Chapitre 20 : Le nouveau né

Confortablement niché au sein de la couveuse : un œuf. Un œuf de la taille de celui d’une autruche. Un œuf de mikrosaure. Cependant, un détail différenciait celui-là de ceux qu’elle avait déjà pu observer. Celui-là arborait une étrange tache bleutée sur sa coquille. Dans la forme, elle lui rappelait le nuage qui apparaissait dans la tasse d’Émiko lorsqu’elle versait du lait dans son thé brûlant.  Joey s’approcha pour mieux observer les bords de cette traînée diffuse dont le bleu se fondait en dégradé. Les yeux de la fillette la brûlaient. Elle était tellement subjuguée par sa trouvaille que cligner des paupières était le cadet de ses soucis. Tout à coup, il lui semblait que l’œuf avait tremblé. Elle reporta son regard sur la lumière bleue de la couveuse : était-ce les néons qui venaient de tressauter ? Non. Joey en était maintenant persuadée. Il avait oscillé. La fillette fit le tour de la couveuse sans quitter son trésor des yeux. Soudain, elle arrêta net sa ronde. Joey examina l’arrière de la coquille : voilà d’où provenaient tous ces soubresauts. L’œuf était en train de se craqueler ! Joey approcha son visage de la boîte en verre. La créature fournissait un effort considérable pour s’extirper de son cocon minéral. Elle poussait, écartait et soulevait des fragments de coquille, mais la membrane intérieure de l’œuf empêchait encore qu’ils ne tombent. Le petit être redoublait d’efforts pour déchirer ses liens. Il s’arrêtait parfois pour reprendre des forces et se remettait à la tache avec encore plus d’obstination. Alors qu’un morceau de coquille était enfin prêt à se détacher, l’œuf, dangereusement incliné, bascula sous le poids de son petit habitant. Il se débattait comme un diable ! L’éclosion n’était plus qu’une question de secondes. La coquille se fendit finalement en deux, libérant enfin le corps épuisé d’une étrange créature. 

Allongé sur le flanc droit, le mikrosaure n’était pas plus gros qu’un chiot. Sa cage thoracique se soulevait et s’abaissait avec rapidité. Sous la peau de son thorax, entre ses côtes, Joey pouvait distinguer les pulsations nerveuses de son cœur. Il pompait à intervalle régulier tandis que celui de Joey avait perdu les pédales. Le crâne triangulaire du bébé dinosaure était piqueté d’innombrables épines jusqu’aux bajoues. Une pointe proéminente surmontait chacun des pavillons auditifs de la créature ainsi que ses orbites et le bout de son museau. En son extrémité, celui-ci donnait naissance à un bec court, édenté, mais légèrement pointu. Deux crêtes cartilagineuses prolongeaient son os nasal jusqu’au-dessus de ses yeux clos. Une étrange sensation de déjà-vu s’empara de Joey et, comme si la créature allait pouvoir lui répondre, elle la questionna à voix haute :

— Mary ?

Joey, les yeux toujours écarquillés pour ne rien perdre de sa dissection mentale, parcourait le reste du corps haletant de la créature. Le mikrosaure ressemblait à s’y méprendre au dracorex. Avait-il été créé à partir de l’ADN de la femelle ? Joey nota alors un détail troublant. À l’instar de sa coquille, la créature arborait une tache bleue au niveau du cou, formée par une nuée d’écailles. La fillette n’avait jamais rien vu de semblable. Tandis qu’elle continuait d’observer attentivement le mikrosaure, Joey discerna, fondue sur son abdomen, une aile repliée comme le sont les pétales embourgeonnés des fleurs sur le point d’éclore. Celle-ci était plantée entre les omoplates du mikrosaure. Le nez de Joey était maintenant littéralement collé à la vitre :

— Tu as des ailes ? Mais qui es-tu, petite chose ?

Soudain, la patte arrière de la créature se mit à pédaler. Elle était pourvue de griffes translucides qui tranchaient l’air énergiquement. Même si tout portait à croire que ce petit dinosaure – en était-il seulement un ? – avait été conçu dans les éprouvettes du laboratoire, il semblait réanimé par un instinct de survie ayant traversé les âges. Il cherchait visiblement à prendre de l’élan afin de se redresser. En s’aidant de ses membres supérieurs, le reptile réussit à se coucher sur le ventre tel un sphinx égyptien au crâne rocailleux. Le bébé dinosaure, les yeux toujours clos, secoua la tête comme s’il voulait se remettre les idées en place, mais la force du mouvement eut pour effet de le remettre au tapis. Joey aurait voulu l’aider à se tenir sur ses pattes, mais elle savait qu’il était inutile d’intervenir. Comme les poussins, il trouverait rapidement comment se redresser et commencerait à se déplacer. Soudain, et pour la première fois, le bébé dinosaure ouvrit un œil. À la faveur d’un instant suspendu, il plongea son regard dans celui de Joey. La jeune fille se sentit transpercée par l’assurance de cette bille immobile qui l’analysait. Sa pupille en fente, comme le sont celles des crocodiles, était d’un noir intense. Cette lame d’ébène était rehaussée par le jaune de son iris. Dans un nouveau mouvement de balancier, la créature se redressa brutalement. Elle se tenait maintenant sur ses membres postérieurs tout en s’appuyant sur l’une de ses pattes avant. On aurait dit un girafon dont les tiges écartées en entonnoir trahissaient le manque d’équilibre. Le mikrosaure semblait défier la gravité pour rester debout. Surmontée de ses cinq piquants effilés et de la forêt de picots qui les entouraient, la tête du dinosaure semblait tout à fait disproportionnée par rapport au reste de son corps. Joey se demandait comment une nuque aussi frêle pouvait la maintenir avec autant d'aplomb. La créature inclina la tête comme le font les chiots auxquels l’on siffle une mélodie. Le talkie de Joey se mit alors à grésiller et la voix étouffée de son oncle s’échappa de sous sa salopette. La fillette attrapa le récepteur accroché à sa ceinture :

