Chapitre 21

Campé sur son destrier, Matabesh chercha des yeux un instant Girolam qui avait disparu aussi vite qu’une flèche. Le hurlement du loup, intervenu de manière si propice, résonnait encore dans ses oreilles et la complicité certaine de Girolam avec le fauve amena un sourire énigmatique sur les lèvres du roi de Vallindras. Il avait un physique de guerrier, bâti comme un lion avec une crinière de cheveux drus et frisés, blonds comme sa barbe, qui dépassait sous le casque d’argent. Sous la visière redressée, ses deux yeux étincelaient de satisfaction et de puissance. Enfin ! après tout ce temps, le long voyage et les interminables préparatifs de la guerre, il ressentait l’excitation de la bataille.

 

Ce n’étaient pas la guerre de position qu’ils étaient en train de mener qui leur permettrait d’avancer vers le repaire de Jahangir. La tactique actuelle lui semblait depuis quelques jours être une impasse, leurs troupes s’embourbaient en perdant de bons soldats, sans pour autant anéantir les armées du magicien. Le mouvement lui manquait, il se sentait inactif, presque inutile, son moral était en berne.

 

Inspiré par la rencontre avec le fils de Xénon, il réfléchissait à la stratégie suggérée par Girolam. Il faudrait faire un retour arrière, déplacer des unités vers les plages et les réembarquer sur quelques navires, mais aussi maintenir le front pour que les troupes de Jahangir ne les acculent pas en bord de mer. Il devrait trouver un artifice pour provoquer l’armée navale du magicien et l’obliger à suivre sa flotte vers la pleine mer. Il ne comptait pas sur une tempête destructrice, mais pensait déclencher lui même une contre attaque. Il voyait se dérouler la future bataille devant ses yeux et sentait un sang vif couler dans ses veines, une exaltation comme il n’en avait pas connue depuis longtemps.

 

  • Rentrons sans plus attendre, dit-il en faisant demi-tour à ses généraux qui attendaient l’ordre de départ.

 

Les petits rois et nobliaux venus de l’autre continent n’avaient pas tous le coeur et la fibre militaires. Depuis leur ralliement à Matabesh pour sauver leurs royaumes et comtés, ils l’avaient suivi sans faillir et avaient progressé tant bien que mal dans l’art de la guerre, certains s’étaient même révélés bien plus doués qu’ils ne le pensaient. Aucun d’eux n’avait jamais remis en cause la légitimité de Matabesh en tant que chef de guerre absolu. Tous obéissaient aveuglément à ce géant dont l’autorité était inconstestable et sur qui le temps ne semblait pas avoir d’emprise. Il restait toujours jeune, fringant et en pleine possession de ses moyens, quoi qu’il arrive.

 

Pour encourager ses chefs d’armées, Matabesh les avaient nommés à des grades pas toujours justifiés par leur talent, mais il voulait que ses seconds soient bien positionnés dans la hiérarchie militaire pour qu’ils lui restent fidèles. Il savait flatter leurs egos pour maintenir son ascendant sur eux et surveiller qu’ils dirigent leurs troupes conformément à ses directives. Il se doutait que la chute de cheval provoquée par Girolam avait un peu ébranlé leurs certitudes quant à son invincibilité, il devrait rapidement remettre les choses au point avec une action d’éclat qui effacerait l’image déplorable qu’il avait montré de lui. Il craignait davantage les moqueries de son neveu qui ne manquerait pas de lui rappeler cet épisode humiliant.

 

Il avait emmené avec lui le fils de sa soeur, Esesmos, un jeune homme insupportable, d’une laideur confondante et incapable d’obéir à un ordre, il n’avait vraiment rien pour lui. Matabesh aurait voulu dompter le caractère inflexible d’Esesmos, mais le neveu avait comme son oncle une fierté incommensurable et ne pliait jamais. Pour garder l’oeil sur lui et éviter que le jeune homme ne se disperse et commette une bêtise, Matabesh obligeait Esesmos à le suivre partout.

 

Esesmos n’était pas enchanté par cette guerre et toute cette aventure, il jugeait son oncle un vieux barbon désagréable, la carrière militaire ne le tentait pas. Il avait suivi Matabesh pour rompre l’ennui mortel du palais de sa mère et regrettait à chaque seconde d’avoir quitté un pays confortable et tous ses amis chevaliers peu sérieux avec qui il aimait jouter et chasser. Il avait trouvé très drôle l’arrivée impromptue de Girolam dans le cercle fermé des généraux de Matabesh. Esesmos méprisait tous ces petits souverains qui se croyaient investis d’une mission essentielle, imbus d’une puissance qu’ils n’avaient pas et qui, sans Matabesh, seraient restés dans leurs royaumes minuscules sans aucune ambition de conquête. La distraction provoquée par la chute peu glorieuse de son oncle et la vision d’un soldat qui avait su ridiculiser le roi devant son état major restaient dans sa mémoire comme une bonne farce.

 

Sur le chemin du retour vers le camp militaire, entourés des gardes en rangs serrés autour d’eux, Matabesh, Esesmos et les généraux montaient leurs destriers, chacun la tête pleine de pensées qui tournaient autour de leur futur immédiat. Certains y voyaient la gloire, quelques uns commençaient à s’impatienter, et d’autres avaient peur de l’avenir qui leur apparaissait très flou.

 

Il n’avait jamais effleuré l’esprit de Matabesh qu’un espion ennemi puisse se trouver à proximité de ses hommes, ni même que l’un de ses généraux soit un félon à la solde de Jahangir. Le conciliabule avec Girolam lui avait un peu ouvert les yeux et il songeait qu’il serait bon d’être un peu moins crédule et un peu plus subtil dans son comportement. Cette rencontre inattendue avait bouleversé ses certitudes. Il observait d’un regard oblique son neveu chevaucher à ses côtés, réalisant soudain qu’il était peut être plus vieux qu’il ne le croyait, que la pimpiostrelle ne faisait peut être pas tout et il éprouva une affection inattendue pour ce jeune homme qu’il considérait généralement comme un être inutile. Son esprit travaillait à grande vitesse, échafaudant plans sur plans, étudiant solutions sur solutions, il voyait littéralement sa stratégie militaire se dessiner devant ses yeux et se matérialiser comme s’il la vivait, il mettait des noms sur les pions qu’il déplaçait dans sa tête, et toujours à la fin il gagnait la bataille contre Jahangir, son but ultime.

 

De son côté Esesmos se remémorait la scène du dialogue entre Matabesh et le soldat. Il comprenait que la guerre, qu’il estimait jusqu’à présent n’être qu’une mascarade pour amuser de vieux grincheux comme son oncle et ses généraux, n’était peut-être pas une plaisanterie finalement. Qu’on y risquait sa vie sérieusement, qu’on pouvait mourir pour des convictions, qu’il y avait réellement quelque chose à défendre, et qu’on se battait pour garder sa liberté et son indépendance. Mais il était décidé à ne pas céder si facilement à l’emprise de son oncle, il ne se laisserait pas faire sans lutter.  

