Chapitre 2 : Nounou

Hetaïre ne put s'empêcher de ressentir de nouveau un réel inconfort digestif lorsqu'elle aborda l'immense construction Post-Viriliste qui abritait l' Indispensable Cohorte. Le bâtiment, tout de béton brun, était de plain-pied mais s'étirait sur une ligne droite de plusieurs centaines de mètres. Aucune ouverture, excepté à son extrémité sud où se dessinaient les contours discrets d'une double porte en verre fumé. 

Alors qu'elle parcourait la distance qui la séparait encore de l'entrée, Hetaïre ne pouvait s'empêcher de penser à la pénible conversation qui avait mené à sa rupture définitive avec Edna. 

"Testiguard ?  C'est une blague ? " avait-elle rugi, en voyant Hetaïre empaqueter quelques affaires indispensables à son séjour auprès du sujet 735. 

Hetaïre avait prévu une telle réaction. Edna végétait depuis plusieurs mois au sein d'une unité de recherche dévolue aux perturbations du cycle menstruel. Elle soupçonnait sa concubine de se satisfaire pleinement d'un poste dans une structure de peu d'importance, sous-financée. Peu de pression et la certitude qu'une grossesse ne retarderait pas son avancement. Edna voulait un enfant et avait arrêté son choix sur Hétaïre, sans que cette dernière n'ait réellement émis son avis sur la question. C'était un sujet délicat  :  ne pas ressentir le désir d'enfant était très mal vu. Exprimer ses réserves sur le sujet en public était même susceptible d'être sanctionné. Si on pouvait, on devait. Il en allait de l'avenir de l'humanité. 

" Je sais que deux ans, c'est un peu long..., avait dit Hetaïre.

- Ce n'est pas long, c'est une éternité !  Tout ça pour être la nounou d'une paire de couilles ! 

- Les couilles qui te donneront peut-être ton bébé.

- Notre bébé."

Hetaïre avait senti la voix d'Edna se briser sur cette dernière réplique. Dans le fond, elle savait. 

C'était tout de même deux années de sa vie qu'elle s'apprêtait à passer auprès du sujet 735. Cela en valait la peine, elle en était persuadée, mais il était naturel de douter. Lorsqu'elle pénétra dans le Centre de Gestion des Semences,  elle doutait encore.

Après avoir décliné son identité à l'accueil, elle n'attendit que quelques minutes avant l'apparition de la professeure Delcomte. Elle avait assisté à un bon nombre de ses conférences dans des amphithéâtres bondés. Sur l'estrade, Delcomte dégageait une telle assurance et un tel charisme qu'Hetaïre fut surprise de constater qu'elle ne dépassait pas le mètre cinquante. Elle arborait l'uniforme argenté des cadres du Centre et, avec ses cheveux d'un gris éclatant et ses lunettes à épaisse monture blanche, elle semblait faite d'un acier inoxydable. Ce qu'elle était certainement dans le fond.

"Doctoresse Chafalos, je présume ? " déclara-t-elle. Sa voix semblait émaner depuis les tréfonds d'une caverne  ;  elle serra vigoureusement la main d'Hétaïre, qui grimaça de douleur en espérant qu'avec deux têtes de moins, Delcomte ne le remarquerait pas. 

"Professeure Delcomte, c'est un honneur. J'ai suivi tous vos cours et fiché tous vos ouvrages.

- Esperons que cela vous serve durant les deux années à venir. Mais j'en doute. Veuillez me suivre. N'oubliez pas votre sac."

Hetaïre suivit Delcomte au pas de course. Un seul de ses pas était l'équivalent de quatre foulées pour la professeure, mais cette dernière semblait mettre un point d'honneur à distancer son apprentie. Elles parcoururent une distance honorable le long du centre qui était en réalité conçu autour d'un unique couloir central. Au bout de quelques centaines de mètres, Delcomte marqua l'arrêt devant une porte blindée sur laquelle figurait un nombre argenté  :  735. 

"Doctoresse Chafalos, voici la cellule de recherche. Je ne vous ferai pas l'insulte de vous rappeler l'ensemble des règles que vous devrez respecter ici. Si jamais vous avez, néanmoins, un doute, adressez-vous à Inès, votre voisine du 736."

Elle marqua une pause, jeta un regard par-dessus son épaule et, ajouta en baissant lq voix  : 

"Je ne sais pas ce que l'on vous a dit au sujet de la personne qui vous a précédée. Il est certainement préférable  que vous vous fassiez votre propre opinion sur cette affaire. Je ne sais moi-même que penser. En tous les cas, gardez 735 à l'œil. Je sais que c'est votre job, quoi qu'il en soit, mais il y a "observer" et "regarder", si vous voyez ce que je veux dire..."

Hetaïre avait des doutes, mais il était inenvisageable de les formuler face à la spécialiste européenne des questions de reproduction post-grippe virile. Elle acquiesa en prenant une expression supposée exprimer, tout à la fois, son dévouement à la cause supérieure de la sauvegarde de l'espèce et sa compréhension intime d'un problème dont elle ignorait la nature. Delcomte plissa les yeux et, durant l'espace d'un instant, Hetaïre sut qu'elle avait l'air d'une demeurée. 

"Bien, doctoresse Chafalos. Nous verrons. Voici la clef du 735."

Hetaïre se saisit de la carte argentée que lui tendait Delcomte et regarda la petite femme lui tourner le dos et repartir en sens inverse avant de pénétrer dans la cellule 735.

 

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AnonymeErrant
Posté le 29/12/2020
Me revoilà !

Ce second chapitre semble montrer que tu as bien pensé l'évolution de la société suite à l'épidémie, et son impact. Les femmes dominent et vivent ensemble, ce qui amène inévitablement des interrogations. Les hommes sont-ils "condamnés" à n'être que des reproducteurs ? Evoluent-ils uniquement dans des centres ? Servent-ils volontairement de donneurs ou n'ont-ils pas le choix ? Les familles "conventionnelles" existent-elles encore ? D'ailleurs, que se passe-t-il pour ces enfants, si ce sont des garçons ? On le découvrira sans doute par la suite ^^

L'intriguant 735 va entrer en lice. Ca sent les embrouilles à plein nez !
Flammy
Posté le 27/12/2020
Je continue de trouver ta façon de décrire ton univers très impressionnante =o On en apprend petit à petit de plus en plus, mais sans que ça fasse catalogue ou trop lourd.

J'aime bien ce qu'on apprend avec Edna, il faut vouloir des enfant pour repeupler, visiblement être en couple pour cela, que l'intérêt de l'espèce passe avant les intérêts individuels. Mine de rien, ça fait plaisir de voir ce genre de situation où ce sont les femmes qui dominent et de voir justement ce qui change x)

Juste une faute de frape :

"Elle marqua une pause, jeta un regard par-dessus son épaule et, ajouta en baissant lq voix : " la
Sklaërenn
Posté le 25/12/2020
C'est triste ( mais pas étonnant si on suit le raisonnement de la société dans laquelle elle évolue ) qu'elle ne puisse exprimer clairement son non-désir d'enfant. Je ne sais pas si ça changera par la suite, on verra, mais en tout cas, elle ne se laisse pas emprisonner par une relation qui ne la satisfait pas forcément et c'est déjà pas mal.
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