CHAPITRE 2 un procès (1/2)

Par C. Kean
Notes de l’auteur : Où Léandre se prête à un déjeuner presque parfait ~

Il était midi précis lorsque la porte de l'austère demeure s'ouvrit devant Léandre. Son regard n'eut pas l'occasion de s'accrocher à celui du domestique qui s'écarta d'une révérence dure, les yeux obstinément baissés. Il fut prié d'entrer par une voix sifflante qui ne voulait pas lui parler. Puis, la maison l'avala.

Entre les murs du hall, tout était sombre. À commencer par ces boiseries ceinturant la pièce, et cette toile tendue, rectiligne et verdâtre, qui s'élevait comme une peau flasque jusqu'au plafond à caissons. Deux imposants vaisseliers d'ébène mal dégrossis achevaient d'envahir l'espace et dessinaient, de leurs corps massifs, des abysses de noirceur que Léandre renonça à sonder. Et ce fut comme toujours en vain qu'il chercha quelques consolations et secours auprès du lustre massif, coulé dans un métal brut, primitif. Peut-être celui-là même qui avait servi à forger les clous du Christ.

Alors que le douzième coup de midi s'éteignait dans le silence roide de la demeure, les battements sévères d'un pan de tissu annoncèrent l'arrivée de Césaire de Colbriant. Il surgit d'un couloir, prodigieux dans sa maigreur et sa robe noire, terrifiant dans son regard qui, semblait-il, portait en lui le courroux même du Très-Haut.

« Mon oncle. »

Léandre inclina la tête, soumis au double respect dû à un homme de sa famille et à un homme d'église.

« Mon neveu, » souffla Césaire entre ses lèvres inégales.

Puis il tourna brusquement les talons pour indiquer d'un geste à son majordome de disparaître vers d'autres occupations. L'homme, dont l'âge ne permettait plus qu'il redresse tout à fait la nuque, s'en fut, suivi du raclement désagréable de ses chaussures sur le sol pierreux.

La conversation se tint ensuite sur le ton le plus bas et insipide qui soit.

« Avez-vous fait bon voyage, mon neveu ?

– Aussi plaisant que les circonstances le permettaient. »

Léandre connaissait suffisamment son oncle pour savoir qu'il fallait se méfier de ses politesses, et ne pas se laisser prendre par son verbe prosélytique. La voix de Césaire tissait sa toile dans l'ombre des conversations feintes, alors que chacun regarde ailleurs, là où la parole badine. La moindre relâche, la moindre maladresse, et son intraitable justice des textes jaillirait à son tour. « Mon neveu » ou non, Léandre savait la ruine et la corde rêche de leur sentiment filial. Il les savaient, l'un et l'autre, incommunicables. Il connaissait, chez le frère de sa mère, la répulsion de la chair et l'angoisse pure de son esprit dévot. Alors oui, peut-être se cachait-il encore, dans les discours de l'oncle, la volonté solide de faire lien malgré l'irritation et, sans doute, c'était avec toute la force de son amour que Césaire se proposait de sauver son âme par sa foi redoutable ; mais ce soin épiscopal et inquisiteur avait depuis longtemps pris la forme d'un écorchement.

Il faut dire que la question de la croyance en Dieu n'avait jamais constitué, pour Léandre, un terrain propice à une relation apaisée. Il s'était toujours agi d'un bois dur, qui ne servait qu'à soutenir le corps du crucifié ou frapper le dos et les doigts des enfants trop peu dociles. Croire, oui, mais croire en quoi si ce n'est en la main qui oppresse la gorge et rougit la joue ? Devant Césaire, bien des humiliations de la sorte remontaient à sa mémoire. Il ne les chassa pas. Elles étaient devenues sa défense contre la dureté des vérités de cet oncle asséché par une haine qu'il nommait amour de Dieu. Une haine du corps, une haine de tout ce qui ne dure pas, jusqu'à la vie elle-même. Ses yeux ronds, fixes, exorbités s'étaient déjà tournés vers l'élévation et cet au-delà de l'existence qu'il attendait de tout son être. Là était la brûlure de son désir.

