Chapitre 2/3

Elle | (par Cara Federsan)

Je me relève, tente de sécher mes larmes, qui ne cessent de couler, dans la manche de mon tee-shirt à l'effigie des héros de Fairy Tail et file me préparer. Je commence le travail dans moins d'une heure, heureusement que la librairie ne se trouve pas loin.

Mon reflet dans le miroir de la salle de bains me donne envie de vomir et j'agrippe les bords du lavabo pour ne pas m'effondrer. Mes yeux sont rouges et gonflés, mon visage ne ressemble à rien, défiguré par le chagrin. Pas étonnant qu'il ait été voir ailleurs. Je me lave vite pour noyer mon malheur et me maquille légèrement, histoire de cacher la misère, mais c'est à peine si cela suffit à me rendre un peu jolie. Je revêts un jean et un haut où le dessin de Mikasa du manga « L'attaque des titans » est représenté, assez large pour dissimuler mon corps, que je ne supporte pas. Peut-être qu'elle me donnera sa force pour affronter cette journée, qui s'annonce bien morose, bien que c'est en partie pour ce genre de tenue qu'il est parti.

Tu ne fais aucun effort pour t'entretenir aussi, qu'est-ce que tu croyais ?

Sans prendre la peine d'avaler quelque chose, l'appétit totalement coupé, j'enfile mes Doc et ma veste. Me voilà devant chez moi, là où, il y a quelques minutes, j'étais effondrée à même le sol, comme la pauvre fille que je suis. Il m'a piétiné le cœur et l'âme de la même manière qu'on aurait pu me marcher dessus. Je mets mes oreillettes et lance la musique à fond sur mon téléphone, puis entame mon périple habituel de quinze minutes. Les hurlements du chanteur et les pulsations de la batterie peinent à apaiser la douleur qui me ronge. J'ai juste envie de me jeter sous une voiture pour que la souffrance s'arrête. Je sens les larmes monter de nouveau, alors je respire un grand coup pour me calmer.

Il ne te méritait pas, c'était un salaud. Tu restais avec lui, car c'était le seul qui semblait vouloir de toi, mais tu sais que ça n'allait pas entre vous.

Je me répète ces deux phrases plusieurs fois avant d'arriver devant la librairie et de franchir la porte. Le grelot qui retentit interpelle mon collègue, il lève le nez de sa revue et me salue. Je lui adresse un geste de la main et passe vite près de lui pour aller poser mes affaires dans l'arrière-boutique, sans faire attention au peu de personnes déjà présentes. Un rapide coup d'œil à la glace m'indique que le maquillage n'a pas coulé, à l'inverse de mon cœur qui se noie, c'est au moins ça.

De retour dans les rayons, j'observe un client qui scrute les reliures de chaque manga. Contrairement à la majorité des gens qui entrent, attrapent les exemplaires qu'ils souhaitent, payent et s'en vont, lui prend son temps. Il sort parfois un livre pour en caresser la couverture, comme si c'était la plus belle chose au monde, puis il le feuillette avant de le reposer. J'ai l'impression qu'il les sent en les approchant de son nez, ce qui me fait sourire. Ensuite, il en saisit un autre et s'adonne à la même pratique, tel un rituel.

Il me tourne le dos, mais je constate qu'il attrape les lanières de son sac à dos dès qu'il n'a plus de livres dans les mains, comme s'il s'y cramponnait pour ne pas tomber. Je me revois quelques années en arrière au lycée et à la fac, accrochée à ma besace de la même façon que lui, ne cherchant qu'à me fondre dans la masse pour qu'on ne m'accoste pas. Je me dirige alors vers lui pour tenter de l'aiguiller dans son choix.

— Bonjour, je peux te renseigner ?

Lorsqu'il se tourne vers moi en sursautant, je reste interdite. Même si les larmes brouillaient ma vue tout à l'heure et qu'il était de l'autre côté de la rue, je trouve qu'il ressemble étrangement au jeune homme qui observait la scène de ménage qui s'est jouée publiquement. Son visage affiche une certaine panique et il ne répond pas tout de suite. Son regard, d'un bleu intense et affolé, adoucit la gêne que je ressens et m'enjoint à poursuivre en esquissant un sourire qui se veut chaleureux.

— Tu cherches un manga en particulier ?

*

Lui | (par Elio Destrez)

C'est avec mon téléphone à la main que je poursuis minutieusement ma route en direction de la librairie que j'ai repérée. Je déteste suivre ces foutus GPS qui tournent beaucoup plus tôt que prévu dans les virages, mais ma patience finit par payer et je me retrouve nez à nez avec la vitrine. Je n'avais besoin de rien de plus que cette vue pour me permettre de calmer mon cœur, comme une forte dose de sérotonine coulant dans mes veines.

