Chapitre 2

Par Elka

Le père d’Anselm hésita sincèrement à ouvrir une bouteille de Clairette, mais puisqu’il était trois heures du matin, ils décidèrent tous deux qu’une tisane et une tablette de chocolat noir seraient plus appropriées.

Une poche de glace pressée sur son poignet, Anselm fixait la Clef posée sur la table basse du salon. La sienne. Il l’étudiait comme s’il la découvrait – après tout, elle venait juste de sortir de lui – mais c’était étrangement inutile : il la connaissait déjà. Yeux fermés, il pouvait redessiner à la perfection les arabesques qui ornaient la tige, les crans du panneton et le dessin dans l’anneau, comme une aile déployée.

Il la reprit dans sa main. Le métal argenté était tiède, et son poids rassurant. La Clef de Florence tirait sur le doré, était un peu plus petite et possédait un anneau hexagonal. Anselm préférait la sienne.

— C’est quelque chose, hein ? souffla son père.

Il ne l’avait pas entendu arriver. Etienne posa son plateau sur la table, tira le fauteuil pour se rapprocher, et passa un mug à son fils.

— Ça va mieux, ta main ?

— Ça va, je ne mourrai pas de honte en me présentant avec une entorse.

Son père rigola, mais Anselm était sérieux. Se blesser au moment le plus important et fort de sa vie d’Arkan, non merci. Il était bien content de ne jamais raconter comment l’activation de sa Clef l’avait fait léviter au-dessus de son lit, et comment il avait roulé hors du matelas en retombant et fait se rencontrer son radius et le coin de la table de chevet.

Ils trinquèrent – camomille contre verveine – et sirotèrent leur boisson dans un silence prudent. Anselm essayait de savourer l’instant, de ne pas penser au chamboulement de cet évènement, peut-être plus grand que quand ç’avait été Flo.

Si son père évitait de le regarder, lui laissant du temps et de l’espace, Anselm ne pouvait échapper au grand portrait de famille qui décorait le mur du salon. Entre deux étagères, quatre personnes semblaient les étudier.

Gwen aimait bien cette grande photo, elle les taquinait en les appelant « la tribu Ricoré ». Il n’y avait bien que les membres de la famille Nero pour trouver des nuances dans leurs cheveux blonds et leurs yeux clairs.

Tous les quatre regardaient le photographe sur la plage où ils avaient passé cet été. Anselm avait le sourire forcé du gamin qu’on a arraché à son château de sable et un coup de soleil sur l’épaule, Flo souriait de toutes ses dents manquantes en montrant un coquillage troué. Leurs parents les encadraient, un peu solennels, très en vacances. Etienne en short et mollets poilus, et Diane en paréo fleuris et tresses mouillées.

— Elle serait fière de vous deux, dit soudain Etienne.

Il avait suivi le regard d’Anselm, et si la sombre époque des sanglots incontrôlables était loin derrière eux, il ne pouvait contenir l’émotion dans sa voix.

— Très fière. Et moi aussi, je le suis.

Anselm se brûla la langue avec sa camomille. Il n’avait rien fait pour activer sa Clef, ça ne le rendait pas exceptionnel… d’autant moins que c’était arrivé tard. Vingt-deux ans, c’était la limite haute.

— La maison va être bien vide, avec vous deux à Akademia, poursuivit son père.

— J’ai pas encore décidé, répliqua aussitôt Anselm. Je pourrais rester là, et n’y aller que pour m’entraîner.

Les yeux que son père posa sur lui se firent grave. Il abandonna son mug et croisa les doigts, avants-bras sur les cuisses.

— Anselm, j’aimerais qu’on discute de quelque chose d’important.

Anselm devinait de quoi il voulait parler, c’était un sujet sous-entendu entre deux repas, des coups d’œil glanés au détour d’une discussion, des crispations légères, des disputes qui gondolaient parfois leurs rapports.

— Je t’écoute, souffla-t-il avec l’impression d’aller au casse-pipe.

Son père se rapprocha du bord du fauteuil, cherchant les bons mots. Anselm lui trouva de nouvelles rides autour du pli soucieux sur son front.

