Chapitre 2

Le système voulait que, suite aux sept semaines de stage de découverte, les enfants bénéficient tout de même de deux mois de vacances avant de démarrer leur apprentissage en octobre. Ambre comptait bien profiter de ce temps pour rattraper celui qu’elle avait raté avec sa famille. C’était la première fois qu’elle avait été séparée d’eux aussi longtemps, et même si elle avait hâte de démarrer sa formation, elle ne voulait pas manquer un seul instant avec eux. Elle avait passé pas mal de son temps libre à planifier une fête d’anniversaire pour Gabriel, étant donné qu’elle n’avait pas pu y être. Sa mère l’aida à préparer un gâteau en début d’après-midi, pendant que son père entraînait l’adolescent à la boxe, comme à chaque fois qu’il se trouvait à la maison. Richard estimait que Gabriel devait apprendre à faire face aux combats qu’il ne pouvait mener autrement qu’avec ses poings. Ambre était assez mitigée à cette idée, parce qu’elle passait beaucoup de temps à réconforter le jeune homme après ces sessions plus que musclées. Elyona ne disait rien, mais elle n’en pensait pas moins. 

Ce jour-là, même si le patriarche était informé de la surprise que préparaient les deux femmes de la maison, il ne ménagea pas le jeune blond et décréta l’entraînement terminé une fois que le garçon fut à terre, tremblant sous son propre poids lorsqu’il tentait de se relever. Ambre l’aperçut depuis la fenêtre de sa chambre, où elle était montée se changer. La petite brune laissa tomber au sol la robe qu’elle tenait devant elle face à son miroir, et se précipita dans le jardin pour soutenir le blond, désormais seul. 

— Viens Gab, c’est fini… 

L’adolescent grogna entre ses dents, gardant ses paupières fermées pour ne pas que la petite fille voie les larmes de douleur qu’il retenait de toutes ses forces. Il se releva et suivit la brune jusqu’à la salle de bains, où elle entreprit de lui passer une serviette humide sur ses ecchymoses déjà visibles. 

— Pourquoi est-ce que tu t’évertues toujours à être gentille et douce avec moi dans ces moments ?

Elle releva la tête et dévisagea le garçon en fronçant les sourcils de contrariété, gardant le silence tandis qu’elle continuait à lui tamponner l’arcade sourcilière. Il lui attrapa le poignet pour éloigner sa main de son visage. 

— Ambre… je suis sérieux. 

— Parce que c’est injuste la façon dont tu es traité. Tout ça parce que tu n’es pas son fils, mais tu as toujours été son filleul, il doit te protéger et prendre soin de toi. Pas te casser des côtes et de faire des yeux au beurre noir ! En plus je… je ne sais pas si c’est juste une impression parce que j’ai été absente, mais on dirait qu’il est encore plus violent qu’avant. Et j’ai la sensation que c’est un peu de ma faute… 

Il prit le visage de la jeune fille dans ses mains et plongea son regard bleu acier dans les yeux améthyste de la brune avant de répondre. 

— Non, tu n’en es pas responsable. Ne le pense jamais. Tu ne pouvais pas savoir qu’on a finalement la même vocation. Mais Richard est convaincu du contraire. 

— Attends… toi aussi tu fais de la musique ? On va aller à la même école du coup ? 

La nouvelle fit un choc à la jeune fille. Elle aimait beaucoup passer du temps avec Gabriel, parce qu’elle avait l’impression qu’il la comprenait, et qu’ils avaient été très proches depuis son arrivée dans sa famille. Mais avec cette information supplémentaire, tout faisait sens. Elle lui adressa un sourire de pure joie et se jeta à son cou. Malgré ses membres endoloris, le jeune homme ne se crispa pas, enlaçant la jeune fille contre lui avec affection. 

— Oui, on pourra partager encore plus de choses maintenant. Enfin… seulement si tu le veux. 

Ambre hocha vigoureusement la tête et repris la serviette en main pour finir de nettoyer les traces encore sur le visage du jeune homme, avant de le laisser en lui intimant l’ordre de se faire beau pour le dîner. Puis elle se rendit dans le salon pour voir ses parents, occupés à lire. 

— Papa, maman… est-ce qu’on peut parler de ma vocation ? 

Elyona referma son livre et lança un regard inquiet à son mari, qui ne sourcilla pas. Il tourna sa page et en corna le coin supérieur avant de poser son ouvrage sur la table en répondant finalement : 

— Qu’est-ce que tu veux dire à ce sujet ? 

— Je… j’ai choisi toute seule vous savez ? J’ai vraiment fait le tour de presque tous les métiers avant de vouloir faire ça. 

— C’est vrai ce mensonge ? se contenta de demander Richard. 

— Mais… c’est la vérité ! Je trouve ça injuste de punir Gabriel pour mon choix ! 