 

Lucius, Thorpal, Taucras et les autres généraux suivaient leur chef, un peu désarçonnés par ce qui était en train de se passer. Ils comprenaient confusément que la rencontre inopinée sur la petite colline allait changer le cours de la guerre.  Depuis le départ du soldat, Matabesh s’était renfermé sur lui-même, il réfléchissait et parlait peu, son état major ne savait pas où il les menait, mais ils présageaient que les choses allaient se durcir.

 

Arrivé au campement, Matabesh sauta à bas de son cheval et délaissant ses généraux se rendit aussitôt sous sa tente. Il jeta son casque à terre, secouant sa chevelure léonine et se débarrassant de sa cuirasse, s’approcha d’une table de bois où Il avait dressé un plan de bataille. Une esquisse grossière des lieux avait été tracée à la craie, montrant la vallée encaissée entre deux falaises qui aboutissaient à la mer, couverte de morceaux de bois qui  représentaient les divisions et leur avancement, les lignes d’attaque et les zones de défense. D’une main leste il écarta les cubes de bois, effaça d’un revers de manche les traits de craie et levant les yeux vers Esesmos qui l’avait suivi se mit à psalmodier d’un ton confidentiel.

 

  • L’heure est grave, nous allons changer de stratégie et ce que je vais te dire doit strictement rester entre nous, dit-il à son neveu qui se penchait vers lui pour mieux l’entendre. Nous n’avançons plus, Jour après jour Jahangir ramène ses troupes et défait les nôtres. tout ceci doit changer car notre entêtement ne nous mène à rien. Nous devons le prendre à revers, par ruse. Mais comment ?

 

Transporté par ce discours exaltant, convaincu de sa supériorité de chef de guerre et oubliant le petit incident de la colline, Matabesh se mit à marcher de long en large sous la tente, croisant ses mains derrière son dos. Malheureusement, il était complètement à sec d’idées, toutes les belles stratégies élaborées sur le chemin du retour au campement s’étaient envolées, la réalité était bien plus cruelle que les rêves : devant la table vide, il ne trouvait plus l’inspiration pour faire bouger les troupes et établir un plan de bataille. Leur positionnement dans une gorge certes large mais sans issue autre que la mer ne permettait que des combats en va et vient sans qu’aucun des deux camps ne prenne l’avantage.

 

  • Nous allons attirer les troupes de Jahangir vers la mer, pour les obliger à naviguer et les entraîner vers le large s’ils veulent nous défaire, dit-il en s’approchant de la table et y déposant un tas de cubes de bois. Nous devrons leur donner l’illusion que nous repartons, que nous renonçons, alors que nous n’éloignerons que quelques bateaux, qui ne seront pas pleins, et la grande majorité de nos divisions restera ici, dissimulée. Alors nous les prendrons à revers.
  • Tout ceci est bel et bon, intervint Esesmos avec un sourire narquois, mais où vas-tu camoufler tes troupes mon oncle ? tu crois que Jahangir le magicien n’est pas assez malin pour comprendre ta ruse ?
  • Certes, nous sommes espionnés par ses oiseaux dragons mais ils ne voient rien dans le noir. Nous ferons partir toutes les nuits des unités dans la forêt où elles pourront se cacher, c’est une véritable jungle, répondit Matabesh en ôtant subrepticement quelques cubes de bois qu’il cacha dans son dos. En même temps, nous appareillerons nos navires, comme si nous repartions tous, mais il y aura peu d’hommes à bord, juste ce qu’il faut pour naviguer. Nous laisserons un front qui combattra avec les trébuchets. Les archers enverront des jets de flèches pour donner l’illusion que nous continuons le combat, mais Jahangir ne sera pas dupe, il pensera que nous préparons une attaque maritime, ses oiseaux dragons qui épient nos mouvements lui feront des rapports erronés. Il fera venir sa flotte pour contre attaquer notre fausse attaque maritime. Et si une tempête se soulève, sa flotte sera anéantie tandis que nous attaquerons son armée terrestre à revers.
  • Ta théorie est très improbable, rétorqua Esesmos, d’où te vient une pareille idée, c’est ce soldat qui te l’a suggérée ? Tu veux créer un faux mouvement de troupe pour tromper Jahangir, mais comment pourrait-il croire qu’avec tout le mal que tu t’es donné pour venir sur son continent tu repartes soudain pour monter une attaque sur la mer ? Que sais-tu de la flotte de Jahangir ? elle est peut-être bien supérieure à la tienne. Tous ces hommes que tu vas envoyer en mission vont sûrement mourir et tu vas laisser détruire ta flotte ? comment ferons-nous pour revenir sans elle ? Ce n’est pas digne d’un chef de guerre.

 

Matabesh poussa un énorme soupir de découragement.

 

  • Tu as raison, c’est n’importe quoi, je me suis laissé emporter par mon imagination en mal d’actions d’éclat. Je dois réfléchir davantage. Mais comment faire pour détruire la flotte de Jahangir et l’affaiblir ? il est plus fort de jour en jour et va finir par nous faire reculer jusqu’à la mer et nous détruire sans que nous puissions réagir, il va nous enserrer de tous les côtés s’il arrive par l’océan. Nous sommes coincés dans cette vallée, nos troupes s’amenuisent, les trébuchets ont été trop longs à monter, ils ne sont même pas tous débarqués.
  • Tu t’es peut-être lancé dans cette guerre sans réfléchir suffisamment, intervint Esesmos avec circonspection, redoutant la colère de son oncle.
  • Jahangir n’est pas un ennemi habituel, il n’agit pas selon les lois de la guerre. Lorsque nous avons débarqué dans cette vallée, nous aurions dû avancer beaucoup plus vite mais il a tout de suite envoyé ses troupes et nous sommes bloqués ici, entre mer et falaises, nos engins pour les combat à distance ne sont même pas tous opérationnels. Je pense qu’il faut reprendre la mer.

 

C’était la première vraie conversation d’homme à homme entre Matabesh et Esesmos, l’un montrant enfin ses faiblesses et l’autre, surpris d’entendre les confidences d’un vieil homme dont le corps restait jeune et impatient, sentait qu’il avait enfin un rôle à jouer dans cet imbroglio. Enhardi par son constat, Esesmos leva les yeux vers le visage buriné de son oncle, fixa les traits presque aussi laids que les siens et respirant profondément, osa parler stratégie militaire avec son vieil oncle, le lion de Vallindras.