— Je n’ai jamais dit que… à la mort de ta mère, j’ai lâché prise.

L’estomac d’Anselm se recroquevilla, se fit lourd et glacé. Des graviers pleins la gorge, il se contenta d’un assentiment absent, jouant avec sa gourmette pour cacher ses tremblements. Aucun n’osait regarder l’autre. Etienne posait ses paroles avec précaution, comme des morceaux de viandes pour apprivoiser un prédateur.

— Je me suis écroulé sur mon chagrin. J’en ai honte, aujourd’hui. Je pense que tu le sais, les services sociaux étaient alertés. Pour Florence et toi.

Une inspiration pincée. Anselm, lui, était en apnée. Il n’oublierait jamais ces moments où son père fondait brusquement en larmes au milieu du repas, d’un film ou de la nuit. Quand il se rendait dans la chambre de Florence pour vérifier que les insomnies de leur père ne l’avait pas réveillé. Les cadavres de bouteilles qu’il rangeait avant son petit-déjeuner.

— Mais tu es allé mieux, dit Anselm avec un sourire forcé. T’as tenu le coup.

L’expression de son père ne se détendit pas d’un iota.

Tu m’as fait tenir, Anselm. En nettoyant les pots cassés derrière moi. Sans ça…

Il se passa une main fatiguée sur le visage, resta quelques secondes ainsi. Anselm voulut lui dire qu’il ne lui en voulait pas, mais s’entendit prononcer d’une voix éraillée :

— C’était mon rôle. Flo était plus jeune.

Sa déclaration, comme un coup de jus, arracha son père à sa stupeur. L’indignation qu’il lut dans ses yeux fit vibrer toutes les cordes de son corps. Un espoir.

— Ce n’était pas ton rôle, Anselm. Tu étais l’enfant, j’étais le père : c’était à moi de prendre soin de vous, pas l’inverse.

Ce fut en l’entendant qu’il réalisa qu’il attendait ces mots depuis douze ans. Oui, son père s’était rétabli. Petit à petit, il avait géré le nettoyage de la maison, accompagné Florence à la danse, surveillé les devoirs, cuisiné, déclaré l’extinction des feux, contrôlé le temps d’écrans en semaine… Et Anselm dans tout ça, dépossédé de ce qui était devenu son identité, avait plié l’échine et guetté la moindre faiblesse pour s’engouffrer dans la brèche.

Il attendait Florence à la sortie du collège quand son emploi du temps le permettait, s’assurait que personne ne l’embêtait et la faisait réviser ; il furetait dans les placards pour anticiper les listes de courses et organisait des soirées pyjamas avec Gwen.

Son père avait remarqué tout ça.

— Je ne peux pas te rendre ton enfance, ajouta Etienne. Et j’en suis mortifié.

Ils reniflèrent de concert, ce qui leur arracha un vieux rire malade. Anselm termina sa tisane en trois gorgées. Son père attendit que leurs regards s’ancrent à nouveau pour déclarer posément :

— Mais Akademia… je sais que tu en as rêvé. Comme tout le monde. Alors si au fond de toi, il reste un peu de cette envie, fonce. Si tu changes d’avis ta chambre sera toujours là, et moi je t’accueillerai à bras ouverts. Mais ne laisse pas passer cette occasion.

Il en avait envie. Une envie un peu confuse de rejoindre sa sœur et de s’éloigner de son père ; de protéger Florence et de rencontrer des gens.

Aussitôt, une vague de panique submergea Anselm. Et s’il ne trouvait pas sa place ? Et s’il n’était finalement pas grand-chose en dehors de son foyer ? Et s’il y avait eu une erreur, qu’il n’était pas digne de sa Clef et qu’elle se nécrosait une fois là-bas ?

Son père prit son trouble pour de l’excitation et le força à se relever pour le happer dans un câlin étroit. Anselm s’y laissa aller. Ravi, inquiet. Le cœur battant si fort. Il s’excusa, se dégagea et prétexta vouloir aller se recoucher. Son père lui souhaita bonne nuit, se doutant certainement qu’il ne s’endormirait pas de sitôt.