Césaire para la direction frontale que voulut prendre Léandre quant aux évènements concernant Andrea. Il écarta son bras avec autorité, indiquant à son neveu de s'avancer vers la salle où il était d'usage de prendre le repas. C'était une pièce inhabitée qui remplissait pourtant bien des fonctions. L'évêque de Poléon y recevait ses visites officielles aussi bien que ses rares intimes, il y prenait ses repas seul comme accompagné, et y écrivait ses sermons à la lumière d'une cheminée, au-dessus de laquelle siégeait un imposant Christ en croix.

Léandre marcha, les mains jointes dans le dos, empruntant une allure plus assurée qu'il ne l'était, jusqu'à cette sculpture de stuc à la peau maladive, grisâtre et luisante. Son regard glissa de la main déchirée jusqu'à l'épaule, affaissée par le poids du supplicié, où les os devenaient saillants comme ceux d'un mort. L’œuvre ne pouvait cependant pas se targuer d'être de bonne facture. Plusieurs détails grossiers en gâchaient la réalisation : mal centré, il semblait que la partie gauche, celle-là même tournée vers l'agonie et la passion, souffrait d'une disproportion avoisinant le grotesque, alors que le flanc droit du fils de Dieu s'étirait dans une petitesse risible. Certains traits anatomiques se trouvaient mal représentés – comme la symétrie du bassin ou, ici, la jambe trop courte –, mais c'était avant tout la face du crucifié qui signait magistralement l'incompétence de l'artiste. Aucune expression n'y était identifiable. Le Christ passait pour benêt, là, avec sa face blême, sa bouche ouverte, ses sourcils levés et ses yeux mi-clos, planté au-dessus de cette cheminée, témoin malheureux et passif des sinistres repas de l'ascète.

Pour cette pénible besogne, il était assisté de deux grands tableaux peints à l'huile, que la lumière noircissante abandonnait d'année en année. Bientôt, se disait Léandre, les teintes pourpres des drapés et les profondeurs obscures du décor rocheux se seront confondus, et il ne restera plus qu'un corps de vieillard crucifié à l'envers ici, à droite, et à gauche, léchés de bleu nuit, le halo grisâtre de la Vierge, la nudité de sa main et celle des bras potelés de l'enfant qu'elle porte. Des œuvres dont la médiocrité serait facile à démontrer si l'on s'en donnait le temps. C'étaient pourtant les seules images d'art admises en cette demeure. Des reliques sans talent, outils d'adoration.

Léandre sentait le regard et la présence de son oncle dans son dos. C'était un regard total qui pesait sur les épaules et ne s'en tenait pas aux apparences et autres textiles qui recouvrent l'intimité des secrets aveugles à la raison. Et il respirait fort, comme s'il eut été de son devoir d'aspirer à lui tout l'air de la pièce et de le purifier d'un séjour dans sa poitrine. Un souffle de noyé, avec quelque chose dans le nez qui rendait ses expirations persiflantes. L'âge, sans aucun doute.

« Imaginez-vous, mon neveu, une mère et que ce soit ici votre fils crucifié. Voyez avec quelle beauté les desseins du Très-Haut atteignent l'intelligence et le cœur des hommes. »

Léandre n'était pas certain d'accorder quelque beauté au plâtre approximatif, ni au deuil d'une femme qui enterrera son enfant. Aussi resta-t-il silencieux.

« Quelle pureté... »

Il entendit son oncle s'éloigner dans un froissement de soutane, suivi du grincement d'une chaise que l'on tire.

Léandre perçut la menace de l'attente, et lui offrit le seul dénouement possible. Il se tourna et approuva, en serrant les dents, l'assertion sur la Vierge. Césaire eut un mouvement de la tête très lent, où il ferma les yeux en arquant ses sourcils délicats : c'était ainsi qu'il recevait la soumission. Pourtant, ce n'était pas cette expression de victoire doucereuse que Léandre redoutait le plus à cet instant, mais bien la rémanence, sur ses traits, du front et de la bouche de sa mère.