 

  • Nous ne connaissons rien de la flotte navale de Jahangir, ni même où elle se trouve. De combien de navires dispose-t-il et de combien d’unités ? demanda-t-il d’un ton presque docte. Comment combattre cette armée sans savoir de quoi elle est composée ?
  • Je ne sais pas, avoua Matabesh, désarmé dans tous les sens du terme.
  • Il faut que nous le sachions, reprit Esesmos, nous devons connaître notre ennemi, car lui nous connaît, c’est toi-même qui le dit. Voici ce que je te propose, je pars seul, incognito, et je longe la côte vers le nord car je n’imagine pas que Jahangir conserve ses armées navales loin de sa capitale névralgique, et donc le port militaire ne doit pas se trouver au sud. Je trouve la base navale, m’y infiltre, recueille les informations nécessaires et reviens ici pour construire avec toi notre contre attaque.
  • C’est complètement fou et irresponsable, je ne veux pas que tu partes, ta mère ne me pardonnerait jamais si tu ne revenais pas ! Et seul en plus ! et puis imagine que ce port soit loin d’ici, même si tu t’en sors tu ne serais pas de retour à temps si Jahangir nous attaque, c’est beaucoup trop long et hasardeux, et pas forcément utile, coupa Matabesh.  Qu’apprendrions-nous de plus ?
  • Avons-nous un autre choix ? interrogea Esesmos.
  • Je dois réfléchir, la nuit va me porter conseil, répondit le roi en secouant la tête de droite à gauche sans conviction.
  • Comme tu voudras, dit Esesmos, blessé dans son élan et retombant soudain dans l’indifférence boudeuse qui le caractérisait habituellement.

 

Matabesh se retourna, les épaules basses comme s’il portait un poids trop lourd pour lui et se dirigea vers sa couche silencieusement. Il s’étendit tout habillé sur le lit sommaire et même s’il ferma les yeux, ne réussit pas à s’endormir avant tard dans la nuit.

 

Il fut éveillé brutalement à l’aube par des hurlements qui déchiraient l’air et des bruits sourds d’écrasement. Se levant aussitôt, il se précipita dehors et vit autour de lui le campement dans un état de chaos indescriptible. Totalement paniqués, les hommes couraient dans tous les sens en proie à un effroi incontrôlable, se poussaient brutalement, faisaient tomber les plus faibles et leur marchaient dessus.

 

  • Que se passe-t-il ? s’écria-t-il abasourdi.

 

Levant les yeux, il aperçut à distance deux êtres fantastiques d’une hauteur prodigieuse qui levant leurs bras chargés de rochers les précipitaient devant eux en avançant inexorablement vers le camp.

 

  • Des titans ! répondaient les hommes affolés qui détalaient autour de lui.
  • Lucius, Thorpal, Taucras ! hurla-t-il à l’adresse de ses généraux qui le regardaient bouche bée sans bouger, reprenez le contrôle de la situation, que vos hommes récupèrent leurs armes et armures, leur ravitaillement et quittons ce campement en ordre dispersé, toi Lucius va te mettre à l’abri derrière la colline, toi Thorpal dirige toi vers la forêt, toi Taucras vers la plage et monte tes troupes sur la falaise vers le sud. Vous autres, faites de même vers les falaises au nord.

 

Recevant enfin des ordres qu’ils comprenaient, les généraux de Matabesh qui n’avaient jamais d’initiatives militaires personnelles obéirent instantanément à leur chef charismatique et en quelques minutes les longues files de soldats s’élancèrent vers des zones abritées, délaissant tentes, vivres et trébuchets

 

Les titans se mouvaient lentement, comme mécaniquement. Matabesh se réfugia sous un rocher en surplomb pour les observer. Chacun de leurs gestes était lent, les rochers qu’ils lançaient semblaient provenir de leurs abdomens. Leurs mains descendaient jusqu’à leurs ventres béants pour en extirper les blocs que leurs bras élevaient au dessus de leurs têtes avant de le jeter devant eux sans cible précise. En même temps leurs grosses jambes les faisaient aller vers l’avant.

 

  • Ce sont des automates, se dit Matabesh, comment se meuvent-ils ? Ils ne me font plus peur, ils bougent sans intelligence, ils ne savent pas où ils vont, ils agissent à l’aveugle. Comment faire pour s’en débarrasser ? ... les faire chuter, c’est la seule solution. Réfléchissons ….

 

Il regardait leur progression et constata qu’ils parvenaient à éviter les obstacles, arbres ou pierres, qui se trouvaient sur leur chemin, en pivotant légèrement pour changer de direction. Un plan audacieux se dessinait dans sa tête.  

 

Mais réalisant soudain qu’il n’avait pas vu son neveu depuis son réveil, il visa le moment de répit où les titans baissaient les bras pour attraper de nouveaux projectiles et courut vers sa tente, encore debout au milieu du campement sans dessus dessous. Soulevant la toile qui protégeait l’entrée, il regarda à l’intérieur et vit la couche d’Esesmos vide, son paquetage n’était plus là. Entendant à nouveau le bruit saccadé des bras des géants qui se levaient, Matabesh retourna se cacher sous l’abri du rocher et vit deux blocs de pierre tomber sur sa tente et l’écraser comme une vulgaire noix.

 

  • Où est donc passé cet idiot d’Esesmos ? Je dois entraver les jambes de ces monstres avec une corde pour les faire chuter, se disait-il en regardant les titans s’approcher davantage de sa position.

 

Les voyant de plus près, il réalisa qu’ils étaient faits de métal et probablement fabriqués par des forgerons. Ils étaient intégralement peints à l’image d’hommes armés, seuls leurs ventres étaient des trous noirs béants d’où sortaient à intervalles réguliers des pierres.

 

  • Rien n’arrête Jahangir dans son ambition de conquête, il construit des engins de guerre que personne n’avait jamais imaginé ! constata-t-il, des géants de métal qui lancent des rochers ! je suis certain qu’ils sont vulnérables à cause de leur hauteur. Et que se passera-t-il quand ils auront envoyé tous les projectiles stockés dans leurs entrailles ? Je dois agir … maintenant !

 

Matabesh se trouvait seul sur son campement militaire, tous ses soldats, ses généraux et leurs montures encore en vie avaient fui, obéissant à ses ordres. Il regardait autour de lui et voyait les hordes de soldats morts entassés les uns sur les autres au pied des catapultes réduites en morceaux, écrasés par les rocs meurtriers. Avisant les longes qui permettaient de mouvoir les balistes et de treuiller les projectiles éparpillées autour des cadavres, Matabesh attrapa une grosse corde de chanvre qu’il tira et qui glissa vers lui presque sans effort. Les deux titans se rapprochaient dangereusement de lui. Se couchant à terre, il se faufila en rampant au milieu du chaos et lorsqu’il se trouva au pied de l’un des géants se redressa et courant autour des jambes enroula la corde pour ceinturer les chevilles.