J'entre dans le bruit de la petite cloche qui annonce mon arrivée et salue le libraire d'une voix à peine audible. Je déteste ma voix, elle me complexe et me contrarie. Il y a aussi cet insupportable réflexe que j'ai de passer mes mains sur mon torse dans le but de m'assurer que je porte mon binder. Ce n'est qu'une fois cette étape vérifiée que je me dirige instinctivement vers la section manga qui, pour ma plus grande joie, est bien remplie.

À ce moment-là, tout autour de moi disparaît complètement, moi inclus. Tel un drogué, je cherche le nouveau corps dans lequel me glisser. J'aimerais que les gens soient mes déguisements, ce serait si simple, s'ils pouvaient me prêter leurs peaux comme vêtements.

Sans plus tarder, je saisis une première couverture qui attise ma curiosité et ouvre le livre à une page au hasard. Je ne me soucie de personne lorsque je niche mon visage entre les feuilles et hume l'odeur que dégage le papier. Il sent le bois, comme cette librairie où le parfum de l'encre et de la boiserie fraîche règne, semblable à un lendemain de pluie en pleine forêt. Je prends mon temps pour caresser les couvertures et m'assurer que les jackets n'ont pas été mal découpés – mon perfectionnisme est un défaut.

Je répète ces habitudes une multitude de fois, passant plusieurs livres entre mes mains tout en en mettant quelques-uns de côté. Je les ajouterai bientôt à ma collection. J'ai un rapport très intime avec les livres, je me sens toujours obligé de prendre chaque exemplaire du même tome entre mes mains pour choisir celui qui m'est destiné, comme une famille que je récolte dans toutes les librairies du monde.

Je m'agrippe une nouvelle fois à mon sac à dos lorsque mes mains sont libres et tente de me pencher vers les étagères à mes pieds. Soudain, une voix transperce ma bulle et me force à me redresser subitement, faisant volte-face.

La vendeuse. Ce n'est que la vendeuse, ne panique pas.

Je recule d'un pas pour protéger mon espace vital et dévisage celle-ci. Je ne peux pas l'expliquer, mais ses traits me disent quelque chose, ce qui est encore plus dérangeant. Mes phalanges se crispent sur les anses et je me rends vite compte que cette voix cassée, brisée, ne m'est pas inconnue. Embarrassé, je me précipite donc à répondre à sa deuxième question :

— Oh. Je. Avez-vous le tome trois de BlueLock ?

— Oui, je te le trouve tout de suite.

Ma voix est déstabilisée, elle s'éteint et me force à racler ma gorge à plusieurs reprises. Ce détail est le dernier de mes soucis puisque je me rends compte que je viens de demander un manga que j'ai préalablement acheté, il y a quelques jours.

Bravo, Aaron. Tu sais te mettre dans de beaux draps !

Je profite qu'elle ait le dos tourné – à chercher un manga que j'ai déjà – pour m'assurer que tout est en place et passe rapidement mes mains contre mon binder. Mes lèvres sont mordues par mes canines, j'essaie de trouver une solution pour me sortir de ce bourbier sans la blesser ou lui faire perdre son temps. Après tout, faire semblant, c'est mon super pouvoir.

— Tiens, le voici. Dans le même genre, j'en ai d'autres à te proposer.

C'est après quelques courtes minutes à écouter ses recommandations que je saisis la pile de mangas que j'ai mise de côté et m'échappe enfin par une infime issue.

— Merci pour les conseils. Je vais déjà prendre ceux-là.

— OK, bonne lecture.

Je resserre le tas contre moi et esquisse un petit sourire à cette amoureuse des livres, même si je suis loin d'être celui qui égaiera sa journée. Néanmoins, je pourrais toujours essayer... de dire quelque chose de gentil ?

Non, t'es carrément nul pour ça, tu vas empirer sa journée.

— Bon... bonne journée, lui adressé-je timidement.

Je ne me gêne pas à montrer par le langage de mon corps à moitié tourné vers la caisse que je souhaite m'en aller ou, plutôt, m'éloigner d'elle. Cependant, en attendant derrière les quelques personnes présentes à la caisse, je reconsidère la scène que j'ai malencontreusement surprise plus tôt avant d'arriver ici. Je renfile ma casquette du petit voyeur et observe cette jeune femme, même ses gestes inspirent le chagrin. Mon ventre se tord, plus je l'étudie, plus j'ai la sensation qu'elle va se briser d'une seconde à l'autre.

Il n'est pas bon de se mêler des affaires des autres, seulement, je ne peux m'empêcher de repenser à l'homme qui l'a précédée. Il est parti sans même la regarder, ni même concevoir que sa tristesse puisse exister et moi... qu'ai-je fait ?

Je l'ai fuie. Tout comme lui.

Les remords remontent dans ma gorge, mes doigts tapotent contre les jackets des livres que je serre contre mon torse. Peut-être qu'elle aussi éprouve cette injustice qui stagne en moi depuis si longtemps.