Dans un geste faussement ample, l'évêque invita son neveu à prendre place à sa droite et Léandre obtempéra, espérant chasser son trouble. L'ecclésiastique poursuivit une fois assis :

« C'est le destin duquel toute femme du commun doit s'inspirer. Il existe d'humbles saintetés dans le mariage et la maternité que la Vierge guide avec piété, comme Elle guide avec ferveur le règne chaste et bienheureux de notre sainte Impératrice.  »

Césaire se signa avec déférence, et Léandre inclina la tête, comme il était d'usage de le faire lorsque le caractère sacré de l'Impératrice était solennellement évoqué.

« L'Empire a besoin du regard juste et miséricordieux d'une vierge mère en ces temps à la moralité troublée. »

Si l'Impératrice tenait son pouvoir de droit divin, et si une seule et unique religion était tenue pour officielle sur les terres de l'Empire, son assise ne jouissait pas d'un pouvoir aussi implacable qu'elle aimait le faire croire. Car l'Empire n'existait nulle part ailleurs qu'ici, à Poléon, sa capitale. Le reste du vaste corps étatique s'organisait en provinces fédérées, régies par une noblesse qui, à plusieurs égards, était aussi royale, si ce n'est plus, que la figure souveraine consacrée. Autant de princes pour un seul dieu, tout cela devenait de la politesse. Sauf ici, bien sûr. Ici, tout était affaire publique. Foi et maintien de l'ordre s'étaient épousés sous l’œil bienveillant d'une vieille mère qu'on appelait morale et qui recevait, en sous-main, l'or de la couronne. Cependant, le visage penché sur le bénédicité qui tombait de sa bouche, Césaire était persuadé de ce pouvoir religieux et convaincu de l'universalité du rôle qui était le sien. Un authentique croyant, sincère dans sa foi jusqu'à la douleur. Ignorait-il tout à fait qu'il était le seul de son espèce ? Et pouvait-on, d'ailleurs, véritablement parler de foi, lorsque plus aucune question ne nourrit de dialogue, et lorsqu'il ne reste qu'une certitude apprise par cœur, répétée encore et encore jusqu'à ce quelle devienne solide, tranchante, impitoyable, et enfin, jusqu'à s'en mordre la chair et s'en rompre le dos ?

L'entrée fut bientôt servie, et avec elle se répandit dans l'air une odeur sèche et âcre. Son oncle reprit le chapitre des femmes où il l'avait laissé :

« C'est ce qui rend les relations entre les sexes si difficilement harmonieuses. Lorsqu'un homme rencontre une femme, c'est un animal qu'il rencontre. Un être sauvage, immature, étranger aux affaires de l'esprit. Enfant et femme partagent cette animalité primaire qu'il nous faut, avec patience, bonté, mais aussi avec poigne et discipline, amener à la conscience de Dieu. Par l'éducation pour les enfants, et par un chemin qui leur est naturel lorsqu'ils croissent et deviennent hommes. Par le mariage et l'enfantement pour les femmes. C'est un devoir que l'homme doit à Dieu comme il le doit à la créature femelle : l'épouser et en faire une mère. Un devoir d'évangélisation, si l'on y réfléchit. Sans cela, nous les condamnons à demeurer lascives, immorales, et si facilement égarées par les œuvres du diable. Leurs âmes sont notre responsabilité. »

Sa fourchette crissa contre la vaisselle alors qu'il montait un anchois piqué jusqu'à l'ourlet de ses lèvres. Il ajouta, avant de se repaître de sa prise :

« Tout comme la vôtre est la mienne. »

Léandre ne put détacher son regard de cette bouche odieuse, sèche en bas, précieuse en haut, broyant consciencieusement ses aliments comme on accomplit un rituel sordide. L'estomac soulevé, il céda de nouveau à la soumission tacite qui le clouait à cette place et entra à reculons dans le partage du repas.

