CHAPITRE 2

Par Taranee

PRESENT : SOÖ

 

            Soö jeta un regard glaçant à l’équipe d’informateurs qu’il avait envoyé à Poralguar.

- Jio a quoi ?

- Jio est passé sur la face sciento-magique. répéta Addal calmement sans tenir compte du ton menaçant du maître de la guilde.

- À quoi joue Nowise ?! Que s’est-il passé, comment l’avez-vous su ?

- Nous avons surveillé Jio pendant une semaine. Un matin, il est sorti avec le Duc et se sont dépêchés jusqu’aux docs avant d’entrer dans une maison. Le Duc est ressorti seul. On a attendu que la nuit tombe mais Jio ne ressortait pas. Alors on est entrés et on a… disons… interrogé la personne qui y habitait. Il - elle ? - a affirmé qu’un adolescent aux yeux très noirs était venu ici avec le Duc et qu’il avait changé de face.

Un silence s’ensuivi durant lequel tous les mercenaires présents dans la pièce se jetèrent des regards hésitants, attendant la décision du maître. Et puis, tout à coup :

- Qu’est-ce que vous attendez ? Débrouillez-vous pour trouver quelqu’un capable de le surveiller depuis la face magique ! s’exclama Soö : Faites des recherches, trouvez quelqu’un dans la semaine ou je vous promets que vous le regretterez ! Dégagez, maintenant. Toi, Addal, tu restes.

Ils obéirent.

Lorsque Soö se trouva seul avec le mage de téléportation, il soupira, regarda au loin.

- Dis, Addal. Quand tu as capturé Jio pour moi… Tu savais qu’il me causerait autant de problèmes ? Tu as toujours été perspicace alors tu devais t’en douter…

- Je ne pensais pas qu’il aurait le cran de s’enfuir. Mais il fallait vous attendre à un peu de résistance de sa part. Vous l’avez amené ici de force, après tout.

- Et je le ramènerai aussi de force, s’il le faut. Mais il faudrait que ce soit son choix. Ou du moins, qu’il le croie.

Silence.  La mauvaise-humeur de Soö était presque palpable. Les poissons s’écartaient de lui. Et puis son poing alla s’écraser contre le mur.

- Pourquoi je n’y arrive pas ? cria-t-il : Pourquoi je ne peux pas faire plier un pauvre gamin ?!

Il rit, ses yeux se révulsèrent.

- Alors même pour ça, mon père est plus fort que moi ? C’est ça ? Je suis condamné à me faire écraser encore et encore par ce salaud ?

Il jeta avec force le peigne qui maintenait ses cheveux.

- Ça ne se passera pas comme ça !

Il s’écarta de la baie vitrée, tituba jusqu’à son trône, si accrocha, frappa l’accoudoir, puis se releva, passa une main dans ses cheveux pour les remettre en arrière. Il prit une inspiration, se calma.

- Non, ça ne se passera pas comme ça.

 

PASSE :

 

            Soö forma l’arc de lumière sans difficulté et une flèche apparut dans sa main qu’il encocha. Son père eut un mouvement de tête approbateur.

- Ce n’est pas ton bâtard de frère qui aurait pu faire ça.

La flèche se planta dans le mur, à un centimètre à peine du Duc qui fronça les sourcils.

- Tu as quelque chose à revendiquer Soö ?

L’adolescent s’approcha de cet homme qu’il haïssait, cet homme, si c’en était un, qui le dégoutait.

- Vous n’avez aucun droit d’insulter Nilt.

Erlein Nowise soupira.

- Je croyais pourtant que tout rentrerait dans l’ordre après sa disparition… Mais il semblerait que ça ait empiré le problème.

- Mon frère n’a pas disparu ! Vous l’avez jeté de la maison puis vous avez envoyé des assassins à ses trousses !

Le Duc releva la tête dans un mouvement surpris. Soö porta la main à sa bouche, se maudissant intérieurement d’avoir enfin dit cette phrase à voix haute.

Cette phrase qui faisait son chemin dans son esprit depuis un peu plus d’un an maintenant et qui avait gagné en animosité, en rancœur, chaque jour que Soö passait sans son frère, sans appui, sans soutien pour survivre face à la bête qu’était son père. Disparition. Oui, c’est comme ça que le Duc lui avait expliqué le fait que son frère fût parti de la maison. Et Soö aurait pu le croire, il aurait pu rester entièrement sous le contrôle de Nowise, s’il n’avait pas vu cette scène, un an plus tôt. Cette dispute entre Nilt et son père, son frère qui quittait la maison sous les injonctions de Nowise, puis l’ordre de le poursuivre et de le tuer. Son frère n’avait plus jamais envoyé de nouvelles. Le Duc avait certainement réussi à le tuer. Et aujourd’hui, tous ces jours de retenue, ces mois de rancœur silencieuse et de travail acharné pour oublier sa situation, tout ça venait de voler en éclat à cause d’une phrase. Vous l’avez jeté de la maison puis vous avez envoyé un assassin à ses trousses ! Et pourtant, Erlein ne cria pas, Erlein ne frappa pas. Erlein rit. Rit aux éclats comme s’il n’avait jamais rien entendu de si idiot.