— Je te reçois. Tu peux répéter ?

Zzzz. Aucune trace de Mary. Je ne comprends pas. Zzzz. Est-ce que tu... Zzzz. Hé, ho, doucement ! J’ai oublié mon ordre de mission dans ma fourgonnette. Zzzz. Lâchez-moi ! Zzzz.

— Oncle Edward ? Tu m’entends ? Oncle Edward ! 

Tremblante, Joey raccrocha son talkie-walkie à sa ceinture. Oncle Edward s’était fait prendre.

Une cohorte de pas résonna tout à coup dans le couloir. Instinctivement, Joey se jeta au sol pour ramasser le voile qu’elle avait fait tomber quelques instants plus tôt et recouvrit le dôme qui abritait le nouveau-né. Elle jeta un dernier regard à la couveuse avec la curieuse satisfaction d’avoir réussi à en préserver le secret. Il fallait maintenant qu’elle trouve une issue et les choix qui s’offraient à elle prenaient l’allure d’un ultimatum : affronter les visiteurs ou soulever l’une des dalles du faux plafond pour s’y cacher. Il fallait réfléchir vite et elle manquait de temps.

La porte s’ouvrit sur une loge vide au milieu de laquelle traînait un vieil escabeau rouillé.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Renarde
Posté le 09/01/2020
Coucou Peneplop,

Géniale l'éclosion de cette mini-Mary ailée ! La scène est vraiment très bien décrite, on s'y croirait !

Du coup cela ne m'étonnerait pas qu'elle considère Joey comme sa maman vu qu'elle est la première personne sur laquelle elle a posé ses yeux. Enfin, je dis "elle", mais je n'en sais rien XD.

Et l'oncle Edward qui se fait attraper... Tellement logique vu sa difficulté à se comporter comme un quidam lambda ;-)

Bon, ces mikrosaures ont l'air un poil plus complexe que ce qu'ils nous ont vendu, je me réjouis de savoir ce qu'il en est.
peneplop
Posté le 15/01/2020
"Du coup cela ne m'étonnerait pas qu'elle considère Joey comme sa maman vu qu'elle est la première personne sur laquelle elle a posé ses yeux." : mais tu es super forte ! ;)
Arabella
Posté le 24/11/2019
Coucou Peneplop

Confortablement niché au sein de la couveuse : un oeuf. Un oeuf de la taille de celui d’une autruche. Un oeuf de Mikrosaure. ⇒ EXCELLENT début ! Plus elle affine sa réflexion, plus les phrases se font courtes, j’adore cette écriture !

Dans la forme, elle lui rappelait le nuage qui apparaissait dans la tasse d’Emiko lorsqu’elle versait du lait dans son thé brûlant. ⇒ Tu arrives super bien ici à joindre la description d’un objet extraordinaire (un œuf de dinosaure) à un élément du quotidien. Je rêve de parvenir à faire ça.

Il pompait à intervalle régulier. tandis que celui de Joey avait perdu les pédales. ⇒ super phrase ! la comparaison est géniale.

Toute la description est a mon goût très très bien faite ! Tu maîtrises le sujet, les termes sont précis, je serais bien incapable de décrire aussi bien un dinosaure ! Tout le long du roman on attend cette description est lorsqu’elle arrive, on est vraiment pas déçue. Les descriptions peuvent être ennuyantes, ici on reste bouche bée devant le dino, on suit sa « naissance » et sa rencontre avec Joey avec fascination.


Encore une fois, je découperais peut être les paragraphes. Peut etre que pour que tes plus jeunes lecteurs n’aient pas peur d’un « pavé » de description, tu pourrais faire en sorte de Joey chuchote des « c’est pas possible, je rêve, incroyable », des expressions comme ça qui montre qu’elle est fascinée. Peut etre ne suis-je pas normale, mais dans ce cas là, je me verrais bien à la place de Joey manifester à voix haute mon étonnement, ma fascination.

Merci pour ce super chapitre !
peneplop
Posté le 25/11/2019
Bonnes idées Arabella ! Je vois bien Joey "jurer" à haute voix... hi, hi !
Vous lisez