Il n'y avait jamais rien d'agréable ou d'heureux lorsqu'il s'agissait de rendre visite à l'évêque de Poléon, c'était un fait bien connu et solidement unanime. Le cadre était lugubre, la conversation pénible et la nourriture détestable. Le vin servi à table était une piquette tirant au vinaigre. Il accompagnait à grand mal quelques légumes flasques et des viandes filandreuses, trempant dans une sauce brune, toujours la même, sirupeuse et écœurante. Le tout recouvert avec un excès pervers de sel grossier. Ce sel, celui de la terre, se répandait dans la bouche en un désert, y allumant une soif toujours plus pressante, désespérée. Il n'y avait guère que Césaire, habitué à ce supplice, qui conservait, des hors-d’œuvre jusqu'aux fruits secs, la faculté et la conviction de débiter ses sermons. Comme si le repas eut été une épreuve de sélection divine. Parlera qui pourra.

Léandre, lui, ne pouvait pas. Le sel piquait sa langue avec trop de férocité alors qu'il achevait à grand mal ce pain de poissons sec. Aussi se contentait-il d'observer la vaisselle vide et abâtardie par le temps. Assurément, son oncle, en s'élevant dans la hiérarchie de Dieu, avait renoncé à sa place dans celle des hommes. Le clergé avait effacé la noblesse de son sang.

Le silence fut rompu quand arriva le plat de viande.

« Nous parlions des femmes, mais je ne vous ai pas demandé : comment se porte votre épouse ? J'ai entendu certaines choses à son sujet. »

La conversation poursuivait sa glissante entreprise. Léandre vida de moitié son verre de vin, grimaçant, alors que le mauvais alcool lui râpait la gorge.

« Des choses, dites-vous ?

– Elle aurait, de nouveau, quitté quelques temps le foyer conjugal ?

– Oui, elle s'est rendue chez ses parents. Sa mère était souffrante. »

Les sourcils étrangement délicats de Césaire se rejoignirent, traquant le mensonge.

« Elle s'est bien remise, fort heureusement.

– Grâce à Dieu, asséna l'ecclésiastique, comme s'il n'existait aucun autre bonheur possible. 

– Grâce à Dieu, répéta son neveu. »

Le couteau de l'oncle grinça contre l'assiette alors qu'il s'employait à découper la viande maigre. Il y eut un silence pendant lequel Léandre ne se sentit pas autorisé à bouger. L'odeur de la sauce grasse était vomitive.

« Des projets d'enfantement ? »

La nausée lui battit au bord des lèvres. Voilà le sujet qu'il aurait voulu s'épargner : celui de l'héritier du duché de Primaël. Un point de plus en plus difficile à différer aux yeux du monde, plus encore à ceux de l'oncle. Léandre avait une conscience cuisante du regard que l'épiscopal faisait peser sur lui. Un regard scrutateur qui avait l'insistance du berger supervisant son troupeau, surveillant chaque bête, isolant les animaux galeux, les marquant du trait rouge de la honte. C'en était presque une perversion, ce voyeurisme ultime et moral qui dénudait ainsi, au milieu de la salle à manger, les corps et les âmes jugés malades. Mais il fallait répondre. Malgré l’inflammation de ses joues, malgré sa langue endolorie et alourdie par le sel.

« Toujours.

– Vous devez vous en soucier, mon neveu. Tant que la question ne sera pas réglée et menée à son terme, vous devez persister. Il est toujours délicat pour une femme d'essuyer tels échecs, comme nous le disions plus tôt, mais ne perdez pas de vue que c'est là, précisément, tout l'enjeu sacré du mariage. Devant Dieu. Si la fertilité de votre épouse ou ses compétences pour porter un enfant s'avèrent insuffisantes à remplir leur office, il vous faudra songer à la répudier. Ne soyez pas fainéant sur la question. Il n'est rien de plus sérieux ni de plus raisonnable. Certaines affaires méritent amplement que l'on mette de côté ses inclinations. »

Léandre aurait voulu, à cet instant, posséder ne serait-ce que le quart des colères brutales de son frère, et s'opposer, détruire ses paroles, les éparpiller dans un torrent.

Au lieu de cela :

« J'entends vos arguments, mon oncle. Et je les tiens pour ce qu'ils sont : avisés et bienveillants. Cela dit, je ne vois pas de raison de croire que mon épouse soit incompétente, comme vous dites, en la matière. »

Il porta un bout de viande à sa bouche et se força à le mâcher, espérant par là s'offrir plus de contenance au moment de fixer l'évêque avec une bienséance apprise. Ce dernier sembla se satisfaire de cette réponse.

