Chapitre 2 : Morne plaine

Par Fenkys

Rifar se réveilla à la lueur du soleil qui éclairait son visage. Il pesta, cela ne lui ressemblait pas de paresser ainsi au lit. Surtout dans un lieu aussi inconfortable qu’un refuge oscardien. Il se leva brutalement. La douleur qui fulgura dans son crâne le fit renoncer à ce projet. L’hydromel que ce jeune blanc-bec avait fait circuler la veille s’avérait plus corsé qu’il n’y paraissait. Avec prudence, il se mit debout. Un grand éclat de rire accueillit ses gestes empruntés. Il se retourna, évitant les mouvements trop brusques de crainte que sa tête ne se décrochât. Meghare se tenait, fraîche et pimpante, derrière lui. Pendant qu’il cuvait, elle avait eu le temps de procéder à un brin de toilette. Et elle ne paraissait pas souffrir des effets de l’alcool. Il faut dire que la veille elle trempait juste les lèvres quand il vidait la coupe d’un trait ainsi qu’on l’attendait d’un homme viril « Vrai homme boit beaucoup alcool ». Eh bien, le vrai homme se sentait bien misérable au petit matin.

Ne pouvant escompter de commisération de la part de la Naytaine, il se tourna vers ses compagnes. Saalyn était absente. C’était dommage, car elle semblait la plus sympathique de toute la bande. Et Ksaten n’affichait que mépris à son égard. De toute évidence, elle n’appréciait pas les vrais hommes.

Meghare tendit une chope au caravanier.

— Buvez ça, ordonna-t-elle.

Rifar prit le pot en argile et se réchauffa les mains à sa chaleur.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

— Buvez tout d’un trait. Vous savez faire ça, vous l’avez prouvé hier. Sinon je demande à Ksaten de vous l’administrer de force.

Il jeta un regard malheureux sur la guerrière libre. Elle n’avait pas l’air bien costaude, mais si elle était à la hauteur de sa réputation, il ne doutait pas qu’elle en serait capable. C’était une stoltzin après tout. Les stoltzt étaient toujours plus forts qu’ils ne le paraissaient.

— Vous êtes le diable, maugréa-t-il.

Elle lui offrit son rire cristallin en retour.

— Je ne peux pas être le diable, le contredit-elle, tout le monde sait qu’il est blanc.

— Dans votre religion, pas dans la mienne.

Le rire de Meghare résonna à nouveau.

Pendant qu’il buvait, Rifar en profita pour détailler la jeune femme. Elle portait une tenue de voyage, conçue pour être confortable tout en protégeant des aléas de la route. Sa peau ne s’exposait qu’en de rares endroits : son visage, ses mains, et son… Pour masquer sa gêne, il avala la totalité de la potion. Celle qui avait inventé le corsage lacé était diabolique, surtout quand sa couleur crème contrastait avec la teinte sombre de sa porteuse et contribuait à mettre en valeur ce qu’il était censé cacher.

Le goût infect de la mixture lui permit de se détacher du spectacle. Son amertume était en partie attenuée par une forte quantité de sucre qui la rendait écœurante. Devant sa grimace, elle rit de nouveau.

— On fait moins le fier, monsieur le caravanier, se moqua-t-elle.

— Ça a un goût de pisse de cheval.

— Oh ! Désolée ! Si vous la sentez, c’est que j’en ai trop mis. Quand même, je suis surprise que vous en connaissiez le goût.

Devant son air déconfit, elle ajouta :

— Je plaisante. Je n’ai mis que des herbes dans cette décoction.

Elle lui reprit la tasse avant de retourner à ses occupations. Rifar la regarda s’éloigner. Sa tenue de cavalière ne mettait pas sa silhouette en valeur, mais elle semblait bien faite. Elle disparut dans sa petite pièce.

En tout cas, son remède paraissait efficace. Sa tête avait cessé de le lancer et ses idées commençaient à s’éclaircir. Il sortit du bâtiment pour aider ses hommes à préparer le convoi.

Ils venaient à peine de harnacher les chevaux qu’ils entendirent des grincements de roues qui s’arrêtaient devant le refuge. Rifar n’y porta pas attention – le tabou qui entourait ces lieux constituait la meilleure des protections – jusqu’à ce que des éclats de voix lui parvinssent. Il laissa la suite des opérations à Dalbo pour aller voir ce qui se passait. Deux gardiens lui emboîtèrent le pas au cas où il y aurait du danger.

Contournant l’écurie, ils arrivèrent sur la route. Une escouade de soldats oscardiens prenait à partie Ksaten et ses compagnes.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il à la guerrière libre ? Je croyais que vous étiez occupées à ranger vos affaires.

— Ces hommes ont d’autres idées sur la question, répondit-elle.

Le plus gradé aboya un ordre et bouscula la stoltzin. Bien qu’il ait utilisé la langue locale, ses intentions étaient claires. Heureusement que Rifar pratiquait cette route depuis longtemps, il connaissait leur dialecte.

— Que reprochez-vous à ces femmes ? demanda-t-il.

— Nous avons surpris ces femelles sans hommes.

De toute évidence, Dercros était considéré comme quantité négligeable.

Rifar jeta un coup d’œil circulaire. Il découvrit le chariot dont les essieux mal graissés avaient attiré son attention. À l’arrière, dans une cage, il transportait trois femmes et un homme.