— Ah ! Voilà de quoi tu voulais vraiment parler. Sache que ce n’est pas une punition. C’est simplement qu’il doit savoir se battre, parce que maintenant il faudra qu’il veille sur toi, puisque vous irez étudier au même endroit. 

Elle regarda son père avec un air dubitatif avant de pousser un soupir et de quitter la pièce pour aller se préparer, obéissant à sa mère. Désormais en tête à tête dans la salle de vie, Richard posa sa main sur celle de son épouse. 

— Je suis désolé d’être aussi dur avec lui, je ne veux pas que tu en souffres… Mais il doit être fort. 

— Oh ne t’en fais pas, il est bien assez fort mentalement. Je suis télépathe, je te rappelle. J’entends ce qu’il pense. Mais je n’approuve pas la souffrance physique que tu lui fais endurer. Je sais que tu n’es pas comme ça avec tes élèves, alors pourquoi est-ce que tu es aussi… inflexible avec lui ? 

— Parce que légalement, il est mon fils, et les hommes Helheim n’ont jamais été des faibles. Ce n’est pas aujourd’hui que ça va commencer. 

— Il y a autre chose, je le sais. Je n’arrive pas à mettre le doigt dessus, et c’est frustrant. On s’est toujours promis de ne jamais utiliser nos compétences l’un envers l’autre, mais dans des moments pareils, la tentation est grande. 

Richard poussa un soupir et se releva pour aller prendre une douche avant le dîner. La soirée se passa sans encombre, et la famille arbora une attitude joyeuse, qui ne laissait rien percevoir des tensions qu’il pouvait y avoir entre les deux hommes. 

Les jours passaient à une vitesse affolante, et Ambre passait le plus clair de son temps avec Gabriel pour continuer à perfectionner ses bases musicales, tandis que ses parents étaient au travail. Le soir, les deux enfants avaient une session d’exercices avec Elyona pour voir s’ils pouvaient développer davantage de compétences que celles qu’ils avaient de façon innée. Cela faisait partie de son travail, et elle était déjà assez fière d’avoir pu leur permettre d’optimiser au maximum leurs capacités. Richard testait toujours les limites du jeune homme durant les weekends, et Ambre assistait aux entraînements, observant attentivement la façon qu’ils avaient d’échanger leurs coups, aussi bien pour surveiller que son père ne franchisse aucune limite qu’elle avait secrètement fixé, que pour tenter d’apprendre en les regardant. 

À la fin de la dernière semaine d’août, la famille se rendit à l’établissement local des arts pour aider Gabriel à se réinstaller dans son nouveau logement. Maintenant qu’Ambre allait étudier au même endroit, il devait partager un bungalow avec elle. Le campus était immense et impressionnant pour la jeune fille. Il y avait un bâtiment pour la musique, un pour les arts du spectacle, un autre pour les arts plastiques, et d’autres qu’elle n’avait pas encore eu le temps de voir. Elle était encore en train de s’émerveiller sur les infrastructures devant lesquelles ils étaient passés, lorsqu’elle poussa un cri de surprise devant la maisonnette qu’elle occuperait avec le jeune homme. Entièrement faite de bois, l’ambiance à l’intérieur était assez cosy et donnait l’impression d’être dans un chalet à la montagne. Il y avait une pièce de vie avec une cuisine ouverte près de la cheminée, et un étage avec deux salles de bains et deux chambres à lits jumeaux. Une terrasse en caillebotis était installée à l’arrière de la petite bâtisse et une cabane était dressée quelques mètres plus loin dans le jardin. C’était petit mais fonctionnel, tout en étant assez grand pour qu’on ne s’y sentit pas à l’étroit. La jeune fille avait l’impression de vivre dans un rêve, et en passant devant la porte de la seconde chambre, elle poussa un cri d’hystérie. Sur l’ouverture était inscrit le nom d’Evelynn, et elle questionna l’adolescent sur la raison de sa présence sur ce campus. Il s’avérait que cet établissement scolaire prenait le terme d’art au sens large et incluait donc aussi la mode. 

Les Helheim passèrent la journée sur place et prirent congé de Gabriel avant de rentrer chez eux. Le mois de septembre passait de façon assez distordue aux yeux d’Ambre. Les semaines étaient trop lentes, et les week-ends bien trop courts. Elle n’avait d’autre occupation que de passer ses journées à s’entraîner sur sa guitare, faisant de rapides progrès qu’elle était fière de montrer à Gabriel lorsqu’il revenait. 