« Nous pouvons donc espérer un proche baptême ? »

Le sourire de Césaire était la chose la plus sinistre et pathétique de cette maison. Tout y était faux, évidé, abandonné depuis longtemps.

Léandre s'appliqua à sourire en retour.

« Il vous serait très certainement profitable, mon neveu, de vous consacrer quelque peu à vous également. »

Césaire baissa les yeux et les muscles de son visage laissèrent glisser toute expression pour se consacrer à l'assiette encore à moitié pleine. Entre deux bouchées, il reprit :

« Vous connaissez mon opinion sur la question de la retraite. Dans votre cas, passer de nouveau un peu de temps auprès de Dieu, serait tout indiqué. Un examen de conscience régulier et une âme raisonnable dans un corps réglé vous tiendront éloigné des tares héréditaires auxquelles vous êtes exposé, ainsi que des penchants qui pourraient obscurcir votre jugement et entraver votre devoir. Ne soyez pas dupe de cela. 

– J'en demeure averti par vos soins. »

Léandre joignit à ces mots une légère inclination de la tête. Il crut à cette occasion entendre sa nuque grincer.

Sa main faisait l'aller-retour entre sa bouche et son verre, dans le silence seulement rompu par les toussotements d'un valet de pied enrhumé et le raclement des couverts contre la porcelaine. Mais il n'eut bientôt plus la possibilité d'étancher sa soif, car chez l'oncle Césaire, on ne servait que du vin à table, et qu'une seule coupe. La privation était son seul loisir.

Le repas s'acheva en silence. L'évêque ne servait jamais ni fromage, ni dessert, seulement des fruits secs trop mous ou des pastilles de menthe qu'il était de bon ton de savourer assis, contre les dossiers raides de deux fauteuils installée face à la cheminée massive. Devant la gueule noire et béante de l'âtre, Léandre faisait danser sa langue au-dessus du bonbon mentholé, tentant vainement d'en fuir le piquant. Un bonbon ou des fruits secs, pauvres récompenses. N'y avait-il qu'avec lui ou bien Césaire traitait-il chaque invité comme un enfant ? Une chose était certaine : ce piteux plaisir, pour maladroit qu'il fut, annonçait le dernier assaut.

« Je ne peux m'empêcher de songer avec compassion aux épreuves qui furent et demeurent les vôtres. Les responsabilités que vous avez endossées sans révolte ne sont pas celles que nous voulions pour vous, votre mère et moi. Vous avez été volé à vous-même, je sais bien cela. Votre position de cadet aurait pu vous assurer la voie salvatrice des ordres, dans laquelle je ne doute pas que vous eussiez trouvé la sage sérénité qui sied à votre caractère. Et vous auriez été sauvé des vices et dégénérescences qui frappent, fort justement, vous devez l'avouer, la lignée de votre père. »

Césaire posa sur son neveu un regard insistant, mais ne put le déloger de son silence.

« Pourtant, je ne puis vous soulager de ces responsabilités et, sans votre soumission à mes conseils, je ne puis non plus vous soulager de la charge de votre frère. »

Léandre s'était figé. Sur sa langue, la pastille distillait son arôme acide et glaçait sa respiration.

« Vous savez que je n'ai pas pour habitude de considérer qu'une âme puisse être corrompue au point que, par certaines méthodes bien spécifiques, il ne soit pas possible de la faire revenir à la raison de Dieu. Mais votre frère... Si vous ne faites rien, son entêtement vous perdra vous aussi. Vous ne pouvez pas l'ignorer plus longtemps en reculant davantage l'heure de prendre une décision concrète à son sujet. »

L’ecclésiastique monta deux doigts qu'il appuya contre sa tempe comme pour soutenir une douleur.