Dans sa chambre, Anselm étudia ses murs nus, son vieil ordinateur, ses couvertures tombées au sol, la paire de chaussettes sales sur le tapis, et un irrépressible besoin de pleurer l’étrangla. Son père n’avait plus besoin de lui.

 

**

Florence retint son souffle en entendant le craquement lointain d'une voiture, et cessa de triturer sa Clef. Elle la rangea sous son col roulé et se leva, essuyant la sueur qui collait les petits cheveux sur sa nuque. Dans la poche, il régnait toujours une chaleur printanière en journée, et une fraîcheur prononcée la nuit. Mais l'extérieur était soumis aux caprices de la météo, et Grenoble se débattait aujourd'hui avec une bruine étouffante.

Le grondement des roues s'accentua, faisant accélérer le cœur de Florence alors qu'elle réalisait que voilà, c'était vrai, Gwen et Anselm allaient pénétrer la poche pour la première fois afin de s'inscrire à Akademia. Et elle ne savait pas quoi en penser.

Elle s’étira, fit craquer sa nuque et ses jointures, et chaussa un grand sourire pour accueillir la 205 qui cahota avant de se garer. L’entrée de la poche était aussi inhospitalière et isolée que possible. Si jamais un visiteur lambda venait s’y perdre, il tombait sur un petit parking et une maison estampillée d’un obscur nom d’entreprise de parpaings.

En s’avançant davantage, on pouvait voir une cage de métal qui servait de garage à vélos. Généralement, les étudiants d’Akademia lui préférait celui à l’intérieur de la poche. Mais Bastien et Clémence devaient y garer leurs scooters, sur-protégés par les cadenas confectionnés par le premier.

Les quatre portes de la voiture s’ouvrirent dans un bel ensemble, et le père de Florence déclara :

— Et voilà, le grand jour est arrivé !

Il avait l’air heureux et triste à la fois. Florence se pressa de l’embrasser pour ne plus le voir.

— Comment vas-tu, Flo ? s’enquit la mère de Gwen. Ça fait longtemps que je ne t’ai pas vu !

Ce n’était pas un reproche, mais le regard de Gwen pesa sur Florence une seconde de trop.

Ces deux derniers mois avaient été bizarres pour elles, séparées pour la première fois depuis le CP. En s’installant à Akademia, Florence s’était attendue au manque et à la solitude, mais pas au soulagement d’être seule.

Cependant, l’accident de Gwen lui avait fait comme une décharge. La peur de la perdre l’avait fracassé, et apprendre l’activation de sa Clef aux premières lueurs de l’aube avait été une joie sincère. D’autant plus que leurs Clefs appartenaient au même groupe.

Mais là, à nouveau, l’incertitude. Anselm ne venait vivre ici que pour être près d’elle – c’était une évidence – et Gwen aussi, peut-être. Et si finalement, elle ne supportait plus ça ?

— Tu rêves, sœurette ?

Elle esquiva de justesse la main d’Anselm qui allait lui ébouriffer les cheveux.

— Allez, avancez, déclara la mère de Gwen. Nous allons être en retard, et je veux brûler un bâton d’encens au temple avant.

Profitant qu’elle lui tournait le dos, Gwen leva les yeux au ciel. Sa mère n’était pas très croyante – le dieu Poséidon n’avait pas sauvé leurs ancêtres durant la chute de l’Atlantide, il ne fallait pas exagérer – mais elle accordait une place certaine à la superstition.

Comme assainir la maison à coup de sauge, ou bénir leur inscription à la flamme d’un briquet.

Ils entrèrent dans la fausse entreprise, jusqu’au mur du fond, et y marquèrent un temps d’arrêt. À voir hésiter son frère et son amie, Florence se rappela sa propre panique quand elle avait été à leur place. Alors elle se plaça entre eux, prit leur main, et les entraîna d’un mouvement décidé.

Gwen retint son souffle et les doigts d’Anselm se contractèrent autour des siens. Quand on entrait dans la poche, on apparaissait sous l’arche en pierre gravée d’antiques inscriptions, sur une estrade dominant les lieux.