Arriva enfin la veille de sa rentrée, jour fatidique où ses parents la ramenèrent avec ses affaires essentielles au chalet, en même temps que Gabriel. Elle retrouva son amie assise sur l’un des deux lits de la chambre des filles. La brune se jeta au cou d’Evie et la serra contre elle de toutes ses forces. Ambre était heureuse de retrouver la jeune fille, d’autant plus qu’elles n’avaient pas vraiment pu correspondre durant l’été. Elles avaient oublié de s’échanger leurs coordonnées, et craignaient de ne plus pouvoir se voir. Intérieurement, la jeune Helheim regrettait d’avoir perdu un temps précieux à rester en retrait d’Evelynn, alors qu’elles s’entendaient si bien toutes les deux. 

— Regarde ! lui dit son amie. J’ai pensé à toi, j’ai fait plein de dessins de robes et d’ensembles pour te faire des tenues de scène ! Comme je savais pas trop quel genre de musique tu voulais faire, j’ai essayé de m’inspirer de ton style vestimentaire. 

— Wow… mais t’as pas chômé ! Moi j’ai juste appris la guitare pendant l’été, c’est rien en comparaison de tout… attends, t’as combien de cahiers remplis comme ça ? 

Les bras lui en tombaient. Evie affichait un sourire fier et rayonnant en sortant quatre cahiers remplis de croquis de son sac. En les feuilletant, Ambre voyait des annotations, des morceaux de tissus, des plumes d’oiseaux, de petites pièces métalliques, comme pour des références concernant les matériaux et couleurs que son amie désirait pour ses créations. 

— C’est trop tu crois ?

— Non, je suis sûre que ce sera parfait et que tu vas t’auto-inspirer avec tout ça. 

Elles passèrent la soirée à discuter joyeusement, jusqu’à ce que Gabriel toque au mur qui séparait sa chambre de la leur pour leur demander doucement de faire moins de bruit et de se reposer. Mais ni l’une ni l’autre n’était capable de fermer l’œil cette nuit-là. Elles décidèrent donc d’aller poursuivre leur séance de rattrapage au coin de la cheminée jusqu’aux premières lueurs du jour. 

Ambre serrait nerveusement la sangle de la besace qui lui servait de sac de cours en avançant sur le chemin du bâtiment de musique, à côté de Gabriel. L’appréhension commençait à la gagner, et au moment de passer la porte de l’édifice, elle attrapa la veste du blond et lui lança un regard de détresse. 

— Et si je n’étais pas assez douée ? Tu crois que j’aurais pu me tromper ? 

Le jeune homme la pris dans ses bras en lui adressant un sourire bienveillant avant de lui répondre : 

— Tu es déjà bien meilleure que je ne l’étais à mon premier jour. Ne t’en fais pas, ils vont t’adorer. Et si ce n’est pas le cas… eh bien les entraînements que ton père m’a donnés auront leur utilité. 

Il brisa leur étreinte et lui adressa un clin d’œil, un sourire en coin se dessinant sur son visage. La petite brune avait toujours autan peur, mais elle se sentait rassurée de ne pas avoir à affronter seule cette première journée. Elle prit une grande inspiration et passa la porte de l’enceinte, un air de détermination sur le visage. Ambre aperçut un petit groupe d’élèves qui semblaient être de son âge, et les rejoignit en souriant. Ils ne lui prêtèrent que peu d’attention, la saluant vaguement avant de suivre la responsable administrative qui appelait les «Première Année». Ils furent conduits à une salle de classe et s’installèrent calmement. La petite brune prit place au fond, près de la fenêtre, sortant sa tablette et son stylet pour prendre des notes dès que nécessaire. Le professeur principal ne tarda pas, commença par faire l’appel et nota son nom au tableau. Puis il leur donna leur emploi du temps pour l’année, énonçant les différentes matières : Anglais, mathématiques, histoire, géographie, sciences, solfège, pratique musicale individuelle et de groupe. Une heure de chaque, du lundi au vendredi. La première année était faite pour que chacun puisse acquérir les bases rapidement. 

Le soir, Ambre fut rassurée de rentrer chez elle. La journée avait été intense, les cours avaient tout de suite commencé dans le vif du sujet. Elle se laissa tomber sur le canapé en poussant un soupir, attendant que Gabriel et Evelynn rentrent de leurs cours. Elle fixait les poutres du plafond lorsque la porte s’ouvrit sur son amie, débordante de joie et de bonne humeur. Elle semblait avoir encore de l’énergie à revendre, ce qui surprit la petite brune. 

— On se voit à table, faut absolument que j’aille faire mes devoirs pour demain ! 

Comme un courant d’air, son amie monta les marches deux à deux et claqua la porte de leur chambre. Ambre poussa un soupir, encore plus exténuée par la motivation de son amie. Elle mit quelques instants à se décider à se lever, pour aller préparer le dîner. Gabriel rentra alors que sa sœur adoptive était en train de remuer la salade composée pour l’occasion. 