« Nous avons tous deux nos torts, mon neveu, je ne désire pas vous affliger plus que de raison. Nous avons fauté par affection filiale. C'est d'un naturel humain, néanmoins un amour filial trop grand peut se révéler immoral et contre-nature ; il peut aller à l'encontre du Très-Haut et de Sa loi. Nous avons fauté par orgueil autrefois sur cette question : l'amour de votre mère pour son fils, et notre amour pour votre mère nous ont fort mal conseillés. Et nous voilà encore à en payer le prix. »

L'oncle et le neveu adressèrent un même regard au tableau de la Vierge à l'Enfant. Un autre portrait s'était trouvé à sa place jusqu'à ce que Césaire ne décide d'effacer de sa maison tous les visages de sa sœur disparue, comme on cherche à laver une tache carmine d'un vêtement blanc. Léandre savait qu'à cet instant, le cœur du vieil évêque était tout aussi douloureux que le sien. Mais cette peine n'avait jamais su, et ne saurait jamais, être entre eux partagée. Son oncle avait choisi de s'y rendre sourd, ou du moins essayait-il de l'être. Toutes les souffrances de Clémente n'étaient-elles pas à présent confiées aux soins de Dieu qui seul jugerait de son âme ? Et n'avait-elle pas été sa faiblesse, ne l'avait-elle pas détournée par ses brisures ? Pensait-il être parvenu à échapper à son souvenir ?

« Le cœur des femmes est si corruptible à l'amour mortel et animal. Nous ne pouvons blâmer trop sévèrement votre mère de ses révoltes. Cela fait partie de la Création ; il n'y eut guère que la Vierge qui fut si pure et si sainte qu'elle supporta de voir périr l'homme qu'elle avait enfanté. Mais voyez ce que nous avons fait... Le crime impuni est une abomination. La loi divine et les lois des hommes se rejoignent à ce sujet.»

Le bonbon éclata entre ses dents.

« Et que proposez-vous ? 

– Cette nouvelle accusation est allée trop loin. Vous ne devez plus céder. Suspendez sa pension et enfermez-le loin de Poléon. Vous avez bien un petit château dans les marais primalois ? Cela ferait très certainement l'affaire. Le plus raisonnable, je vous le redit, serait que vous demandiez pour lui la Grande Mort Civile, vous savez bien que n'importe quel juge vous l'accordera. Confiez-moi cette tâche si cela vous est trop difficile. Mais vous ne pouvez plus le laisser se jouer de vous, de votre patience et de votre pardon. Votre rôle vous l'interdit désormais. »

Les yeux rivés sur la main trouée du Christ en stuc, Léandre hocha indistinctement la tête.

« Si par bonheur cette affaire actuelle devait se conclure par une condamnation, n'intervenez pas. Laissez-le purger sa peine. Faites-lui comprendre que vous ne serez plus de son côté. Faites-le comprendre à l'Empire. »

Bien évidemment, l'Empire regarderait. Et bien sûr, Léandre savait que, partageant le même sang, l'oncle et ses neveux étaient des vitrines les uns des autres. Autant que lui, Césaire souffrait de regards tacites, de reproches ouverts et de compassions hypocrites. Un duc, s'il ne pouvait pas se faire obéir de son propre frère, comment imaginer qu'il impose ses décisions entre les murs de la haute chambre du Parlement ? Et quelle valeur avaient les sermons de l'évêque de Poléon alors que son neveu enfreignait une à une toutes les limites de la morale et de la décence ?

La conclusion de l'oncle siffla comme un couperet :

« Il aurait dû mourir ce jour-là. »

