes pas de le calmer.

 

Le porche donnait dans un hall immense, vide, tout de marbre blanc, aussi froid qu’un tombeau. Des colonnes cannelées ou lisses disposées  à intervalles réguliers, ornées de bases et de chapiteaux sculptés soutenaient le plafond. Des tapisseries étaient accrochées sur les murs et alternaient avec des toiles de maîtres, des mosaïques raffinées et des tapis de soie couvraient le sol. Mais l’ensemble était si surchargé de détails et si hétéroclite qu’il en perdait sa cohérence. Et quand nous entrâmes, un souffle nous suivit et l’illusion du décor fut entraînée en un tourbillon par la magie de l’arbre. Quand la volute eut absorbé l’hallucination, nous vîmes que le hall était beaucoup plus petit, encombré de caisses et d’étagères, poussiéreux et mal éclairé. Nous avancâmes, cherchant à comprendre l’architecture des lieux. Au fond de la salle, un escalier montait vers l’étage supérieur, quelques portes donnaient dans le hall et nous nous répartîmes le contrôle de toutes les pièces. Il n’y avait absolument rien, tout était vide.

 

Aussi nous poursuivîmes la visite en grimpant l’escalier. Nous arrivâmes à l’étage où nous avions vu le visage de Ferdinand et la tête de Jahangir apparaître aux fenêtres. Là encore les pièces étaient vides. Nous continuâmes à monter dans la maison de la falaise et à explorer chaque étage, à la recherche du monstre. Tout était sale, délabré et vide, la magie des arbres avait mis fin à toutes les illusions de Jahangir, son antre apparaissait tel qu’il était réellement, un pauvre entrepôt sans envergure. 

 

Au troisième étage nous trouvâmes un atelier de fabrication de drones. A nouveau des caisses étaient éparpillées un peu partout, pleines de pièces métalliques en vrac. Comment Jahangir pouvait-il espérer devenir le maître du monde alors qu’il dirigeait ses séides sans aucune rigueur ? Des gnomes tous identiques, clones les uns des autres, habillés de gris et chaussés de bottines allaient et venaient, choisissaient des pièces dans les boites et retournaient à leurs places. Certains peignaient les morceaux de métal, d’autres perçaient des trous et assemblaient les différents éléments, plus loin les oiseaux aux longues dents recevaient leurs composants électroniques, puis le moteur, et enfin deux ou trois personnages procédaient à quelques tests de fonctionnement. La moitié des drones ne volaient pas et finissaient dans des sacs poubelle. Les drones qui avaient réussi les contrôles étaient posés sur des étagères les uns à côté des autres et formait une escadrille d’au moins deux cents oiseaux. Les gnomes étaient si absorbés dans leurs tâches répétitives qu’ils ne nous voyaient pas. Vincent et Jerem ouvrirent toutes les fenêtres, Tendant nos rameaux vers eux, nous sentîmes le pouvoir des arbres prendre le contrôle, les gnomes ralentirent puis s’arrêtèrent tout à fait dans des poses souvent comiques. C’est comme si nous étions devant une photo en trois dimensions, puis tout à coup, ils s’écroulèrent au sol et tout le contenu de la pièce se mit à tourner sur lui-même en une masse informe qui s’effila de plus en plus, avant de sortir par l’une des fenêtres ouvertes et d’être absorbée par le feuillage des trois arbres de la caldeira.

 

Quand nous quittâmes l’atelier, la salle était totalement vide, nul n’aurait pu deviner qu’une intense activité y régnait quelques minutes auparavant. Le quatrième étage était lui consacré à la fabrication des clones. Une véritable chaîne de montage avait été installée. Un ascenseur montait et descendait les hordes de gnomes et autres créatures qui attendaient d’être animées par magie. Des petits personnages affairés allaient et venaient, ouvraient les portes de l’ascenseur, portaient des caisses et des sacs à l’entrée de l’atelier de clonage en passant à travers des portes battantes. Il y a avait une circulation en sens inverse, des gnomes tiraient des chariots où se trouvaient d’autres créatures qui étaient hissées dans la cabine du monte-charge. Ces ateliers fonctionnaient jour et nuit visiblement. 

 

Nous glissant au milieu du flot de gnomes, nous entrâmes tour à tour dans l’atelier. Au fond de la grande salle où des tapis roulants transportaient des morceaux métalliques qui allaient être assemblés, nous vîmes la silhouette de Magnus. Il nous tournait le dos et il insultait un gnome qui avait dû faire une bêtise. Comme Iga avant lui, Magnus ne connaissait que la brutalité pour parler aux autres. Cette fois, les ouvriers nous repérèrent et cessèrent le travail, provoquant l’arrêt des machines. Magnus se retourna et nous observa avec stupéfaction, Vincent et Jerem ouvrirent discrètement les fenêtres tandis que Magnus s’avança vers nous, le regard fixé sur Astrid. Il eut un petit sourire étrange en voyant Pamphile qui se faufila derrière nous.