- Mais enfin Soö ! Regarde-toi un peu, à faire des accusations pareilles ! On dirait que tu n’as pas bien réfléchi : je ne suis pas un homme lâche, voyons, et je suis bien trop occupé avec ce genre de petites révoltes que tu mènes contre moi pour m’intéresser à des choses aussi futiles que le sort de ton frère. Allons, retire-toi ces pensées de la tête et continue plutôt de travailler.

Il avait posé la main presque paternellement sur l’épaule de son fils, mais elle était crispée et faisait mal à Soö. Sous ce geste se cachait en vérité une menace, un ordre de passer tout ça sous silence. Mais Soö ne pouvait plus nier les faits, il ne voulait plus obéir sous la menace, il ne voulait plus être soumis à son père, il ne voulait plus travailler comme une bête. Non. Il voulait se servir de ses pouvoirs, ici, maintenant. Il voulait s’émanciper. Il ne s’attendait pas lui-même au geste qu’il fit et, lorsque le pieux de lumière qu’il venait de matérialiser se planta dans la jambe de son père, les deux hommes poussèrent un hoquet de surprise.

- Qu’est-ce que tu as fait ? Qu’est-ce que tu as fait ?! s’écria le père.

            D’abord, Soö recula de trois pas, choqué, ne sachant que faire. Et puis il s’arrêta, observa la blessure de son père, le sang qui sortait de la plaie, son visage déformé par la douleur et non par la fureur, pour une fois. Et il rit. Il rit aux larmes de voir son père si pitoyable, si souffrant, lui qui avait toujours maintenu son statut de maître incontesté de la ligné, sa position inébranlable au sommet, lui qui avait maintenu la peur sur cette maison et qui se retrouvait lui-même alarmé, maintenant. Soö rit, encore et encore, et puis il s’arrêta tout à coup.

- Vous avez tué mon frère. Vous l’avez tué en envoyant des assassins à ses trousses. Vous mériteriez qu’on vous tue. Vous n’êtes qu’un déchet.

- Toi ! Espèce de petit bâtard ! Tu ne t’en sortiras pas comme ça !

Il se jeta sur son fils, lui saisit le bras avec force, essayant, peut-être de lui briser le poignet, et héla quatre des serviteurs du domaine.

- Vous deux, dit-il en désignant les deux plus jeunes, vous allez immédiatement à l’auberge noire[1] et demandez une certaine Kalina Korkozek. Dîtes-lui de venir le plus vite possible au domaine Nowise pour un travail de soutien. Et dîtes-lui qu’elle sera grassement payée ! Quant à vous, emmenez ce gosse dans une pièce sans fenêtre et empêchez-le d’en sortir.

Les serviteurs commencèrent à s’exécuter et, tandis qu’ils emmenaient Soö, le jeune homme lança, comme un défi :

- Allez-y, faites-moi ce que vous voulez, tuez-moi, si vous l’osez ! Mais je vous préviens, père : Même mort, je trouverai le moyen de vous détruire !

 

PRESENT :

 

- Ça ne se passera pas comme ça ! répéta Soö : Tu ne m’empêcheras pas d’accomplir mes projets, Erlein Nowise !

Il tomba sur le sol, les mains sur le crâne, dans cette position, il en avait conscience, il paraissait fragile. Mais Addal l’avait déjà vu dans des situation similaires, Addal ne raconterait rien. Il l’aurait tué, sinon. Soö finit par se calmer. Il se leva, pinça l’arrête de son nez, poussant une expiration, puis ses yeux violets se dardèrent sur son associé avec un éclat de sévérité.

- Addal. Je veux que tu me ramènes Jio ici. Peut importe comment, peut importe quand, tant que ça ne prend pas un an, mais je veux qu’il soit de retour ici, je le veux rien que pour moi.

L’intéressé hocha la tête calmement. Il allait le faire. Soö sourit. Il y avait ici au moins une personne en qui il pouvait avoir confiance. Alors qu’Addal commençait à partir, Soö se souvient d’une chose importante, dans sa conversation avec la jeune Maz Akëll. Il interpela son associé.

- Hé, Addal !

Le concerné s’arrêta, se retourna.

- Jio est ami avec une fille de l’autre face, une certaine Nethan. Trouve-la. Ramène-la.

- Bien.

 

[1] L’auberge noire est une ancienne taverne, sur les vieux quais de Poralguar, où se rassemblent des mages qui rendent des services peu légaux. L’assemblée de cherche pas à les arrêter, sauf en cas de problème majeur, car Poralguar a besoin d’un groupe qui fasse peur aux habitants afin de maintenir l’ordre en ville.

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