D’ici, on apercevait Akademia, au bout d’un long chemin pavé que Florence savait percé de nids-de-poule. Deux sapins de belles tailles en marquaient l’entrée, et l’œil habitué voyait la statue du fondateur des lieux au milieu d’une pelouse toujours verte.

À leurs pieds s’étendait l’agora, avec le temple à gauche et la vieille ville à droite. Du haut des escaliers, on pouvait se faire une vague idée de la mosaïque qui décorait la place publique, sorte de cheval marin et d’écumes. Les couleurs s’étaient énormément affadies avec le temps.

Le temple, par contre, resplendissait comme s’il était régulièrement restauré – et sûrement était-ce le cas. Le marbre était d’un blanc resplendissant, les colonnes d’un bleu nacré liserés d’or. Une représentation de Poséidon décorait le fronton. Florence y était entrée une fois, et gardait le souvenir d’un intérieur tout aussi lumineux et précieux, figé dans un passé antique à défaut d’être authentique.

Elle préférait l’aspect vieillot et rafistolé d’Akademia.

— Il y a beaucoup de gens qui habitent ici ? demanda Anselm en regardant la vieille ville.

Leur père et la mère de Gwen avaient déjà descendus les marches.

— Je pense pas. Peut-être des gens dont leurs filles sont prêtresses ? Et encore, ça doit pas être à l’année. Certains y font de l’urbex, moi ça me fout les boules alors j’y vais pas.

Elle avait le vertige à la seule idée de toutes ces maisons inhabitées depuis des années, englouties dans l’ombre de luminaires qu’on n’allumait jamais.

— Gwen, viens vite ma chérie !

Résolue, Gwen rejoignit sa mère jusqu’au péristyle du temple, garni de bougies, encens fumants, fleurs séchés et coupelles de fruits sec.

— Y a beaucoup de choses, commenta Etienne.

C’était vrai qu’en temps normal, le péristyle n’était pas si encombré.

— Ils préparent le jour des survivants, supposa Florence, et le grand-prêtre qui va revenir de pèlerinage. Rebecca m’avait dit que les gens étaient impatients.

— Des nouvelles d’elle, d’ailleurs ? s’enquit Anselm.

— Aucune, répondit-elle sèchement en regrettant de l’avoir mentionné. Ses parents sont venus récupérer toutes ces affaires y a une semaine.

Il n’insista pas, et Florence ravala son amertume. Elle croyait avoir noué quelque chose avec Rebecca, avait même été fière de s’adapter à quelqu’un qui n’était ni Gwen, ni Anselm. Mais Rebecca était partie du jour au lendemain et, après des réponses sèches à ses messages, ne répondait plus.

— C’est bon, merci de nous avoir attendues, dit la mère de Gwen en revenant. Je suis très émue d’avoir enfin pu y entrer avec toi, ajouta-t-elle en pressant sa fille contre elle.

— C’est normal, répondit Etienne. Prêts, les jeunes ?

Anselm grimaça et les deux filles retinrent un rire. « Les jeunes »...

Ce fut dans une atmosphère plus détendue qu’ils remontèrent la route jusqu’à Akademia. Les parents restèrent en arrière, discutant entre eux pour les laisser tranquilles. Après un temps de silence, Gwen demanda :

— C’est comment le fond de la poche ? C’est comme une grotte en fait.

— D’où vient la lumière, si on ne voit pas le soleil ? renchérit Anselm en se dévissant le cou.

Florence haussa les épaules. Il n’y avait pas de réponses à ça, c’était comme le vent qui ne soufflait jamais ou la pluie qui ne tombait pas.

Elle s’était déjà aventurée aux limites de cet espace, à l’instar de tous les nouveaux. Elle avait contourné le bâtiment principal, traversé le potager et les jardins, escaladé la petite barrière en se fichant une écharde dans l’index et fait face à ce qu’on nommait bateautement « le mur ». Elle y avait pressé la paume. Ce n’était pas une réelle surface, mais plutôt de l’air compact, inodore et obscur.

— Je vais dire un truc idiot, amorça Gwen.