 

Cependant il n’avait pas été assez rapide et l’élan de la marche du titan brisa la corde mal arrimée, le monstre continua sa marche sans vaciller. Les deux géants de métal lui tournaient maintenant le dos, c’était beaucoup plus facile ainsi ! Matabesh ramassa un faisceau de longes de cuir, réalisa une boucle  grossière et poursuivant l’un des titan enserra ses chevilles d’un geste rapide par l’arrière avec une bonne épaisseur de cordes. Il glissa l’extrémité dans le noeud coulant puis tira de toutes ses forces, bloquant la marche du géant. Celui-ci, déséquilibré vers l’avant par son élan, tomba de toute sa hauteur et vint s’écraser lourdement sur le sol, se brisant en morceaux. Sans plus attendre, Matabesh répéta sa manoeuvre sur le second titan qui chuta à son tour.

 

A peine les deux monstres étaient-ils tombés que des hordes de soldats surgirent de toutes parts, les troupes de Matabesh avaient assisté de loin à la déconfiture des titans et leur allégeance au roi de Vallindras s’en trouvait décuplée. Lucius, Thorpal, Taucras et les autres généraux arrivaient à leur tour, honteux de leur inutilité. Matabesh ordonna qu’on rassemble les corps des hommes morts et que tout ce qui pouvait être récupéré le soit.

 

  • Ecoutez, dit-il à ses généraux, on entend les prochains monstres qui arrivent, nous ne pouvons rester là plus longtemps. Jahangir a dû construire une armée de titans, ils vont venir les uns après les autres. Mettons nos morts dans une fosse et brûlons-les, puis séparons-nous en deux positions une de chaque côté en haut des falaises, autour de la plage. Et déplaçons nos navires pour que ces géants ne les détruisent pas à coups de lancers de rochers, mettons les au sud.

 

Tous prêtèrent l’oreille et perçurent à distance les bruits sourds caractéristiques de l’avancée des monstres. Rapidement ils s’organisèrent et en moins d’une heure, avant que les géants de métal n’apparaissent, les cadavres des soldats avaient été amoncelés dans une tranchée avec des débris de catapultes, et un immense brasier flambait au milieu de ce qui avait été le campement militaire, dégageant une fumée noirâtre et nauséabonde visible à des lieues à la ronde. Les bateaux de la flotte de Matabesh avaient hissé les voiles et prenaient le vent pour descendre vers le sud. Les deux corps d’armée s’étaient déployés sur les falaises, et pourraient échanger des informations grâce à des messagers qui passeraient régulièrement d’un côté à l’autre. Matabesh avait choisi le campement au nord. Il n’avait pas vu le corps d’Esesmos dans les cadavres qui avaient été amoncelés dans la fosse pour y être incinérés. Il était désormais persuadé que son neveu avait suivi son instinct et était parti chercher la base navale comme il l’avait proposé.

 

Il n’y avait plus de tentes. Les soldats dormiraient à la belle étoile, sous les arbres qui s’avançaient en une forêt drue presque jusqu’au précipice. Tout en bas, la paroi abrupte s’enfonçait directement dans la mer bouillonnante. Ce qui restait de l’armée de Matabesh regarda impuissante depuis son refuge les deux titans s’approcher et lancer les rocs qui ne tueraient plus personne désormais. Ils marchèrent lourdement sur le brasier incandescent sous lequel se consumaient les corps des soldats morts et continuèrent d’avancer sans faiblir.

 

Arrivés sur la plage, les géants de métal s’enfoncèrent dans les flots et quand leur poids ne les maintint plus sur le fond, se mirent à flotter et à dériver sur la mer, enlaidissant la beauté du paysage de leurs carcasses immondes. Puis les vagues les ramenèrent vers la plage où ils s’entassèrent l’un sur l’autre, pantins colorés sans cervelle et devenus inutiles, incapables de se relever. L’armée de Jahangir s’était retirée, laissant les titans accomplir leur travail meurtrier sur les troupes de Matabesh. Déjà dans le lointain, le bruit sourd d’autres géants de métal se faisait entendre, indiquant l’arrivée des prochains monstres lanceurs de rochers.

 

Debout sur le haut de la falaise, contemplant les flots violents qui venaient s’écraser au pied de la paroi rocheuse en tourbillonnant, le roi de Vallindras s’interrogeait. Comment Jahangir pouvait-il penser que les titans détruiraient son armée sans qu’il réagisse et change ses plans ? Il devait malheureusement déplorer la perte de nombreux hommes et chevaux, de toute l’installation du camp militaire, les tentes et leur contenu, les armes, armures et la nourriture restés sur place, et se désolait devant le gâchis.

 

Dans la forêt proche, les archers taillaient déjà les futures flèches, et à l’orée des bois, les forgerons réparaient à grands coups de marteau les épées et cuirasses que des hommes alertes descendaient récupérer entre deux passages de titans. Il n’y avait plus rien à détruire, les pierres et rochers lancés sans efficacité militaire par les géants de métal s’amoncelaient au milieu de la vallée. Certains d’entre eux ne pouvaient éviter les blocs lancés par leur prédécesseurs et trébuchaient avant d’arriver à la plage. Une occupation industrieuse de reconstruction était en cours. Mais Matabesh était insatisfait, Esesmos avait disparu malgré son interdiction, son armée était diminuée, et il lui était impossible d’avancer en traversant la jungle avec ses troupes, il avait beau réfléchir, il ne voyait pas d’autre issue que de reprendre la mer. Il se donna trois jours pendant lesquels ses troupes récupéreraient de l’attaque de Jahangir, et laissait ainsi une petite chance à Esesmos de revenir. Soupirant après toutes ces contrariétés, il porta son regard vers l’horizon et eut soudain l’impression de voir voler sur les flots un curieux attelage, une sorte de char tiré par des dauphins dont la silhouette lointaine miroitait comme un reflet tremblant au dessus de la mer.

 

Au même instant, Esesmos chevauchant son destrier Artémisia avançait le long de la côte en remontant vers le nord. Il suivait les sinuosités du chemin, descendant le long des falaises, longeant au galop les plages ou escaladant les pentes herbeuses ou rocheuses pour remonter vers le prochain escarpement. Les yeux et les oreilles toujours en alerte, guettant le moindre indice qui lui permettrait de repérer à distance la base navale, il humait le vent de la mer  comme le souffle de la liberté, seul et conquérant de ce monde nouveau et inconnu où il espérait bien enfin se réaliser. Il ne songeait pas à l’inquiétude de son oncle, il n’avait écouté que ses convictions, fier et sûr de lui, ne doutant de rien et ne redoutant personne, pas même Jahangir.

 

Alors qu’il traversait une plage de sable fin que les sabots de son cheval faisait voler en poussière derrière lui, il vit soudain sortir des flots tirée par des dauphins et pilotée par un géant barbu une conque marine, qui glissa sur l’eau jusqu’au bord de la plage, au milieu de jets d’écume scintillante.

