Chapitre 2

Par Leaf

Les gens déboulent de l’ascenseur comme le ferait un tsunami coloré. Sarouel, kimono, sweat et chemise traversent un hall vide en m’entraînant dans leur élan. C’est quand nous arrivons dehors, que je crois perdre mes rétines.

Alors que tout le monde se disperse, mon premier réflexe est de coller mes mains au-dessus de mes sourcils. Je fronce le nez, agacée. Comment se fait-il que je sois aveuglée de la sorte en plein mois de Septembre ? Je lève les yeux au ciel, bien décidée à comprendre d’où provient la raison de mon irritation.

Malgré la lumière, je me glace.

Le ciel a changé de couleur.

Des nuages cotonneux à la forme bien trop parfaite pour être réels flottent à intervalle régulier dans un ciel arborant un bleu pastel. Irréel.

Etant incapable de répondre à ce phénomène météorologique étrange, je baisse légèrement les yeux. 

Je m’avance sur la place dallée, débordante de monde. Les yeux plissés, je tente de me creuser les méninges pour me souvenir d’un quelconque cours ou d’une quelconque information sur un phénomène météorologique pouvant donner une explication sur une telle couleur à un ciel entier. La seule théorie me venant à l’esprit suggère que la lumière est renforcée par les vitres des gratte-ciel qui entourent la place et s’étendent à perte de vue. Mes pas m'emmènent près d’une statue d’un homme, déployant ses ailes plumées dans les airs d’un air supérieur.

C’est en faisant le tour de la statue pour l’examiner que je m’aperçois qu’il manque cruellement quelque chose d'essentiel à cette statue.

Son ombre.

En fait, ici, personne ne possède d’ombre. J’ai beau me tourner dans tous les sens possibles, lever un pied, un bras, aucune silhouette noire ne suit mes mouvements. Les gens qui m'entourent ne semblent absolument pas remarquer le problème.  Au contraire, ils se font aborder et semblent même en être heureux. Je me souviens des paroles de la secrétaire aux cheveux blancs : “Quelqu’un viendra vous récupérer".

Je ne sais que faire. Comme la panique commence à prendre le dessus, je décide tout d’abord de me calmer. Je m'assois au pied de la statue et, après quelques respirations, mes idées sont plus claires. J’ai beau ne rien comprendre, je refuse de rester dans l’expectative.

Sur cette pensée, je me mets en marche. Je ne sais pas où je vais, mais j’ai confiance en mes jambes. Je pénètre dans une rue nommée Gabriel. Je ne sais combien de mètres, ou même de kilomètres, je parcours. Ici, tout se ressemble. Tout le monde marche sur la route dallée, encadrée par des gratte-ciels indifférenciables. Seul le nom des rues change, passant de Albert Einstein, à Frida Kahlo, et même à Lady Diana.

Cependant, ce n’est pas le fait de marcher sur la route qui me surprend le plus. C’est plutôt qui y marche. Ici, le temps semble s'être arrêté. Ou plutôt avoir fusionné.

Durant mon chemin, j’ai réussi à croiser un groupe de femme habillées idéalement pour danser le charleston riant à gorge déployées ; un groupe de dandy aux costumes à queue-de-pie et haut-de-forme colorés discutant d’un air très sérieux, un journal à la main ; un couple en kimonos absolument adorable discutant avec un autre couple en sarouel. Voir tant de gens différents me rassure. Si cette ville accueille tant de personnes différentes, elle ne peut pas être si hostile.

- Bordel Ambre, j’ai bien failli ne jamais te trouver ! crie une voix depuis l’autre bout de la rue.

Je me retourne, les yeux écarquillés. Le spectacle qui s’offre à ma vue me laisse plutôt… perplexe.

Une femme, grosse, court à grande enjambée dans ma direction. Ses cheveux bordeaux volent derrière elle à la manière d’une cape. Sa poitrine opulente rebondit à chacune de ses foulées, tandis que sa frange type année 2000 fait de même sur son front. Son jean simple et son débardeur me surprennent, j’ai été tellement émerveillée par tant de monde avec des vêtements extravagants que j’ai presque l’impression qu’elle n’a pas envie de se faire remarquer.

