Chapitre 2

La décision avait été prise : la femme restait à l’extérieur et l’enfant serait confié à Elesi. Cette matinée avait été longue, interminablement longue. Et pourtant, pour Elder, la séance à l’assemblée ne faisait que commencer.

Trente femmes, trente hommes. Autant de visages ordinaires, aux traits aussi diversifiés qu’invisibles. Enfin, quelqu’un se démarquait. On le savait, mais on avait tant intériorisé cette différence que personne ne s’en souvenait. Elder Took.

Pour représenter les paroles des citoyens, ils avaient élu un porte-parole. Elder avait été choisi pour incarner l’image d’Elesi, ou peut-être que son destin l’avait imposé. En tout cas, sa position comme porte-parole paraissait d’une évidence indiscutable.

Pourtant, il n'attirait pas l'attention. Son visage commençait à mûrir, les joues creusées par la trentaine, des rides d’expression qui s’accentuaient, quelques mèches brunes qui rendaient son regard sévère. Modeste, serviable, altruiste, il ne se distinguait pas des autres Elesiens.

Ses discours toujours réalistes et véridiques lui avaient sans doute accordé ce statut. Des syllabes articulées, une aisance, une fluidité qui rendaient les gens amoureux de ses paroles.

Elder était le seul à la position fixe durant la semaine de l’assemblée, visualisant chaque mois de nouveaux visages. D’ailleurs, il était aussi le seul à être debout, face aux cinquante-neuf autres. Et il en voyait, des expressions affichées sur les visages. Des sourcils froncés, des lèvres pincées, des soupirs, tandis que lui gardait une apparence stoïque en tant que porte-parole exemplaire.

Mais il y avait cette élue, la seule et l’unique, qui le considérait autrement que l’image du genre idéal qu’il s’attribuait. Brune et basique, grande et inintéressante, passe-partout. Elle roulait des yeux devant ses discours qu’elle jugeait hypocrites. Elle ne le détestait pas, simplement, elle se disait que les citoyens étaient naïfs de croire en lui. Le porte-parole, ah, ah. Une bonne blague qu’elle ne trouvait plus drôle depuis longtemps. Assez joué, il était temps d’avancer. Pour ça, il fallait renier Elder, ses privilèges, son statut, tout effacer.

— Franchement, c’est fatigant cette charité. Fais pas semblant, ça me fait bien rire, moi, qu’on prône l’altruisme tous les jours pour voler l’enfant à cette femme. Mais bon, puisque monsieur Elder Took a dit qu’elle était dangereuse, on a décidé qu’elle était dangereuse. Mais qu’est-ce qu’on en sait ?

Sa simple présence suffisait à susciter de la déception dans les regards. Était-ce tant par son visage suffisant ou cette allure faussement soignée qui ne trompait personne ? Les élus s’en fichaient. Ils ne se préoccupaient que de cette contrariété de supporter une citoyenne qu’ils s’efforçaient de tolérer. Ils allaient devoir faire preuve de patience face aux propos qu’elle commençait à énoncer. Qu’Elder les sorte de là, qu’il la calme pour de bon et qu’ils puissent continuer leur débat entre personnes civilisées.

Le rôle d’Elder était de temporiser la tension qui régnait de l’assemblée avant qu’elle n’explose. Et ce dont il était sûr, il excellait dans l’art de la dissimulation. Il allait la dompter, cette Alannah Rodd.

— Je n’ai rien dit. J’ai partagé les opinions des autres. La mienne aussi, je te l’accorde, mais je n’incite personne à être d’accord avec moi.

— Sans blague ? se moqua Alannah. Pourtant, tout à l’heure, tu as sorti un long discours pour nous convaincre de ne pas laisser entrer cette femme.

— C’est mon avis. Vous avez le droit d’être en désaccord. Je vous le demande même, ne prenez pas toujours ce que je dis comme sensé. Je suis comme vous, j’ai des défauts et parfois, j’ai tort.

— Oh le menteur. Mais quel menteur. Et cette fausse modestie, j’crois que j’vais vomir.

Elder ne supportait plus ce sarcasme. Il le percevait comme son arme de défense quand elle manquait d’arguments pour rester persuasive. Elle préférait décrédibiliser son rival afin de convaincre les autres de prendre son parti plutôt que celui du bouffon de service dont le seul talent était de divertir l’assemblée. Mais ça ne fonctionnait pas avec lui. Il connaissait tout d’elle, ses mécanismes, ses stratégies, tout.