Le frère et la sœur se tournèrent vers elle.

— J’ai cru que ça arriverait jamais. Nous trois, ici.

Un sourire furtif, gêné, traversa son visage, et elle ôta un élastique de son poignet pour dompter ses cheveux crépus. Anselm lui fila un léger coup de coude, puis passa son bras autour de ses épaules.

Une chaleur coutumière et rassurante se répandit dans le corps de Florence. Oui, la sur-protection d’Anselm était lourde à porter, et les angoisses de Gwen difficile à gérer, mais elle les aimait. C’était aussi simple que ça.

 

Il n’y avait pas grand-monde sur la pelouse, à cette heure. La plupart des étudiants se trouvait à l’extérieur, dans leur chambre pour un cours en visio, voire au gymnase pour entraîner leurs dons. Plantés entre les sapins, Florence leur désigna les trois bâtisses qui les entouraient : à droite c’était le réfectoire, avec les cuisines communes, à gauche la faculté, qui comptait quatre amphithéâtres. Devant, les dortoirs et les salles communes.

Florence n’était pas entrée souvent dans la faculté, après sa propre réunion d’information avec le directeur et son inscription au secrétariat. Elle avait fait deux soirées cinéma dans l’amphi 1, contacté l’administration pour un problème d’eau chaude et suivi un cours de soutien de biologie avec une dizaine de camarades.

À l’origine, Akademia avait été construite pour rassembler les Arkans et les instruire ; pour refaire une société, une nouvelle Atlantide dans la vallée Grenobloise. Fut un temps, ç’avait été le cas : la vieille ville battait son plein de logements, de cafés et même de magasins. Mais au fil des années, les gens étaient sortis de leur isolement, avaient tourné le dos à la poche, à Grenoble même. Le monde était vaste, et les anciens atltantes avaient fini par s’en rendre compte. De bien plus petites poches avaient été découvertes ailleurs, permettant aux gens de s’y rassembler parfois.

Ici, il restait le siège éditorial de la Conque, bien que les trois-quart du travail se fassent certainement en ligne. Rebecca lui avait montré, une fois, la petite enseigne lumineuse dans la ville en ruine. « Quand j’étais petite, avait-elle confié, mon médecin traitant était juste à côté. »

— C’est très calme, commenta la mère de Gwen. On dirait qu’il n’y a plus grand monde.

Il y avait une pointe de nostalgie dans sa voix.

— Les étudiants restent à Akademia moins longtemps qu’avant, dit Etienne. C’est peut-être bien ainsi.

— Je trouve ça dommage.

Les deux adultes se sourirent, leurs enfants échangèrent des regards mi-figue, mi-raisin. Pour Florence, qu’un tel lieu lui permettant d’être à la fois coupée et proche de chez elle existe, était une vraie chance.

— Ça se repeuple davantage en soirée, déclara-t-elle.

— Je suis contente de l’entendre, répondit la mère de son amie.

Gwen se rapprocha de sa mère, et Anselm se mit au niveau de leur père. Main dans les poches et dos voûté, plié par le stress. Florence remarqua néanmoins qu’il était plus grand.

« Il a pris la taille de maman. »

Machinalement, elle peigna ses cheveux du bout des doigts pour tester leur longueur.

Le rez-de-chaussée du bâtiment était réservé aux amphithéâtres et aux WC, le premier étage au secrétariat et le second au bureau du directeur.

Là, ils tombèrent sur une porte fermée ornée d’un écriteau « Corentin Ballade - directeur ». Florence crut entendre un chuintement de voix et se laissa tomber sur une chaise pour patienter.

Leur attente dura cinq bonnes minutes, et quand enfin la porte s’ouvrit sur le visiteur précédent, tout le corps de Florence se contracta.

Matthéo Ballade accusa lui aussi la surprise de tomber sur elle, avant de s’exclamer :

— Coucou Flo !

Elle se retint très fort pour ne pas s’énerver devant le directeur, qui apparut derrière son fils. Matthéo le remarqua, et afficha ce sourire goguenard qui la débectait tant. Il semblait prendre plaisir à énerver les gens, mais elle tout particulièrement.