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EryBlack
Posté le 10/04/2021
Je poursuis ma lecture avec... vu le chapitre, je n'ose pas dire délectation, mais c'était l'idée à la base xD
Ton écriture est d'une finesse remarquable. Quel talent ! Et, j'imagine, quel travail ça doit représenter ! Ça me donne envie de te demander : en termes de style, as-tu des inspirations précises ? La précision de tes descriptions m'évoque celle de Balzac ou de Zola, dans le genre. Je suis très admirative car je trouve qu'il est difficile, en écrivant, de choisir ce sur quoi on va porter l'attention du lecteur et de décider combien de temps on va dérouler cette marque d'attention. Cela vaut-il la peine de décrire un repas, une décoration, etc. ? Ici, tes choix sont tellement pertinents, c'est vraiment cool !
J'ai éclaté de rire, à ma propre surprise, au début du chapitre, quand le lustre est décrit comme "coulé dans un métal brut, primitif. Peut-être celui-là même qui avait servi à forger les clous du Christ." Je trouve ça tordant et ça m'a aidée à tenir tout le long du déjeuner, parce qu'il faut bien dire que Léandre n'est pas à la fête :') Le pauvre. Cet oncle tient toutes ses promesses. J'admire la justesse du ton que tu as trouvé pour lui. Ce n'est pas si facile pour moi de rendre un personnage antipathique, de lui donner sa voix propre, tout ça. C'est très réussi !
Quant à l'intrigue, contrairement à l'impression qu'on peut avoir au premier chapitre de Léandre, je trouve qu'elle avance relativement vite en fait. L'oncle sert à faire peser plus de pression sur Léandre et Andrea. Je suis très curieuse de lire la suite.
En plus, j'ai relu ton résumé et je ne sais pas si tu l'as modifié dernièrement ou si je l'ai juste mieux compris, mais j'ai enfin saisi le lien entre le prologue + parodos et ces premiers chapitres ! Vivement que les jumeaux entrent en scène, du coup. Que c'est prometteur ! <3

Quelques petits trucs relevés :
"contre les dossiers raides de deux fauteuils installée face à la cheminée massive." > installés
"Et n'avait-elle pas été sa faiblesse, ne l'avait-elle pas détournée par ses brisures ?" > Là je n'ai pas su ce que le "détournée" désignait, mais j'ai eu l'impression qu'il s'agissait de l'oncle, et donc que ça devrait être au masculin, mais je ne suis pas sûre.
"je vous le redit"

À bientôt !
C. Kean
Posté le 12/04/2021
C'est très intimidant ces compliments et j'ai toujours l'impression d'être un peu idiote à ne pouvoir répondre que « merci ». Du coup je suis bien contente que tu relances d'une question ! Il serait difficile de citer un auteur ou une autrice précises : je lis beaucoup et mes « filiations » littéraires ne sont pas toujours parfaitement consciente. J'aurai davantage envie de répondre Dostoïevski, Camus parfois, Proust beaucoup ici, d'autres comme Carole Martinez, Michel Tournier, Bernanos... Pour ceux qui m'ont beaucoup marquée et qui on sans doute marquer ma façon d'écrire également. Et parfois, on en retrouve quelques fantômes de scènes ça et là. J'aime bien ce phénomène de hantise littéraire ^^

Ça me rassure infiniment que tu parles de justesse pour le ton de ce bon vieil oncle Césaire, car j'avais peur d'avoir eu la main juste super lourde et que cela sonne caricaturale. Il l'est dans une certaine mesure, par dogmatisme, mais j'ai besoin de me garder quelques craquelures dans ce positionnement inhumain pour plus tard ;)