 

-- Astrid ! s’écria-t-il, tu n’es pas morte dans l’explosion de la tour ? C’est bien toi ?

-- C’est bien moi, répondit Astrid, en chair et en os. Et toi, tu es toujours en vie ? Pourtant tu étais aussi dans la tour, nous étions ensemble au moment de l’explosion !

-- Oui, mais je ne suis pas mort non plus ! C’est moi qui avais placé la bombe et je me suis échappé par l’ascenseur de Berova quelques minutes avant que tout ne s’écroule. Tu te souviens, je me suis absenté, j’ai prétendu aller chercher un dossier dans mon bureau. J’étais en bas bien avant que le chaos ne se produise, dit Magnus.

-- Mais pourquoi ? demandais-je, moi aussi j’étais dans la tour et je vous ai vu avec Astrid.

-- J’ai suivi les ordres de Jahangir, expliqua Magnus. Il m’a demandé de provoquer cette explosion pour que je disparaisse et Moneyable avec moi. Nos démarches financières allaient être étalées au grand jour dans les médias, et il ne voulait pas qu’il reste de traces de tout ce que nous avions fait, ni du personnel que j’avais engagé. Cette solution était radicale. 

-- Radicale, en effet, fit Astrid. Dommage pour la tour Berova et tous les innocents qui sont morts, j’ai failli disparaître moi aussi.

-- Que croyais-tu Astrid ? répondit Magnus d’un ton persifleur, que tu avais du talent pour négocier dans le business ? Mais tu n’étais qu’une couverture. Pendant que tout le monde te regardait te pavaner dans les soirées mondaines et dans les magazines, nous étions tranquilles, on ne nous observait pas. Alors ta mort n’avait aucune importance pour Jahangir, c’était même un moyen de faire plier PJ.

-- Mais que faisiez-vous au juste ? demandai-je, tout ceci est très confus.

-- Vous êtes Hazel ? questionna Magnus, Iga m’a parlé de vous.

-- Oui, répondis-je.

-- Pendant des siècles après la grande attaque de Coloratur qui a réduit ses pouvoirs et l’a obligé à repartir à zéro, Jahangir s’est attiré les grâces des puissants en leur vendant de la pimpiostrelle, juste assez pour les rajeunir et leur assurer une longévité supérieure à la moyenne, mais pas suffisamment pour leur garantir l’immortalité. Mais à force de cueillir la fleur dans les zones où elle poussait sans réussir à la cultiver, l’espèce a fini par s’éteindre, il n’y a plus de pimpiostrelle nulle part. Et donc plus de source de revenus ni de possibilité d’influence pour mon maître.

-- Nous le savons, dis-je, mais encore ?

-- Jahangir a installé différents laboratoires sur cette île pour essayer de fabriquer de la pimpiostrelle de synthèse, ou du moins la molécule active, reprit Magnus. A propos, c’est vous qui avez anéanti la centrale géothermique et le laboratoire d’essais cliniques ?

-- Oui, nous sommes ici pour mettre fin aux délires de Jahangir. Sur qui effectue-t-il ces tests ? ajoutai-je.

-- Oh, fit Magnus, sur divers cobayes, d’abord des animaux, puis des humains.

-- Vous avez des cobayes humains, m’écriai-je avec stupeur.

-- Très peu, répliqua Magnus, quelques rebelles récalcitrants qui sont calmés par des injections du traitement.

-- Et les résultats ? questionnai-je. 

-- Ne sont toujours pas concluants, répondit Magnus, il y a trop d’effets secondaires.

-- Comme avec la molécule qui permet soit disant de rajeunir ? demanda Vincent.

-- Oui, en fait au départ, c’était des molécules voisines. Nos biologistes, nos médecins et nos chercheurs ont exploré différentes pistes prometteuses, mais aucune n’a permis d’aboutir.

-- Quel gâchis, fit Vincent, et que sont devenus ces chercheurs ? 

-- Ils ont cessé d’importuner Jahangir, avoua Magnus.

-- On ne plaisante pas ici, murmura Jerem.

-- Jahangir ne sait pas encore que la centrale ne fonctionne plus, ni que le laboratoire des tests a été détruit avec tous ses cobayes et ses résultats, poursuivit Magnus. Les gaz délétères qui se sont échappés des laborantins morts ont saturé l’atmosphère et tout est en train de se décomposer, impossible de fracturer la porte pour entrer et récupérer quoi que ce soit. Jahangir est très en colère car il a appris que des intrus se trouvent sur l’île. Il a tenté en vain de vous éliminer par la coulée de feu, mais il a vu que vous étiez protégés par le pouvoir de l’arbre. Depuis, je crois qu’il vous attend.  