Peut-être parce qu’elle avait déjà fait griller les ampoules de son étage sous le coup de la colère. Peut-être parce qu’elle était l’une des rares à lui répondre quand il ouvrait sa grande gueule.

— J’ai à faire, maintenant, Matthéo, déclara le directeur avec calme mais fermeté.

L’intéressé hocha la tête, très sérieux, avant de dire :

— Oui, j’avais oublié. Bienvenue au goulag, les gars.

— Arrête, ordonna-t-il plus froidement.

Les prunelles de Corentin Ballade – aussi sombres que celles de son fils – auraient pu geler un brasier. Les voir l’un à côté de l’autre faisait ressortir leurs ressemblances ; des yeux en amande, un nez droit et d’épais cheveux bruns que Matthéo avait bouclés.

Il était de notoriété publique que le père et le fils ne s’entendaient pas.

D’un battement de cils, Matthéo s’évanouit dans l’air. La Clef du directeur se mit aussitôt à luire imperceptiblement, chose qui se produisait quand il utilisait son pouvoir pour repérer ceux qui en faisait de même. Il devait s’assurer que son invisible de fils prenait bien la direction des escaliers, et non celle du bureau pour les espionner.

Quelque chose – Matthéo bien sûr – souffla dans la nuque de Florence, qui sursauta et envoya son bras pour le repousser. Elle rencontra le denim de sa veste en jean, un rire s’éleva du vide, puis le silence retomba et la Clef de Corentin Ballade redevint simplement argentée.

— Désolé pour ça, entrez. Vous aussi miz Nero.

Comme elle n’allait pas dire non au directeur, Florence s’exécuta. Corentin Ballade ferma la porte et tendit la main vers le père de Florence.

— Ça fait plaisir de te revoir, Etienne. Madame, enchanté, ajouta-t-il pour la mère de Gwen.

Florence échangea un regard perplexe avec Anselm. Ils se connaissaient ?

Ils furent invités à s’asseoir, et Florence se tira un tabouret un peu à l’écart. La pièce était grande et chaleureuse, avec un épais tapis qui devait être un enfer à nettoyer, et une baie vitrée qui donnait sur le toit du gymnase et les limites ondulantes de la poche.

Le directeur s’installa et sortit deux chemises d’un tiroir. Sur l’une était écrit « Gwenaëlle Tellier », sur l’autre « Anselm Nero ». Florence jeta un bref coup d’œil derrière elle, vers l’étagère dans laquelle s’alignaient les dossiers de tous les élèves. Il y avait le sien dedans.

Celui de Rebecca, aussi, songea-t-elle avec un pincement d’amertume.

— Je vais vous demander de remplir ça, dit Corentin Ballade en la ramenant sur terre.

Il passa deux formulaires à Gwen et Anselm, une paire de stylos, et s’intéressa à son ordinateur pour leur laisser le temps. Florence sortit sa montre de veille pour s’occuper. Sur les réseaux ordinaires, on ne disait déjà plus grand-chose de l’accident vécu par Gwen. Toute information tangible avait dû être étouffée par des Arkans, ne laissant que de vaseuses théories du complot sans grands intérêts.

Sur la Conque, cependant, on lançait des appels à témoins. Avez-vous vu quelqu’un quitter les lieux précipitamment ? Avez-vous senti un pouvoir s’activer autour de vous ? Avez-vous remarqué quelque chose aux alentours ? On spéculait aussi sur le pouvoir qui aurait pu en être à l’origine.

Invisibilité ? Trop de choses ne collaient pas. On n’avait pas retrouvé de traces du wagon de tête. Il n’avait pas été broyé sous le choc, il avait purement et simplement disparu. Ça n’expliquait pas non plus la substance noire qui était, paraissait-il, toujours en analyse. De la téléportation, alors, écrivait un rédacteur, mais ça ne collait pas non plus. Le wagon aurait dû réapparaître quelque part dans le secteur.

On sondait l’Isère et le Drac à sa recherche, au cas où.

— Parfait, déclara Corentin Ballade en l’arrachant à sa lecture.