Et je vais corriger les coquilles que tu relèves très justement ~

Encore merci pour ta lecture et tes retours qui sont pour moi super motivants !
EryBlack
Posté le 12/04/2021
Je comprends le sentiment, ça m'est arrivé aussi de ne pas savoir quoi répondre ^^ Dans ces cas-là, généralement, je faisais le choix d'expliquer un peu les décisions que j'avais prises pour tel ou tel truc sur lequel on me complimentait. Quand on aime une histoire, on apprécie toujours d'entendre parler des coulisses, je trouve !
Merci pour ta réponse sur tes inspirations. Ce ne sont pas des auteurs que je connais très bien (certains même pas du tout). je vois très bien ce que tu veux dire par "hantise littéraire", c'est une belle image, et je trouve ça passionnant aussi de glisser çà et là, volontairement ou non, des liens vers d'autres textes. Ça me donne l'impression qu'on pourrait voyager de livre en livre en suivant ces références (dans le style, dans les thèmes... on pourrait probablement traverser presque tout la littérature comme ça !).
Oho, quelques craquelures ? Intéressant ! J'ai hâte de voir ça.
C. Kean
Posté le 12/04/2021
J'aime beaucoup cette image du voyage que tu amènes au travers des textes. J'ai souvent celle du fil d'Ariane qui me vient aussi, peut-être que le labyrinthe apporte pour moi cette re-connaissance, ce rapport aux strates. En tout cas c'est une recherche et un mouvement passionnants !
Isapass
Posté le 09/04/2021
Ouh, la torture ! Il est gratiné, l'oncle Césaire ! Il incarne à merveille tout ce que la religion a de détestable : dévotion aveugle, aucune prise de recul, bien-pensance, esprit fermé, cœur sec... Ses affirmations sur les femmes sont particulièrement savoureuses. Brrrr...
Bref, cette scène est admirablement menée, entre les déclamations de l'évêque, les mets écœurants ou secs et le malaise de Léandre, c'est génial ! C'est bien simple : on souffre avec lui.
Et pourtant, la dernière partie révèle très clairement l'impact que les frasques d'Andréa peuvent avoir sur les autorités respectives de l'oncle et du neveu, et la pression qu'ils peuvent ressentir pour y mettre un terme.
Quant à la toute fin, elle ouvre une porte vers des explications fort prometteuses !
Encore une fois, le choix de vocabulaire et de syntaxe m'ont complètement séduite : j'admire la richesse et la justesse de ta prose !

Quelques détails :
"C'est le destin duquel toute femme du commun doit s'inspirer." : c'est le destin dont toute femme...
"Bientôt, se disait Léandre, les teintes pourpres des drapés et les profondeurs obscures du décor rocheux se seront confondus, et il ne restera plus qu'un corps de vieillard crucifié à l'envers ici, à droite, et à gauche, léchés de bleu nuit, le halo grisâtre de la Vierge, la nudité de sa main et celle des bras potelés de l'enfant qu'elle porte. " : la description est savoureuse mais la longueur de la phrase m'a empêché d'en profiter pleinement. Peut-être gagnerait-elle à être scindée.
"Le plus raisonnable, je vous le redit, serait que vous demandiez pour lui la Grande Mort Civile, " : je vous le redis

A+
C. Kean
Posté le 12/04/2021
Rien ne vaut un bon déjeuner en famille, n'est-ce pas ! ^^

Merci énormément de ton retour et de ton regard sur ces quelques détails que je vais aller m'empresser de corriger ;)
Hastur
Posté le 18/12/2020
C'est un réel plaisir de retrouver Léandre et de rencontrer Césaire !

Une fois de plus, je trouve que tu fais preuve d'un superbe talent à mettre en scène un nouveau personnage, à le tailler très justement à travers une écriture qui est très fluide, très pointilleuse sur des détails qui révèlent beaucoup de leur caractère, de leurs habitudes.

Techniquement je trouve ça très fort, et je ne saurais t'apporter le moindre conseil pour améliorer quoi que ce soit.

L'ambiance glaciale est palpable. On se croirait dans un frigo. Je donnerai un note de 1 pour la convivialité de Césaire. Il a quand même tenu la conversation, ça vaut 1 point, même s'il n'était pas très aimable ^^

Il y a tout du long de très belles phrases/expression imagées qui m'ont beaucoup plus. Le portrait que tu dresses de l'Empire est très intéressant. Le fait que l'Impératrice n'est que le titre et pas forcément le pouvoir qui aille avec en dehors de la capitale.

Enfin bref, je pourrai continuer longtemps comme ça ! En tout cas, j'ai hâte de pouvoir continuer cette histoire :).

J'ai relevé qu'une seule petite erreur il me semble:
"que Césaire se proposer de sauver"
se proposait ? se proposerait ?

Bon courage pour l'écriture et à très vite !
C. Kean
Posté le 19/12/2020
Quelle note généreuse ! Je suis ravie que ce déjeuner en compagnie de Léandre et Césaire t'ait plu malgré un menu désastreux et une conversation abjecte ;)
Tes retours me touchent beaucoup et je vais m'empresser d'aller très justement corriger la coquille que tu as repêché dans les anchois !

Merci, et à bientôt ~
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