— Alors, cette journée ? Ça a été ? Pas trop effrayée par les cours que tu vas avoir ? 

— C’est… complet, on va dire. Il y a vraiment beaucoup de choses. 

— Tu vas t’y faire. D’ici deux semaines, tu seras prise dans le rythme et ça ira tout seul. Evie est dans votre chambre ?

— Oui, elle avait des devoirs apparemment… Et comment ça se fait que tu rentres si tard ? 

— Haha, je savais pas que tu étais ici pour me surveiller ! J’avais une répétition avec mon groupe, on a quelques détails à peaufiner avant le spectacle du weekend d’intégration des nouveaux. Tu te rappelles que cette semaine…

— On reste ici, oui, je m’en souviens. Mais je sais pas si je vais être en état de faire la fête, je suis déjà vidée… 

— T’en fais pas, ce sera pas une fête du même calibre que celle de fin d’études. Vous êtes encore jeunes, et c’est samedi après-midi. C’est plus pour vous souhaiter la bienvenue et pour vous permettre de trouver plus facilement vos marques qu’autre chose… 

La jeune fille lui sourit avant de monter ses affaires et appeler son amie pour le dîner. Evelynn englouti son repas à la vitesse de l'éclair avant de remonter dans la chambre pour finir son projet. Ambre la suivit peu après, tandis que Gabriel resta en bas pour ranger la table et s’occuper de la vaisselle. La jeune fille se jeta sur son lit après avoir enfilé son pyjama, glissant sous sa couverture. 

— Désolée, j’ai bientôt fini ! Après j’éteins la lumière, promis ! 

— Oh t’en fais pas, bâilla la petite brune. Je crois que même si je voulais, je ne réussirais pas à rester éveillée. Bonne nuit Evie, contente que tu sois si… passionnée. 

Ambre ne réalisa qu’au réveil qu’elle s’était endormie aussi rapidement. Avec le recul, elle se dit que sa nuit blanche de la veille y était sans doute pour beaucoup, et elle était heureuse d’être plus en forme ce matin-là. Elle se prépara avant d’aller petit-déjeuner et de se rendre en cours, toujours accompagnée de Gabriel. 

Pendant la pause de midi, elle tenta de s’intégrer un peu plus à sa classe. Ils n’étaient qu’une dizaine après tout, et ils aimaient tous la musique, ils devaient donc avoir des centres d’intérêts communs. Une fille de sa promotion lui adressa un sourire malicieux tandis qu’elle s’installait à leur table avec son plateau. 

— Dis… Ambre, c’est ça ? Qu’est-ce qui t’a fait croire qu’on voulait de toi ? 

— On est dans la même classe, ce serait dommage de ne pas faire connaissance, non? 

— Ouais, sauf qu’on vise la popularité, nous, rétorqua un garçon. Et vu ton… allure, ça nuira à notre image. 

— Mais si tu veux, tu peux aller nous chercher des jus de fruits ! 

— Et un dessert ! 

— Vous voulez pas que je fasse vos devoirs, tant que j’y suis ?! Mais vous vous prenez pour qui ? 

— Clairement, pour mieux que toi. Ça se voit au premier coup d’œil que tu vas être la gamine insupportable, chouchoute des profs, et bon… 

Le regard de dégoût qu’ils lui lancèrent coupa l’appétit de la jeune fille, qui laissa son plateau sur la table et se releva, quittant le réfectoire sur leurs rires puérils. Gabriel amorça un geste pour la rejoindre, mais elle lui fit un signe pour l’interrompre. Elle ne voulait pas s’abaisser à ce genre de pratiques, et elle savait qu’elle aurait sûrement pire à affronter plus tard. Elle resterait donc seule au fond de la classe, à côté de la fenêtre, et s’occuperait de ses affaires. De toute façon, elle avait déjà une amie sur qui compter. Ambre partit donc s’assoir à l’ombre d’un arbre et sortit son cahier à portées pour réviser son cours de début d’après-midi. 

Lorsque la dernière heure s’acheva, elle fut surprise de voir Gabriel l’attendre devant le bâtiment. 

— Tu n’avais pas encore une répétition ce soir ? 

— Non, la prochaine c’est vendredi. Il s’est passé quoi ce midi ? 

— Rien, c’est juste que ma classe n’est pas vraiment accueillante. Mais de toute façon, je suis ici pour apprendre, pas pour me faire des amis. 

— S’ils t’embêtent trop, je n’hésiterai pas à les remettre à leur place, tu le sais ? 

— Oui, mais je peux gérer ça. Ils ne sont pas violents, juste assez motivants pour que je sois meilleure qu’eux. 

Elle lui adressa un sourire avant de l’embrasser sur la joue. Ils rentrèrent au chalet main dans la main, et la jeune fille sentit son cœur s’alléger par ce simple contact.