Elle remarqua que son père avait lu par-dessus son épaule en attendant. Il lui adressa un sourire réconfortant. Courait-il un risque en aidant à enquêter sur le sujet ? Il les avait assuré du contraire, mais...

Elle s’intéressa au directeur d’Akademia, qui étudiait les fiches remplies avec des hochements de tête, comme s’il absorbait les informations pour les retenir.

— Pas d’allergies, d’accord. Pour information, les placards et les frigos de la cuisine sont remplis le mercredi et le samedi d’aliments de base, de fruits et de légumes. C’est compris dans les frais d’inscription. Pour le reste, il y a un frigo dans chaque chambre. J’ai abandonné l’idée de vous interdire de stocker de l’alcool…

Il leur adressa un regard amusé auquel Florence n’échappa pas.

— Mais sachez que tout débordement sera puni. Il n’y a pas de couvre-feu, mais si vous rentrez tard je vous demanderai de respecter vos voisins de chambre.

Gwen et Anselm hochèrent solennellement la tête.

— L’accueil dans mon bureau est un peu rustre, ajouta-t-il avec une grimace désolée, mais il y aura une soirée le mois prochain pour les nouveaux arrivants. Ça n’arrive plus si souvent, vous serez probablement les seuls au centre de l’attention.

Anselm lâcha un petit rire nerveux.

— En ce qui concerne votre entraînement, vous allez nous transmettre votre emploi du temps et un enseignant vous enverra une convocation pour les premiers tests. En attendant, je vous prierai de ne pas essayer de vous servir de votre Clef. Le feu peut se montrer dangereux, miz Tellier. Et nous ne voudrions pas que vous vous cassiez quelque chose, miz Nero.

Anselm piqua un fard que Florence ne s’expliqua pas et ils bafouillèrent « oui d’accord, bien sûr ». Corentin Ballade les apaisa d’un geste.

— C’est une simple précaution. Nous avons déjà eu des incidents, et c’est bien normal. Bon, maintenant que tout est dit, quand comptez-vous emménager ?

Il se tourna plutôt vers les parents pour cette question.

— Nous pensions à mercredi, dit la mère de Gwen.

— Mercredi, alors, approuva le directeur. En temps normal, je vous aurais demandé de passer à l’accueil, mais j’imagine que miz Nero sera d’accord pour vous fournir les clés de vos chambres et vous faire visiter ?

— Oui, répondit-elle.

Gwen lui adressa un regard pétillant et, à nouveau, une douce chaleur l’étreignit. Ils seraient ensemble à Akademia.

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Nanouchka
Posté le 24/03/2024
Je déclare fandom.

J'adore qu'il y ait autant de questions posées sans réponses, et que pour autant ça ne gêne pas du tout la lecture. Ce savant mélange de dire et pas-dire me réjouit, comme un dosage parfaitement réussi dans un plat.

J'ai été surprise qu'il s'agisse des atlantes et pas de gens inconnus, car ça nous met à moitié dans notre monde, un peu comme dans Pullman. C'est un genre hybride tellement difficile à maîtriser, je trouve ; personnellement, je ne l'ai pas encore tenté, mais je pense que j'essaierai un jour. Ici, j'ai trouvé que ça fonctionnait pour le moment.

Le seul truc qui m'a chiffonnée, c'est l'agora et le péristyle du temple, je ne suis pas certaine de pourquoi. Peut-être parce qu'ils apparaissent dans beaucoup de romans jeunesse ? Peut-être parce que j'aurais préféré que même en gardant Poséidon et les atlantes, tu crées d'autres bâtiments et rituels religieux ? Comme s'ils avaient évolué avec le temps ? Je ne sais pas. Mais j'étais frustrée que ce soit des trucs littéralement hérités du monde grec à un endroit où j'ai senti que ça aurait pu être des inventions droit de ton imagination. C'est un micro-détail, ceci dit.

Les personnages me plaisent énormément. Je comprends tout à fait l'ambivalence de Flo. J'adore le comportement des parents. Il y a un truc naturel et organique entre ces gens qui fonctionne merveilleusement bien.

Hâte du prochain chapitre !
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