-- Quel rôle jouait PJ ? demandai-je.

-- Jahangir avait créé PJ pour être son intermédiaire, son homme de confiance. Vous devez savoir que Jahangir ne se déplace pas, il commande à distance.

-- Et vous-même, Iga, Ferdinand, Trevor avez tous été créés par Jahangir ? questionna Astrid.

-- Oui, répondit Magnus, nous sommes tous ses créatures. Jahangir a manoeuvré pour que PJ prenne la direction de différents laboratoires, PJ a créé ABMonde qui regroupe toutes les entités qu’il dirigeait. Il était intelligent et visionnaire, mais sans scrupules, tout à fait le genre de comportement qui convient à Jahangir. PJ testait ses formules sur sa famille, sa première femme est morte en donnant naissance à un enfant mort et à un autre handicapé.

 

Vincent se garda bien de révéler qu’il était cet enfant handicapé, Magnus ne l’avait pas reconnu. Derrière nous, Pamphile laissa échapper un grognement agressif inhabituel.

 

-- PJ était le représentant de Jahangir dans le monde des laboratoires pharmaceutiques, et Jahangir lui avait depuis longtemps adjoint son bras droit Nessuno, que vous connaissez sous le nom de Ferdinand. Nessuno était chargé de surveiller PJ et de remonter à Jahangir tout ce qui se passait, et bien sûr d’alerter s’il constatait la moindre dérive. Mais Ferdinand était fasciné par PJ, PJ était une créature exceptionnelle, la plus grande réussite de Jahangir. Ferdinand admirait son intelligence et aurait fait n’importe quoi pour lui plaire. Ni PJ ni Jahangir n’ont compris que Nessuno a joué un double jeu pendant des années. Quand PJ a commencé à dissimuler des choses à son maître, Nessuno ne les a pas dénoncées. Et pendant longtemps Jahangir n’y a vu que du feu, il lui faisait une confiance absolue. Quand PJ a trouvé le grimoire qui contenait les recettes de l’apothicaire et qui révélait l’existence de la pimpiostrelle, il ne l’a pas dit à Jahangir, et Nessuno non plus. Nessuno s’est petit à petit éloigné de la son véritable maître, il pensait qu’il pourrait un jour lui aussi jouer un rôle dans le destin du monde. PJ et Nessuno ont commencé à comploter, à chercher la fleur rare et à faire des plans de leur côté pour s’enrichir et devenir puissants. Ils ont même mis au point  la disparition de PJ, car PJ était convaincu qu’Astrid et Hazel le conduiraient à la pimpiostrelle s’il n’était plus là, cela je l’ai appris quand il a été interrogé par Jahangir. Puis ils ont simulé l’accident de Nessuno pour qu’il rapporte à PJ une fois introduit parmi vous. Heureusement, Iga veillait, elle les a surpris quand ils préparaient leur stratagème, et Jahangir a été informé de leur traîtrise. Iga n’a pas manqué de la révéler à notre maître. PJ n’avait pas compris que Jahangir est tout puissant, et Nessuno l’avait oublié. Jahangir a chargé Trevor d’amener PJ ici sur l’île puis de forcer Nessuno à rentrer dans le rang. Autrement dit, il a donné une chance à Nessuno de rattraper ses fautes. C’est pourquoi Iga et Trevor ont rattrapé Nessuno sur le bateau qui vous amenait à Coloratur, tandis qu’Horville et Malaquin, les âmes damnées de Jahangir, transportaient PJ sur l’île.

-- Mais où se trouve PJ ? demanda Vincent. Nous ne l’avons vu nulle part.

-- Vous le saurez bien assez tôt, répondit Magnus avec un sourire énigmatique.  

-- Horville et Malaquin, répétai-je avec étonnement, vous parlez des deux tueurs qui ont attaqué mon colocataire, tué un innocent et qui voulaient m’éliminer ? 

-- Oui, ils étaient venus prêter main forte à FinanDev. Nessuno avait rapporté à Jahangir qu’un illustre inconnu nommé Bozon essayait de faire chanter les start up pour attaquer et emporter les marchés du rajeunissement, et se faire beaucoup d’argent sur le dos des vrais investisseurs. Aussitôt Jahangir a envoyé Horville et Malaquin pour enquêter et trouver le coupable. Il était presque certain qu’il s’agissait de PJ. Vous aviez embarqué la clé USB où se trouvaient des informations compromettantes, il fallait les éliminer et vous avec. Mais cette histoire de Bozon s’est vite arrêtée, il n’y avait rien derrière. PJ n’a jamais avoué être Bozon, même sous la torture, mais il n’a jamais convaincu Jahangir. Seule la révélation du scandale de FinanDev risquait de porter préjudice à toute l’organisation de Jahangir, c’est pourquoi il a lâché FinanDev, et l’explosion de la tour Berova a détourné l’attention des médias.