— Elles ne sont pas seules, objecta Rifar.

— Elles vous appartiennent ?

Le caravanier ne répondit pas. À la place, il avança de quelques pas, ce que le sergent traduisit par un oui. À l’attitude renfrognée de Ksaten, il découvrit qu’elle comprenait la conversation. Mais elle eut l’intelligence de ne pas intervenir. Ils jouaient leur vie. Le regard de Rifar se perdit au loin, vers l’horizon nord, au-delà de la route. Soudainement, il prit sa décision. Sous l’œil ébahi du sous-officier, il se débarrassa de ses armes. Il commença en détachant son ceinturon avec sa dague, puis le coutelas caché dans la tige de sa botte et donna le tout à un coéquipier. Puis il avança vers le sergent, les bras écartés.

— Les refuges constituent des sanctuaires, expliqua-t-il en marchant. Sur cette route, leur inviolabilité est assurée par la Nayt et l’Yrian.

— Cette route traverse l’Oscard, riposta le sergent, nous seul pouvons y faire respecter la loi.

— En extirpant ces personnes du refuge, vous avez rompu les accords signés entre la Nayt et l’Oscard. Dès que j’aurai atteint la frontière, j’expliquerai à la garnison ce qui s’est passé ici. Et malgré le peu d’importance de ces femmes, le royaume ne pourra pas faire autrement que de réagir. Parce que voyez-vous, pour la Nayt, il est inadmissible que l’on puisse fouler au pied ses traités. Et pour la Nayt aussi, il est indispensable que les voyageurs puissent circuler en toute sécurité sur cette route. Son économie en dépend.

Tout en parlant, Rifar avait continué à marcher, au point d’atteindre le sergent. Mais il ne s’arrêta pas, poussant sa progression jusqu’au bord de la route. Il se retourna alors pour refaire face à ses interlocuteurs. Tout le monde semblait surpris par son comportement. Sauf Saalyn étrangement qui esquissa un sourire bref.

— Et quand après avoir pillé la capitale, les troupes de la Nayt rentreront chez elles, le roi d’Oscard va certainement rechercher à quel connard décérébré il doit ces représailles.

Devant l’insulte, le sergent devint rouge vif.

— Répète ce que tu as dit, hurla-t-il.

— Quoi donc ? demanda Rifar. Connard décérébré ?

— C’est moi que tu traites ainsi ?

— Tu vois un autre connard dans le coin ?

— Soldats ! Attrapez cet homme.

Sans attendre qu’ils lui tombât dessus, Rifar se retourna et s’élança dans la steppe, entraînant la majorité de l’escouade derrière lui.

Soudain, la plaine se déchaîna. Surgissant de toute part, les bawcks se jetèrent sur les envahisseurs et les massacrèrent. Quelques-uns tentèrent bien de se défendre, mais inférieurs en nombre et en pratique ils ne faisaient pas le poids. Seul Rifar, qui ne portait pas d’armes, fut épargné. Il put rejoindre la route sans encombre. Les quelques Oscardiens qui étaient restés auprès de leur chef furent rapidement maîtrisés par les gardes de la caravane ainsi que par Ksaten dont la réputation n’était pas usurpée et contre toute attente par Saalyn. Cette dernière avait tiré de son paquetage une magnifique épée de bronze qui ne faisait certainement pas partie de l’équipement standard des troubadours et dont elle se servait avec un art consommé. Un instant, il se demanda si elle n’était pas, elle aussi, une guerrière libre.

Le combat terminé, Saalyn s’approcha du sergent qui regardait, hébété, les restes de sa garnison anéantie.

— Connard décérébré, lâcha-t-elle, le mot est bien choisi. La Grande route de l’est ne traverse pas l’Oscard, elle en constitue la frontière. De l’autre côté, c’est le Chabawck. Et les bawcks ont trop souffert des invasions pour en tolérer même une petite.

Elle arracha une touffe d’herbe pour essuyer sa lame.

— Vous savez, reprit-elle, les bawcks peuvent se montrer très patients. Mais un jour, ils en auront marre de vos bêtises. Et ils y mettront fin de façon définitive. J’espère pour vous qu’alors vous saurez courir vite.

Rifar rejoignit Ksaten qui tenait toujours son épée à la main.

— Elle a l’air sacrément furieuse, remarqua-t-il.

— Par le passé, elle a déjà eu affaire à un tel pays qui méprise les femmes, expliqua-t-elle. Elle en a gardé des souvenirs pénibles.

— J’avoue que le comportement des Oscardiens parait inimaginable pour un Yriani.

Ksaten le toisa d’une manière qui le fit se sentir tout petit, bien qu’il la dépassa d’une courte tête.

— Ne faites pas le coq, le réprimanda-t-elle, il y aurait aussi beaucoup à dire sur l’Yrian.

— Mais mon pays traite les femmes à l’égal des hommes, se défendit-il.

— Alors pourquoi n’y a-t-il jamais eu de roi femme ? Ni ducs ni conte d’ailleurs. Même pas un simple baron ?

— Parce que…

L’expression revêche de la stoltzin le dissuada de continuer dans cette direction. Il savait qu’il avait tort, mais il n’était pas prêt à l’admettre. Il préféra battre lâchement en retraite plutôt que d’argumenter.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez