Chapitre 2 : Certaines personnes méritent juste de mourir

Notes de l’auteur : TW : ce chapitre aborde le sujet du viol (sans description explicite) et du victim blaming. Il ne reflète pas la pensée de l’auteure.

Le bruit de la porte qui se referme semble sourd à ses oreilles bourdonnantes. Elle ne veut pas. Elle ne fait rien. Elle est sidérée. Tout semble se dérouler autour d’elle comme à travers le hublot d’une machine à laver. Cette main sur son poignet. Ces yeux sur elle.

Alors c’est ça. La cruauté de l’homme égoïste aura décidé de descendre sur Terre un samedi froid de janvier. Simplement pour elle, qui n’en vaut pas la peine. Le pessimisme foudroyant de Gwen n’aura pas suffit à la protéger de ceux qui sont pires que les démons de ses belles histoires. Elle ne fait pourtant pas confiance à l’espèce humaine. Alors comment s’est-elle retrouvée là ?

Elle ne veut pas. Elle ne fait rien. C’est sa faute, après tout. C’est sa faute d’être venue alors qu’elle se doutait bien, au fond, de pourquoi Josias voulait la voir. C’est sa faute de ne pas être partie, de ne pas avoir couru, de ne même pas vraiment avoir dit non. Après tout, c’est son ancien petit copain, alors elle est forcément d’accord.

Qui est ce masque beige et brun qui dirige la pièce ? Qui est l’ombre rougissante qui est aussi sur la scène, et qui ne semble que vouloir en partir ? Quel est cet endroit branlant et nauséeux qui tangue sur le roulis inlassable d’une mer silencieuse ? Elle ne veut pas. Elle ne fait rien.

Sa jupe qui vole au vent dans la rue presque déserte. Ses pupilles éblouies par la lumière du soleil.

C’est fini ?

Elle est dehors, mais elle ne sait pas comment. Elle est seule, mais elle ne sait pas pourquoi.

C’est fini.

Gwen marche comme un automate sur le trottoir gelé. Elle longe les rails du tramway, qui devraient la mener jusqu’à chez elle. Quelques passants fatigués la frôlent sans sembler la voir. Le ciel est gris, l’écharpe trop légère pour la morsure de l’hiver.

Ses doigts engourdis peinent à manipuler ses clés. Lorsqu’elle entre, la chaleur lui fait tourner la tête. Elle retire ses chaussures comme dans un rêve, et les pose dans le meuble de l’entrée. Ses jambes lui font mal. Peut-être a-t-elle beaucoup marché. Elle se sent malade. Son front est brûlant. Son ventre gargouille.

Son manteau tombe au sol avec un bruit mat. Son écharpe, sa veste, sa jupe, son polo. Son reflet semble embrumé. Elle cligne des yeux. Elle retire ses sous-vêtements avec une grimace. Elle allume l’eau. Le bruit continu du jet l’apaise. Elle ferme les yeux, et se laisse recouvrir du liquide ruisselant.

Gwen. C’est le nom de cette fille qui hoquette et convulse en attendant que la mort la trouve. C’est le nom de cette créature qui voudrait hurler jusqu’à s’en arracher les poumons. Sa gorge est serrée. Ses entrailles se tordent dans son ventre. Une main invisible déchire son abdomen, écarte ses côtes. Gwen manque de s’évanouir dans le marécage bouillonnant de sa salle de bain.

Elle coupe l’eau, et s’enroule d’une serviette. Elle appuie sa tête et son épaule sur le mur humide. La nausée ne part pas. Elle enfonce ses ongles dans ses bras pour garder un semblant de lucidité. Elle ouvre la porte pour faire sortir le brouillard.

Gwen est allongée dans son lit, la faim au ventre mais l’estomac vide. Impossible d’avaler. La nausée ne part pas. Elle observe les traces laissées par les étoiles fluorescentes de son enfance. Ce n’est pas possible. Elle va bientôt se réveiller. C’est un cauchemar réaliste et douloureux.

Elle regarde son téléphone sans vraiment savoir quoi faire. Elle parcourt ses réseaux sociaux sans savoir ce qu’elle cherche. Pas Josias. Elle ne veut surtout pas voir Josias. Et c’est là qu’elle apparaît. Lucine, scintillante, magnifique. Elle porte une robe rouge assortie à ses lèvres. Sa manucure est parfaite. Elle est sur un balcon, dans une pose qui semble naturelle. Elle tient entre ses doigts une flûte probablement emplie de champagne. Son regard est perdu dans l’horizon, mais elle semble plutôt triste. Les commentaires sont divisés entre compliments sur sa beauté et inquiétudes pour cet air mélancolique.

Gwen n’arrive pas à se détacher de cette photo. Elle est en colère, elle est triste, elle est envieuse. Pourquoi la vie des autres a-t-elle l’air si parfaite ? N’aurait-il pas mieux valut qu’elle joue le jeu, qu’elle reste auprès de Lucine lors de sa descente dans les enfers de la popularité ? Qu’elle profite des autres, elle aussi, avant qu’ils ne profitent d’elle ?

Lucine vient de poster quelque chose d’autre. Sur un fond d’un rose vif et recouvert d’ignobles petits cœurs, une seule phrase se détache.

« Certaines personnes méritent juste de mourir. »

Gwen s’assoit dans son lit. Une telle noirceur est inhabituelle de la part de Lucine. Bien sûr, tout cela n’est qu’une mise en scène. Quelques mots vagues qui ne visent rien ni personne en particulier, pour pousser ses admirateurs à faire des conjectures. Chacun peut se sentir proche d’elle, avoir l’impression qu’il la connaît, puisqu’il semble capable de deviner à qui elle en veut, et pourquoi. Le plus probable, c’est qu’elle vient de rompre. Quel meilleur moyen de faire passer son ex pour un connard ? Enfin, Gwen ne sait rien de cette relation. Peut-être est-ce vraiment un connard. Ou peut-être sera-ce un nouveau mort-vivant, errant sans but et sans une étincelle de vie dans les couloirs du lycée.

Pour une fois, Gwen et Lucine sont sur la même longueur d’onde. Certaines personnes méritent juste de mourir. Alors Gwen pose son téléphone et se lève. Est-ce qu’elle mérite de mourir ? Probablement, mais moins que cet enfoiré.

Un fil, une aiguille, des chutes de tissu. Elle se pique moins que la première fois, mais cela reste difficile. Ce n’est pas comme si elle avait appris à coudre. Une tête, un corps, des bras et des jambes, qu’elle fourre avec un vieux foulard pour leur donner du volume. Elle y croit à moitié. Elle sait que, la dernière fois, sa poupée vaudou n’a rien changé. Gwen improvise complètement. Elle n’a pas envie de passer des heures à se renseigner sur des méthodes, des formules magiques, des pentacles… que les autres inventent probablement tout autant qu’elle.

La silhouette verte qu’elle tient entre ses mains n’est pas une grande réussite. Elle est trop plate, et elle ne ressemble absolument pas à quelqu’un en particulier. Gwen découpe une section de ruban, la coud au flanc de la poupée, et y inscrit soigneusement en lettres majuscules « J – O – S – I – A – S ». Elle observe un instant son œuvre, et se sent stupide. Il y a toujours ces instants de décalage entre ses rituels et sa raison. Si quelqu’un la voyait, il la trouverait complètement folle.

Puis ces doutes s’évanouissent. La nausée revient, et la haine avec elle. Gwen brûle d’un feu dévorant, d’une rage explosive, d’un désespoir destructeur. Elle répand un peu du parfum de Lucine dans la pièce. Cette habitude lui est devenue aussi indispensable que les bougies. Des larmes coulent sur ses joues, un cri rauque se coince au fond de sa gorge, et le frémissement survient. Ce frémissement qui la persuade qu’il se passe réellement quelque chose. Comme si elle avait connecté avec une partie invisible de l’univers. Elle supplie mentalement tous les démons dont elle ne connaît pas les noms de lui venir en aide.

Puis elle se déchaîne. Elle pique, transperce, brûle. Elle démembre, mord, déchire.

« Souffre longtemps avant de mourir. »

Elle manque de mettre le feu à son parquet, ce qui la sort temporairement de sa folie meurtrière. Elle observe la créature de tissu. Elle est éventrée, en morceaux. Un prêté pour un rendu.

Gwen se sent soulagée. Elle éteint ses bougies, range les restes de la poupée dans son tiroir, et retourne s’allonger.