 

  • Salut à toi jeune homme, fit la créature, je suis Lamar roi des mers et des fonds marins.

 

Stupéfait par cette apparition, Esesmos n’arrivait plus à parler, il ouvrait et fermait la bouche sans pouvoir prononcer un mot. Il regarda le géant qui sauta à bas de son char dans l’eau et s’approcha de lui. Il ne pouvait détacher ses yeux des cheveux bouclés et de la barbe remplis de petits coquillages irisés, des  larges épaules, des bras et du thorax couverts de muscles saillants.

 

  • Je sais d’où tu viens, tu fais partie de l’armée de Matabesh, dit encore Lamar. Et cesse d’imiter les poissons, parle-moi, je te cherchais, nous n’avons pas le temps de nous amuser.

 

Ayant dominé son émotion, Esesmos retrouva l’usage de la parole. Il n’avait jamais éprouvé une pareille sensation d’excitation, les choses autour de lui se précipitaient, il était persuadé d’avoir choisi la bonne voie et respirant profondément il posa les yeux sur Lamar qui éclata d’un rire tonitruant. Habitué au caractère explosif de son oncle, Esesmos ne fut pas impressionné par cette démonstration de puissance et Lamar, en fin connaisseur, cessa aussitôt de vouloir en imposer au jeune homme.

 

  • Je m’appelle Esesmos, je suis le neveu de Matabesh.
  • Que fais-tu ici, pourquoi as-tu quitté l’armée de ton oncle embourbée dans sa vallée infernale ? demanda Lamar
  • Que me voulez-vous, ô roi des mers ? répondit Esesmos qui ne savait rien des objectifs de Lamar et ne voulait rien lui dire.
  • Tu es venu ici pour défaire Jahangir, ce monstre qui veut conquérir l’univers et qui pertube et abîme l’océan avec ses expériences néfastes. Je veux le détruire moi aussi, mais je ne peux l’atteindre car je suis condamné à rester dans la mer, dit Lamar. J’ai besoin d’aide pour réussir, et tu as aussi besoin de moi.
  • Que me proposes-tu ? interrogea Esesmos soudain intéressé par les propos du roi des flots. Mais comment puis-je être sûr que tu es du bon côté et que tu ne me trahiras pas ?
  • Je suis l’allié de Tizian et de Girolam, les fils de Xénon. Ensemble nous avons traversé l’océan et je suis prêt à intervenir dès que Tizian fera appel à moi. Il a à sa disposition un coquillage qui lui permet de m’appeler à tout instant, répondit Lamar, dès qu’il a besoin de moi.
  • Es-tu en mesure de déclencher une tempête pour détruire la flotte navale de Jahangir ? demanda Esesmos
  • Je peux faire souffler les vents marins pour provoquer l’ouragan le plus énorme que tu aies jamais vu, dit Lamar. Je te promets qu’un navire pris dans le maelstrom que je créerai finira au fond de l’océan sans tarder.
  • Alors je te crois, répondit Esesmos, car c’est ce qu’a promis Girolam à mon oncle, et jusqu’à présent je n’avais pas compris pourquoi ce soldat semblait si sûr de lui. Maintenant je sais, il pensait à toi et à tes pouvoirs.
  • Que fais-tu donc par ici ? interrogea à nouveau Lamar, que cherches-tu ? Tu connais donc Girolam et tu sais quels sont ses plans.
  • Non, je ne connais pas Girolam, je l’ai rencontré seulement quelques instants et il ne m’a même pas remarqué, je peux juste te dire qu’il continue à chercher le repaire de Jahangir pour le détruire.
  • Bien ! Et toi, quel est ton but ? insista le roi des mers.
  • Je veux participer à cette guerre moi aussi. Je cherche la base navale de Jahangir pour anéantir tous ses navires, répondit Esesmos.  
  • Alors je peux t’aider, dit Lamar, je vais t’expliquer comment. Monte sur mon char, nous partons immédiatement pour Tacomir, le port militaire de Jahangir.

 

Non sans une certaine appréhension, Esesmos fit monter son cheval à bord de la conque de Lamar qui lança aussitôt son attelage. Le char se mit à glisser sur les flots à grande vitesse et Esesmos regarda la côte défiler et les falaises se succéder à un rythme fascinant.  

 

  • La base navale de Tacomir est bâtie au fond d’une baie complètement close, expliqua Lamar. Pour y pénétrer il faut passer sous une porte rocheuse protégée par une herse. Le fond marin est comblé par des blocs rocheux, je ne peux pas les franchir. Les navires sont amarrés au delà dans le port. Toi tu vas pouvoir pénétrer par la terre.
  • Tu vas me déposer à proximité de l’entrée du port et je me glisserai jusqu’aux bateaux, dit Esesmos qui entrevoyait enfin le moyen de mettre sa proposition à exécution.
  • Comment feras-tu pour les détruire ? demanda Lamar, il faut tous les couler en même temps car l’alarme sera donnée aussitôt que l’un d’eux sera touché.
  • Je pensais les faire brûler, répondit Esesmos. Il me faudrait trouver de la poudre et la répandre sur l’ensemble des navires, et mettre le feu qui se propagera.
  • Si je pouvais pénétrer dans Tacomir avec toi, je t’aiderais, mais comment faire ? il faudrait déplacer les rochers qui bloquent l’entrée du port, c’est impossible, dit Lamar avec tristesse. Malgré tout mon pouvoir, je ne peux pas éliminer ces blocs de pierre discrètement sans déclencher une riposte des marins de Jahangir. Protégés par la porte rocheuse, la herse et les rochers, ils sont invincibles par la mer. Il faut vraiment attaquer la flotte de l’intérieur.
  • Je suis prêt à relever le défi, rétorqua Esesmos, même si je dois y laisser la vie. Je trouverai la poudre et je détruirai la flotte, parole d’Esesmos.
  • Je t’attendrai, répondit Lamar, si tu reviens je te ramènerai à ton oncle. Si tu ne reviens pas, je lui ferai porter la nouvelle de ta mort.
  • Marché conclu, dit Esesmos.

 

Ils atteignirent un éperon rocheux au sud de Tacomir en fin de journée. Lamar amarra son char dans une petite crique déserte, au pied d’une falaise en surplomb couverte de végétation. Sous la frondaison fournie, il put dissimuler aisément son équipage aux regards d’éventuelles sentinelles. Le soleil était presque couché et l’obscurité descendait rapidement, il était temps de mettre leur plan à exécution. Après une dernière revue de leur stratégie, Lamar tendit à Esesmos l’un de ses coquillages magiques accroché à l’extrémité d’un fil d’or.