-- Et Jack Maxence, intervint Astrid, était-il l’un des vôtres ?

-- Non, répondit Magnus, il dirigeait sa start up, mais le succès lui était monté à la tête, il faisait des histoires pour tout, il n’était jamais d’accord avec nos plans. Il ne servait plus à nos projets, alors Trevor l’a éliminé. Avec les fraudes qu’il avait commises et les scandales sous jacents, il risquait d’attirer l’attention sur nos affaires. C’était mieux ainsi.  

-- C’est pourquoi Trevor s’était rapproché de lui ? insista Astrid.

-- Oui, Trevor s’était rendu indispensable. Nous devions sans cesse recadrer Jack, ce n’était plus possible.

-- Quel était votre rôle dans toute cette affaire, vous cherchiez réellement des fonds ? questionna Vincent.

-- J’avais de multiples missions. Oui, la recherche de fonds en était une. Mais je devais aussi coordonner la réception des financements. Car il faut bien le dire, PJ était plus en représentation et dans le relationnel que dans l’opérationnel. Au tout début, c’est moi qui ai  construis ABMonde après avoir sélectionné et recruté des laboratoires de petite envergure mais aux recherches prometteuses.

-- Que faisait PJ alors ? dit Astrid, il semblait toujours à l’origine de tout, mais en fait c’était toi ?

-- PJ avec son intelligence supérieure était un visionnaire, c’est lui l’initiateur, il a donné la dimension internationale aux Laboratoires ABMonde et en a défini les axes de développement, et c’est moi dans l’ombre qui était le réalisateur et le gestionnaire. Oui, il était génial, créé par notre maître, mais il avait un défaut de conception, il n’a pas gardé la tête froide suffisamment longtemps.     

-- Où se trouvent les laboratoires de recherche des traitements ? demanda Vincent.

-- Dans l’allée centrale, plus haut que la réserve de cobayes où vous avez trouvé l’orang outan. Le groupe électrogène n’a pas permis de continuer à faire fonctionner correctement tous les appareils sophistiqués de ces labos. Les machines sont arrêtées et tous les protocoles perdus, les prototypes de médicaments bons à jeter. C’est une catastrophe. Jahangir a fait installer une salle informatique avec des serveurs ultra puissants et de dernière génération, pour lancer des calculs extrêmes, à la pointe de ce qui se fait aujourd’hui, le centre névralgique de son œuvre. En panne également, le circuit de refroidissement est tombé. A côté de cette salle qui nécessite une surveillance permanente, se trouve la salle de contrôle avec les écrans qui relaient les images des caméras et les enregistrements des micros, le système a été piraté, il est défectueux. Un peu plus haut, il y a des serres où poussaient des plantes sans lumière du jour, sous des lampes spéciales qui remplacent le soleil et permettent la photosynthèse. Les plantes étaient nourries grâce à un substrat et se développaient dans leur écosystème. Les lampes sont mortes et les plantations aussi. C’est là que Jahangir voulait cultiver la pimpiostrelle de synthèse, mais toutes les fleurs produites étaient dégénérées et inexploitables. On en avait même planté dehors, sans aucun résultat concluant.

-- La pimpiostrelle vous déteste, intervint Alma. Elle ne peut pas pousser dans un lieu où on ne la respecte pas.

 

Magnus haussa les épaules. Il avait été très bavard et nous avait donné beaucoup d’informations, mais nous n’avions plus de temps à perdre. Alma s’avança en levant son rameau, Astrid et moi en fîmes autant, et tous les personnages autour de nous, y compris Magnus, se mirent à tourner comme des marionnettes sur un manège, et de plus en plus vite. Sous l’effet du tourbillon, le visage de Magnus se déforma, s’élargit, s’aplatit et fut entraîné comme le reste dans un maeström puissant. Le vent du dehors provoqué par les grands arbres emportait la matière opaque qui s’étira comme un ruban, tournoya encore quelques instants puis fut définitivement absorbée par la ramure sans pitié. L’étage était désormais désert, seul le murmure du vent dans le feuillage des arbres nous parvenait depuis les fenêtres ouvertes. L’envers du décor apparut, sordide et laid.

 

-- Allons-y, dit Jerem en prenant la direction de l’escalier.

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