Le meilleur moyen de gagner face à elle était de l’ignorer, de la rabaisser en la reléguant au rang d’une personne inintéressante dont les discours n’étaient plus écoutés. On la censurait en lui rappelant qu’elle ne possédait pas les outils nécessaires pour légitimer son culot.

— Si tes propos ne sont pas pertinents, ça ne sert à rien d’intervenir.

— C’est simple. Tu te dis comme nous, mais c’est faux. En tant que porte-parole, tes propos ont plus de crédibilité. Donc les gens te font automatiquement confiance. Donc tu es plus écouté que les autres. Donc t’as plus de privilèges que nous, les simples petits citoyens. Tu captes ?

Celle-là, s’il pouvait la chasser de la séance, il s’en tenterait bien. Non seulement il se méfiait d’elle, après tout, les élus l’avaient déjà sanctionné. Mais en plus, il ne pouvait pas la saquer.

Il devait peser chaque mot, chaque regard, chaque comportement pour ne pas lui donner raison. Il manquerait plus que ça, qu’il la satisfasse. Il allait se contrôler et n’apporter que sa présence. Et il avait bien raison parce qu’elle dissimulait une volonté qui allait bouleverser sa vie. À moins qu’il ne parvienne à changer son destin, en commençant par se montrer discret lors de ce débat.

Finies ses opinions, finie sa personnalité. Il voulait prouver qu’il était aussi banal que les autres et que le concept de privilège n’existait pas à Elesi. Ça serait un comble, qu’une citoyenne trouble l’ordre et monte la tête des autres.

Oui, la cité d’Elesi était unique. Sous ses airs intransigeants, une anarchie régnait. Au cours des années 2100, ce qu’on appelait autrefois capitalisme s’était effondré, emportant avec lui le monde entier.

Parce qu’ils n’arrivaient plus à survivre, les pauvres avaient créé des productions clandestines qui avaient fait chuter la valeur monétaire. L’argent n’était plus que du vent. La fameuse révolution avait éclaté, celle que l’on qualifiait de tournant, détruisant les entités au nom de… De quoi déjà ? Un truc comme gouv-quelque chose ? Gouvernement, oui c’était ça. C’était il y a tant de siècles qu’on en avait oublié les termes. Tout ce qu’on retenait, c’était qu’Elesi était né à cette époque.

L’anarchie avait été décrétée pour rejeter toute forme d’élite qui contrôlerait les individus. Chacun devait être égal. Une communauté indépendante dirigée par ses propres citoyens. Adieu à tout ce qui octroyait le pouvoir à un groupe d’individus, à l’élitisme et à tout ce qui nourrissait une hiérarchie sociale.

Enfin, ça, c’était tout sauf réel selon Alannah. Elle n'avait jamais apprécié l’anarchie, et encore moins depuis qu’Elder en était à sa tête, pardon, depuis qu’il était son image. Sans doute parce qu'il avait toujours raison, en tout cas, on lui donnait toujours raison. Ce majestueux porte-parole n’était qu’un imposteur qui usait d’un pouvoir invisible et caché pour contrôler les décisions de l’assemblée.

— On ne va pas revenir sur ce sujet. On en a déjà discuté. Non seulement tu nous fais perdre du temps, mais en plus, les autres s’impatientent. Regarde-les.

Les élus assistaient à cette scène du couple qui se déchirait, roulant des yeux, leurs têtes avachies sur leurs mains, laissant échapper des soupirs, certains s’endormant presque. Plus important encore, le sort de l’enfant était en jeu. C’était comme si Alannah ne supportait pas d’être mise de côté, tandis que la population était concentrée ailleurs, son narcissisme criait pour être au centre de l’attention.

Au fond, Elder nourrissait cette fierté déplacée de se sentir supérieur aux autres quand il ne pensait qu’à gagner. Ça, c’était du vrai narcissisme. Pas celui d’Alannah lorsqu’elle balançait un sujet insignifiant en pleine crise. Le vrai de vrai, la confiance surdimensionnée, l’estime de soi, l’imbu de sa personne. S’il ne savait pas masquer sa nature, il les aurait presque méprisés.

Mais elle, elle avait tout gâché. Elle était venue faire un scandale, hurler à l’imposture, un comportement autrefois associé à l’enfermement dans les hôpitaux psychiatriques. Enfin, dans les soins spécialisés, puisqu’on ne disait plus ce terme.

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