 

  • Nous pouvons nous parler et nous entendre à travers ce coquillage, dit-il, garde le précieusement contre toi et donnes-moi des nouvelles. Je serai prêt pour te secourir si je le peux.

 

Hochant la tête en signe de remerciement, Esesmos se débarrassa de son casque et de sa cuirasse, enfila le collier autour de son cou, caressa la nacre douce et irisée, et ne conserva qu’une dague à sa ceinture. Puis il bondit au pied de la falaise et s’aidant des aspérités nombreuses pour caler ses mains et ses pieds, s’éleva vers le haut de l’escarpement. Lamar le vit disparaître dans les fourrés qui poussaient à même la paroi. De temps à autre un caillou ou une branche cassée tombait dans l’eau, puis le silence se fit, Esesmos avait dû atteindre le sommet. Lamar n’entendit plus que les cris des animaux nocturnes et le clapotis des dauphins qui nageaient autour de la conque.

 

Le jeune homme poursuivit sa marche dans les buissons, essayant de ne pas écraser de branches ou de feuilles sous ses pas pour ne pas attirer l’attention. Il ne voyait presque rien dans la pénombre pour se diriger et se laissait guider par le halo du port. Lorsqu’il arriva à l’extrémité de l’à-pic qui plongeait vers Tacomir, il se coucha sur le sol et se mit à ramper jusqu’au bord, cherchant des yeux comment il pourrait descendre. Au loin sur le port, il perçut une effervescence inhabituelle, de nombreux points lumineux s’agitaient en tous sens et il avisa la porte rocheuse vers la mer brillamment éclairée. Des hommes allaient et venaient sans cesse au pied de la herse relevée, comme de minuscules fourmis industrieuses, d’autres tiraient de lourdes chaines. Relevant les yeux vers les navires accostés près de la source de lumière, il vit d’autres hommes qui s’activaient à bord.

 

Il fit aussitôt son rapport à Lamar en parlant dans le coquillage.

 

  • Ils se préparent à sortir en expédition, dit-il. Impossible de mettre le feu sur tous les bateaux, il y a trop de monde, je serais démasqué immédiatement.
  • Sauf si je viens moi aussi et que nous nous partageons le sabotage, répondit Lamar. Est-ce que je peux entrer par la mer ?.
  • Il y a déjà une large brèche que je vois de mon perchoir et la herse est relevée, annonça Esesmos, tu pourrais passer.
  • Je viendrai avec un seul dauphin, je pourrai me déplacer vite et aisément dans le port, dit Lamar
  • Je vais créer une diversion quelques instants en mettant le feu à l’un des navires, le temps que tu te glisses par la porte, ensuite je te laisse agir, poursuivit Esesmos. Mais n’est-ce pas dangereux pour le roi de la mer ?
  • J’ai des comptes à régler avec Jahangir, il a fait trop de mal à mon royaume, je veux m’en occuper moi-même. Je vais m’approcher avec mon meilleur dauphin, le temps que tu puisses trouver de quoi faire flamber un bateau et j’entrerai dès que tu auras créé le chaos.

 

Esesmos se croyait en plein rêve, il préparait l’attaque nocturne d’un port de guerre contre un magicien félon, avec le roi des mers. Il se secoua et se pinça pour être bien certain d’être conscient, et sans plus attendre baissa les yeux vers le pied de la falaise. Il scrutait vainement l’obscurité opaque quand il vit approcher deux sentinelles qui faisaient leur ronde, éclairant les alentours avec leur lanterne. Il avisa alors un quai un peu plus loin, au pied de la paroi plongée dans le noir. Risquant le tout pour le tout, il se coula au bord de l’escarpement jusqu’à se trouver à l’aplomb du quai, puis s’accrocha aux premières pierres pointues qu’il trouva et commença la descente en s’aidant de tous les points d’appui qu’il trouvait.

 

Il avait la sensation qu’une force inconnue l’aspirait contre le mur rocheux. Il ne regardait pas vers le bas, c’était d’ailleurs inutile tant la nuit était profonde. Il entendait le ululement d’une chouette ou d’un hibou, les frôlements furtifs de chauves souris sur les branches des buissons qui poussaient à même la paroi, des insectes nocturnes voletaient autour de sa tête, mais il tenait bon. Même si chaque déplacement d’une main ou d’un pied le rapprochait de l’arrivée, la pente lui paraissait interminable, il pensait presque devenir fou quand il sentit que son pied touchait enfin le sol du quai. Il poussa un profond soupir de soulagement, se laissa glisser jusqu’en bas et s’accroupit. Il pivota vers le port et observa ce qu’il y avait autour de lui, avant de se relever et de se couler silencieusement jusqu’au bout du quai.

 

Il faillit se cogner contre la silhouette d’un soldat solitaire à moitié caché dans l’ombre. Saisissant sa dague prestement il trancha la gorge de l’inconnu sans réfléchir, sans même se demander ce qu’un soldat faisait là, et tira le corps qui s’écroula par terre pour le dissimuler derrière une cabane. 

 

Il y avait davantage de lumière, il pouvait distinguer les formes des bâtiments, et un peu plus loin les silhouettes des mâts et des coques des navires qui bougeaient doucement sous la brise nocturne et s’entrechoquaient presque sans bruit. Il regarda un instant l’agitation autour de la porte rocheuse vers la mer et sur les môles tout autour. Son éloignement de la zone d’activités nocturnes lui permettait de se mouvoir sans être vu. Il chercha des yeux un entrepôt où il pourrait trouver de la poudre. Se faufilant le long des murs, restant caché dans l’ombre, il fit le tour des quais et des jetées et compta soixante navires. Il lui faudrait faire vite pour répandre de la poudre sur plusieurs d’entre eux, et mettre le feu pour détourner l’attention. Il ressentait une tension telle qu’il lui semblait que son coeur allait éclater dans sa poitrine. Heureusement, sa volonté de réussir était plus forte que l’angoisse.

 

Avisant une bâtisse plus importante que les autres baraquements, il s’approcha et vit sur le fronton une inscription indéchiffrable. Au pied de la porte d’entrée, il y avait de petits tonneaux de poudre, mais ils étaient vides. Aucune lumière n’était visible à l’intérieur. S’enhardissant, Esesmos s’étira le long du mur et du bout de la main poussa la porte qui résista. Il s’avança davantage et tenta de tourner la poignée de la porte qui resta close. Dépité, il recula dans l’ombre du mur et fit le tour du magasin. De nombreux tonneaux de poudre vides avaient été jetés ça et là, Esesmos plongea la main dans l‘un d’eux. Il y avait des détritus au fond. Il fit le tour des tonnelets et ramassa autant de restes de poudre qu’il put, qu’il amassait dans sa bourse de cuir portée à la ceinture.

 

Il continuait à observer les lieux et vit à quelques pas une lanterne allumée abandonnée sur un mur, qui pendait à un crochet. A cet instant il entendit deux sentinelles approcher et resta dans la protection de l’obscurité. L’un des soldats décrocha la lanterne allumée et les deux hommes s’éloignèrent, plongeant les alentours dans le noir.

 

Esesmos bondit souplement et traversa comme une flèche la zone éclairée du quai pour se trouver sur une jetée transverse où des bateaux étaient amarrés de chaque côté. Retrouvant la pénombre, il courut au bout du quai et sautant sur le pont le plus éloigné, déversa de la poudre noire au hasard sur les lames de bois. Il retourna sur le quai et renouvela la même opération sur chacun des navires, revenant en sens arrière vers le quai principal en sautant de flaque d’ombre en flaque d’ombre. Il vida sa bourse de poudre sur la rambarde du dernier bateau et se retira dans l’encoignure sombre d’un mur. Il attendit que reveniennent vers lui les deux sentinelles qui portaient la lanterne allumée. Lorsqu’elles arrivèrent à sa hauteur, il inspira profondémement et se précipita sur elles, les poussant par son élan vers le navire. Les deux soldats, sous l’effet de surprise, ne réagirent pas à l’attaque inattendue, et entraînés par leur poids tombèrent l’un sur l’autre sur le pont du bateau, roulèrent et  laissèrent chuter la lanterne qui embrasa aussitôt la poudre.

 

Esesmos eut à peine le temps de se projeter en arrière avant que les détonations ne se produisent et que les flammes ne se mettent à dévorer le bois du pont. En quelques instants le feu se propagea sur tout l’édifice, puis dès que ce dernier toucha le bateau adjacent, attaqua le second navire, et ainsi de suite jusqu’au bout du quai. En moins d’une minute, la jetée déserte était devenu la proie d’un incendie ravageur.

 

N’attendant pas que des renforts arrivent, Esesmos s’était éloigné. Il chuchota dans le coquillage à Lamar que la voie allait être libre et s’approchant à nouveau du magasin de munitions, il donna un coup d’épaule dans la porte et pénétra lestement dans la pièce.

 

Les hommes du port commençaient à affluer vers le brasier, tandis qu’Esesmos faisait rouler les tonnelets de poudre sur le quai pour qu’ils prennent feu eux aussi dès qu’ils seraient en présence d’une étincelle. S’armant d’un tonneau dont il fit sauter le couvercle, il sortit du magasin et se dirigea vers d’autres quais déserts, versant la poudre ça et là. Trouvant une lanterne accrochée sur un mur, il l’attrapa et la lança de toutes ses forces sur le pont d’un bateau amarré. Il répandait le chaos autour de lui, et les soldats qui arrivaient pour constater les dégâts étaient si affolés par ce qui se passait que nul ne faisait attention à lui. Entre deux explosions lumineuses, il eut le temps de voir Lamar traverser les eaux du port, debout sur son dauphin et armé d’un trident vengeur. Un large sourire carnassier se forma sur le visage d’Esesmos qui, une fois le tonneau vidé, regagna le pied de la falaise et se mit à escalader la paroi.

 

Il n’avait plus besoin de faire attention au bruit car l’incendie et les cris des soldats faisaient un vacarme épouvantable. Une lueur apparaissait déjà à l’est, annonçant le lever du jour. Reprenant ses esprits après une glissade, il se concentra pour atteindre le sommet avant que des soldats ne le repèrent et lui décochent une flèche.

 

Il arriva sans encombre sur le parapet sur lequel il s’allongea pour reprendre son souffle et regarda la scène de guerre qui se déroulait à ses pieds. La moitié du port était en feu, le magasin de munitions avait explosé, une autre partie des navires avait coulé, d’autres étaient détachés et dérivaient dans les bassins, se cognant sans discernement sur les jetées ou sur d’autres bateaux, et ajoutant encore du désordre à la confusion indescriptible qui régnait. Dans les premières lueurs du soleil, Esesmos vit étinceler le trident de Lamar qui franchissait la porte rocheuse en sens inverse vers la mer. Il se redressa et se mit à courir sur le plateau buissonneux. Quand il arriva à l’extrémité de la falaise en surplomb de la crique, sous l’effet de l’excitation du moment, il se jeta dans le vide et chuta de toute la hauteur de la falaise avant de plonger dans l’eau fraîche de la mer.

       

Il n’eut pas le temps de sortir la tête de l’eau que deux bras puissants le tirèrent hors des flots et le hissèrent à bord de la conque. Quelques instants plus tard, alors qu’un violent orage éclatait au dessus de Tacomir, le char du roi des mers entraîna Lamar et Esesmos vers le sud à la vitesse de l’éclair.

 

  • Jahangir a provoqué un orage pour éteindre le feu, mais toute sa flotte est hors d’usage. Tu en as incendié une grande partie, j’ai coulé tous les bateaux que j’ai pu, tranché des cordes et soufflé un peu d’air vif pour attiser le feu et pour que toutes ces belles embarcations se fracassent les unes contre les autres. Il faudra du temps pour que la base navale puisse fonctionner à nouveau ! disait Lamar, dressé et légèrement arqué vers l’arrière, les rênes à la main pour diriger la conque des mers, ses cheveux et sa barbe flottant au vent.
  • Jahangir s’apprêtait à faire sortir son armée maritime et venir attaquer la flotte de Matabesh, répondait Esesmos, debout face au vent, aussi à l’aise avec Lamar qu’il l’était avec son oncle, se sentant presque l’égal du roi des mers avec qui il avait mené une bataille victorieuse.
  • J’ai encore une action à accomplir avant de regagner mes palais sous marins, poursuivit Lamar. Je vais te déposer près de la vallée où se trouve ton oncle et tu devras veiller à ce que tous ses hommes soient sur les hauteurs.
  • J’y veillerai, sois sans inquiétude, dit Esesmos. 
  • La vallée a besoin d’être nettoyée, il faut dégager les rochers et les titans qui bloquent le passage, sinon ton oncle ne pourra pas reprendre son avancée vers le repaire de Jahangir. Je vais déclencher une tempête et des vagues gigantesques vont envahir la vallée et emporter tout sur leur passage, expliqua Lamar. Je te donne une heure. Que tout ceci reste entre nous, je me fie à peu de personnes.

 

Le soleil arrivait à son zénith quand Esesmos mit pied à terre avec sa monture sur une plage proche de la vallée où se trouvait le campement de Matabesh. Après un signe de tête à Lamar, Esesmos caressa le coquillage qu’il glissa sous sa cuirasse et éperonna son cheval. En quelques minutes il atteignit le sommet de la falaise où il trouva son oncle qui inspectait ses troupes. Esesmos réalisa que Matabesh n’était pas resté inactif pendant son absence, et que les hommes s’étaient réarmés. Les troupes étaient quasiment sur le départ, mais la stratégie de son oncle était tout autre. Il avait l’intention de rembarquer ses hommes sur sa flotte et de naviguer vers  le nord, les bateaux étaient prêts à appareiller sur son ordre. Curieusement le défilé des titans avaient cessé, leur nombre avait dû être épuisé, les troupes de Jahangir avaient réinvesti le fond de la vallée, bloquant tout passage. Les oiseaux dragons de Jahangir volaient sans cesse au dessus des campements, espionnant toutes les manoeuvres de l’armée de Matabesh et les rapportant au magicien.