Une sensation étrange la parcourt. Elle est encore sonnée par cette journée hors du temps. Ses mains tremblent sans qu’elle sache pourquoi. Ses yeux pleurent à intervalles réguliers. Elle pense à Lucine, à sa vie parfaite et enviable. Elle pense à Josias, puis le chasse de son esprit en hurlant. Elle pense à l’autre garçon qui était là, le frère de Josias, dont elle n’a pas retenu le nom. Pourquoi ne l’a-t-il pas aidée ? Elle ne mérite pas d’être sauvée.

Elle erre encore quelques heures sur son téléphone, s’abreuve de l’amour que tant de gens donnent à Lucine. Elle se perd dans les méandres des souvenirs enfouis. Lucine en maillot de bain sur une plage. Lucine au parc d’attraction avec ses amies. Lucine en salopette, qui repeint sa chambre. Lucine à Rome, à moitié ivre. Lucine qui boit un milk-shake dans le café devant le lycée. Lucine qui fait un câlin à un mouton hébété. Lucine toujours merveilleuse, toujours souriante, toujours rigolote et créative. Aucune photo d’elles deux. Elles étaient trop jeunes la dernière fois qu’elles ont fait quelque chose ensemble.

Gwen est tentée de réagir, de laisser un commentaire, une trace quelconque de son existence. Mais elle a trop honte. Elle ne peut pas faire ça. Elle imagine le mépris sur le visage de Lucine, au moment où elle apercevra toutes ces notifications. « Gwen a réagi à une publication vieille de trois ans. »

Impossible.

Gwen finit par s’endormir sur son téléphone. D’étranges rêves viennent la secouer.

Elle est perdue en mer, sur un radeau tissé de draps. Elle se rappelle soudainement que ce n’est pas censé être étanche. Le radeau coule, elle se noie. Lucine est une sirène aux écailles irisées. Elle ne viendra pas la sauver. Des algues s’accrochent aux pieds de Gwen, et leur contact est insupportable. Elle commence à manquer d’air.

Elle est assise dans un canapé si moelleux qu’il est complètement impossible de se relever. Josias est en face d’elle, il la regarde. Il lui propose du thé mais ne bouge pas d’un millimètre. Elle est recouverte de coussins. Elle ne peut pas bouger. Elle étouffe.

Elle est dans un salon de coiffure. Lucine peigne ses cheveux. « Ne t’inquiète pas pour ça. » répète-t-elle sans cesse. La sensation est agréable, mais Gwen se sent vulnérable. Elle ne lui a pas demandé de la brosser. Elle ne lui a rien demandé. Mais Lucine est là, à lui dire qu’elle va s’occuper de tout. Dans le miroir, Gwen n’a pas de reflet. Lucine est seule, à peigner le vide d’un air songeur.

Gwen se réveille en sueur. C’est le milieu de la nuit. Elle réalise avec horreur que cette journée s’est vraiment déroulée, et qu’elle fait maintenant partie du lent et laborieux cours de sa vie.

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petite_louve
Posté le 27/12/2020
Ohlalala ! Quelle suite !

Ta plume est vraiment agréable à lire ! C’est toujours aussi fluide et c’est un véritable plaisir, bien que le sujet soit difficile.
Le viol est abordé de manière juste et dans le début des conséquences psychologiques. J’espère que Josias va effectivement beaucoup souffrir ! Et que Gwen finira par en parler !

Je lis la suite dès que possible :)
Aline Prov
Posté le 27/12/2020
Hello !

Merci beaucoup pour ton passage et ton commentaire. Je suis contente que ça te plaise :3

C'est un sujet qui me tient à coeur, et j'essaie de l'aborder de manière à montrer les conséquences et à sensibiliser un peu les gens sur les formes que tout ça peut prendre.

Pour ce qui est de la suite, je ne vais évidemment rien dévoiler, mais on va bien sûr entendre encore parler de Josias ;)
Sklaërenn
Posté le 26/12/2020
Arf la pauvre :'( elle à vécu un moment super dur, quelqu'un va se rendre de sa souffrance ou pas ? J'ai d'autres questions, mais je verrai par la suite ahah. En tout cas Josias est une ordure.
Aline Prov
Posté le 26/12/2020
Hello à nouveau !
L'histoire n'est en effet pas partie pour être très drôle, mais la souffrance de Gwen va bien sûr jouer un rôle pour la suite ;)
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