Comme si mon corps avait décidé à la place de mon esprit, je me précipite de nouveau dans le rayon où elle s'adonne à ranger sa livraison. Je fais mine de rechercher un titre jusqu'à progressivement me rapprocher d'elle et, enfin, après plusieurs hésitations, faire une remarque sur le tee-shirt qu'elle porte.

— Mikasa ? Je suis un grand fan de L'attaque des titans. 

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Akiria
Posté le 14/03/2023
Sur ce chapitre, j’ai une préférence pour la partie Aaron. On le découvre timide, anxieux, passionné . Par contre j’ai du mal à trouver ce côté réaliste sur la partie senteur des livres. Je ne crois pas que les mangas aient une odeur particulière surtout si on est sur des nouveautés. Pour revenir sur la 1ere partie, en terme de temps c’est un peu juste, entre le moment où lui se rend à la librairie et elle qui se prépare ca m’a l’air peu cohérent. Peut-être dire qu’elle reprend le boulot dans moins d’une demi-heure 🤷🏻‍♀️.
Akiria
Posté le 14/03/2023
Quand je parle d’odeur particulière, je veux dire différente des autres livres. J’ai bien le souvenir de l’odeur des tomes du manga the promised neverland un peu plus fort alors peut-être que c’est cela dont parle le perso…
Cara Federsan
Posté le 17/03/2023
Certains trouvent que les livres, même neufs, ont des odeurs :)
Mais le sniffage de livres existe lol

En effet, la cohérence de temps serait à retravailler
Akiria
Posté le 20/03/2023
Oui c’est vrai lol
Tac
Posté le 22/02/2023
Yo !
Heuuu... Je suis un peu perturbé par la manie d'Aaron de passer les mains sur son binder. Vu comme le bidule compresse le haut du corps, c'est difficile d'oublier qu'on en porte un :') Et je trouve que c'est plutôt contre-intuitif ; à passer les mains sur une partie du corps ça peut attirer l'attention d'autrui dessus, du coup spontanément j'aurais dit qu'il essaie de ne pas toucher cette partie de son corps, sauf quand il n'est pas en public... mais c'est que mon avis, et après tout pourquoi pas que ce soit sa manie.
Je trouve la vision du livre aussi extreêmement romantisée dans tout le chapitre (notamment le fait de sniffer les livres : y en a beaucoup qui ne sentent pas bon du tout, et ça sent rarement la forêt je trouve :') ). En revanche le fait d'observer la couverture sous les moindres coutures ça je trouve ça plutôt réaliste et je crois que ça pourrait être ça qui pourrait être mis en avant, plutôt que l'odeur qui pourrait être moins appuyée.
Aussi si Aaron est un habitué des librairies, en particulier celles de manga, il doit savoir que se planter de tome c'est pas grave, et que tant qu'il n'a rien acheté c'est pas la mort de dire "ah pardon c'était pas ce tome là je vais le ranger". Mais je trouve intéressant de le voir mis en situation ; je trouve que ses complexes et sa timidité se font bien sentir sans non plus être mal amenés dans le texte,donc c'est agréable.
J'avoue que j'ai plus de mal avec le premier personnage, qui je trouve a moins de profondeur qu'Aaron tel qu'il est écrit pour le moment ; je crois que tu pourrais plus souligner son mal-être dans son corps, nous le faire sentir plus que le dire. Ah j'ai trouvé ! Je trouve qu'Aaron on sent son mal-être, or je ne le ressens pas pour le premier personnage (je suis désolé je suis une quiche pour retenir les prénoms et j'ai pas retrouvé dans le texte le sien..). Donc peut-être plus travailler le show don't tell ? néanmoins j'ai trouvé que dans cette partie il y avait de jolies formulations. Je répète queje trouve que ce personnage a du potentiel, c'est pourquoi j'enquête sur pourquoi il me touche moins qu'Aaron.
Hâte de voir leur rencontre et ce que ça va donner :)
Plein de bisous !
Cara Federsan
Posté le 22/02/2023
Alors pour le binder, c'est tout à fait possible que cela se passe comme ça, ça arrive d'avoir ce genre de "manie", notamment à cause d'angoisses. Il arrive qu'on fasse des choses contre-intuitives :) et même en sachant qu'on le porte, on peut chercher à se rassurer en vérifiant que le torse semble assez plat.
Pour l'amour du livre, de telles personnes existent vraiment ^^
Alors en effet, c'est pas la mort de se tromper en demandant un livre. Sauf que l'angoisse qui le malmène l'empêche de se reprendre, par peur de ce que pensent les autres, par peur de s'affirmer, par peur de montrer qu'il s'est trompé. Quand parler à quelqu'un d'autre est difficile, se reprendre l'est encore plus.
Pour le personnage féminin, je prends note, c'est mon gros problème, dire au lieu de montrer…
Mais tu notes bien la différence de style entre les deux auteurs du coup ^^
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