 

  • Ce ne sont pas mes oiseaux, dit Matabesh, mais de vulgaires copies de métal, incapables d’intelligence. Ces vols permanents sont insupportables, c’est comme si Jahangir voyait tout ce que nous faisons. Quant à toi, tu as de la chance d’être revenu, ta désertion pourrait être punie de mort ! Pourquoi ne m’obéis-tu pas ?

 

En deux mots, Esesmos lui avoua avoir réussi avec l’aide d’un allié providentiel à anéantir l’intégralité des navires du magicien. Il n’avait pas le temps de tout expliquer maintenant, mais Matabesh devait incessamment mettre ses armées à l’abri en hauteur, une vague gigantesque venue de la mer allait tout dévaster dans la vallée. Bien que dubitatif, devant la conviction de son neveu, le roi de Vallindras fit arrêter tous les mouvements de troupes et les déplacements d’hommes. Campé aux côtés d’Esesmos, il regarda la mer depuis son observatoire en haut de la falaise, la moitié de ses généraux autour de lui. Le reste de son état-major occupait la même position de l’autre côté de la vallée.

 

Levant les yeux, Matabesh aperçut les oiseaux dragons métalliques qui faisaient leur ronde et sourit. Ce serait un rapport étonnant que recevrait pour une fois Jahangir.

 

Ils virent arriver la tempête au loin, une tornade accompagnée de hautes vagues qui avançaient à toute vitesse en roulant et en projetant des nuées d’écume. La tornade et les vagues s’engouffrèrent dans la vallée encaissée avec une puissance effrayante et remontèrent jusqu’au fond en arrachant tout sur leur passage, dans un bruit de tonnerre. Les troupes abasourdies regardaient le phénomène se dérouler sous leurs yeux sans pouvoir y croire. Ils virent les oiseaux dragons espions tournoyer dans la tornade et être rejetés au loin en pièces, il n’y aurait finalement pas de rapport à Jahangir. Puis la mer recula et remporta avec son flot tempétueux les soldats de Jahangir et leurs équipements, les arbres, les pierres, les restes du campement, les cendres des soldats de Matabesh, et les carcasses des titans.

 

Quand la mer se fut totalement retirée, la vallée se trouvait à nu, c’était un terrain boueux où il serait facile de s’embourber. Le soleil brillait et il faisait chaud, une fine brise marine chassait les nuages cotonneux qui se prélassaient dans le ciel bleu, une paix intense régnait et les oiseaux chantaient à tue-tête dans la forêt avoisinante. Matabesh et Esesmos convinrent d’attendre quelques heures que la terre s’assèche avant de lancer le départ des troupes. Cette fois, la voie était libre, ils allaient pouvoir avancer au delà de la vallée. Esesmos jeta un coup d’oeil vers la mer, il n’y avait pas trace de Lamar, il avait déjà dû regagner ses palais sous la mer. 

 

  • Qui était cet allié providentiel dont tu m’as parlé ? demanda Matabesh aiguisé par la curiosité ?
  • Il n’y avait personne mon oncle, j’ai inventé ce prétexte pour te convaincre, répondit Esesmos avec un sourire désarmant.
  • Mais …. balbutia Matabesh, comment as-tu su pour l’ouragan ?
  • La flotte de Jahangir est bien détruite, et j’ai vu la tempête arriver de loin, je t’ai averti pour sauver nos hommes, avoua Esesmos sans baisser les yeux..
  • Hum … cette tornade était providentielle, je crois que cette fois la chance est avec nous, répondit Matabesh qui songeait que cette tempête ressemblait fort à celle annoncée par Girolam. Il devait y avoir quelque magie là-dessous.
  • Alors qu’attendons-nous pour partir mon oncle ?
  • Je crois qu’il faut te soigner d’abord, viens donc par là, je vais te donner une potion de pimpiostrelle, tu es couvert d’égratignures et de brûlures.
  • Je te suis mon oncle, répliqua Esesmos avec un sourire de triomphe.

 

A cet instant un cri formidable se propagea au sein des troupes.

 

  • Une tempête de sable !

 

Matabesh et Esesmos regardèrent vers le fond de la vallée. Un énorme nuage tourbillonnant avançait vers la mer en vrombissant, noir et menaçant.

 

  • Jetez des couvertures sur les têtes des chevaux, couchez-vous et protégez vos yeux, bouches et nez ! hurla Matabesh.

 

Son ordre fut aussitôt relayé à tous les hommes et mis à exécution. Les soldats de la division située sur la falaise d’en face essayèrent de les imiter mais incomplètement et avec un certain retard. La tornade de sable frôla les falaises en éclaboussant les alentours de poussière brûlante, envahissant l’atmosphère d’une brume opaque qui rendait toute visibilité à distance impossible, puis disparut, probablement absorbée par la mer. La plupart des hommes et des chevaux furent recouverts d’une épaisse pellicule de sable. Emergeant de sa couverture poudreuse, Matabesh se redressa pour examiner la situation, mais il ne voyait pas devant lui.

 

Une brise marine douce vint dissiper petit à petit les nuages sablonneux tandis que les soldats se secouaient et essuyaient leurs chevaux et leurs équipements. Il fallut un certain temps pour que l’air devienne respirable et que les généraux puissent constater les dégâts sur les hommes et les montures.

 

  • La vengeance de Jahangir, dit Matabesh. Nous voilà bien ensablés.
  • Ne nous laissons pas abattre, répondit Esesmos, regarde la vallée est couverte de terre sèche, et nous pouvons aller nous laver les yeux dans la mer avant de partir.

 

Matabesh nettoya ses yeux abîmés par la poudre abrasive avec de l’onguent à la pimpiostrelle et se rendit sur l’autre falaise tandis que les unités descendaient les unes après les autres. De ce côté de la vallée, faute de s’être bien protégés, quelques soldats avaient respiré tant de sable qu’ils s’étaient étouffés, Matabesh ordonna qu’ils soient enterrés avant leur départ.

 

Les hommes et les chevaux se baignèrent dans l’océan pour se débarrasser des monceaux de poussière qui avaient envahi les moindres recoins de leurs armures, bottes et gants. C’est une armée étrange qui s’ébranla en fin de journée, trempée mais plus déterminée que jamais à mettre fin aux agissements d’un magicien capable de telles sorcelleries.

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