Alors qu’elle arrive à ma hauteur, elle glisse sur un pavé et tombe sur les fesses. Je me précipite vers elle.

- Tout va bien ? je m’écris.

- Oui, grommelle-t-elle. Tu es bien Ambre Roy ?

Je hoche la tête et lui tends la main. Elle l’ignore complètement et se relève seule.

- OK, moi c’est Clarisse, expédie-t-elle. Faut que tu me suives

- Quoi ? Mais tu viens de tomber, on ferait mieux de vérifier si tu n’as r…

- Je vais bien, j’ai pas mal. La seule chose dont j’ai besoin, c’est que tu me suives.

- Mais pourquoi ?

- Parce que je suis ta Garante, que je devrais m’occuper de toi pendant les trois prochains long mois et parce qu’on perd du temps, là.

- Attends quoi ? Une garante ? Les prochains mois ? Mais d’abord, où est-ce que je suis à la fin ?!

J’ai presque crié. Clarisse, imperturbable, croise les bras sur sa poitrine.

- Si je réponds à cette question, tu me suivras.

- Si tu réponds à trois questions, je rectifie.

Elle lève les yeux au ciel.

- Soit. Mais on commence à y aller.

Elle commence à marcher et, ne sachant que faire d'autre, je lui emboîte le pas.

- Vas-y pour les questions.

Je prends le temps de réfléchir. Trois questions alors que j’en ai un millier, il faut que je sois maligne.

- Déjà, où sommes-nous ?

Elle prend un air ennuyé mais son ton trahit son sarcasme :

- Comment te dire ça sans te traumatiser… T’es morte. On se trouve à Eden, la capitale du Monde des Âmes.

- Ahah, très drôle. Et la vérité, sinon ?

Elle lève la tête et plante son regard dans le mien. Pas la moindre trace d’humour.

En même temps qu’un poignard me transperce le cœur, ma mémoire me submerge. Et je me noie dedans.


 

***

 

C’était un jour d’école normal et ça aurait dû le rester. J’avais eu cours toute la journée et j’étais épuisée. Le vendredi était toujours la pire journée en terme de matière. J’avais sciences en dernière heure et je détestais ça. Je passais le cours à dessiner des vêtements ou à piailler avec mes camarades.

Ça aurait dû rester ainsi.

Le soir, alors que je rentrai, mon sac à dos me tirant vers l’arrière tant j’étais fatiguée, j’avais immédiatement compris que quelque chose n’allait pas. Pourtant, tout était à sa place : la nappe à fleur de la table de la cuisine ; le vase de myosotis que j’avais cueilli la veille dans notre jardin trônant fièrement sur ses consœurs dessinées ; les chaises en bois qui grinçaient à chaque fois qu’on bougeaient mais qui nous avaient tant fait rire.

Le problème venait de mes mamans.

Elles étaient toutes deux assises à la table, l’air sérieux. Mais ce n’était pas l’air sérieux qu’elles adoptaient lorsque j’avais une mauvaise note, ou lorsqu’elles avaient dû m’annoncer que le Père Noël n’existait pas, des années plus tôt, au même endroit. C’était un air sérieux qui m’avait fait comprendre que ce que j’allais entendre allait bien au-delà de ce genre de nouvelles.

Je laissai tomber mon sac à côté de ma chaise et m’installai à ma place habituelle. Ce ne fut qu’à ce moment-là que je remarquai que mes mamans se serraient la main. La main de Mama serrait tellement fort celle de Maman que ses jointures en étaient devenues blanches.

Immédiatement, mon pouce commença à jouer avec la bague que mon frère m’avait offerte pour mon dernier anniversaire. Je la mettais toujours à l’annulaire droit. Si une veine partait effectivement du cœur et allait directement à l’annulaire gauche, alors j’avais décidé qu’il en était certainement pareil pour le droit.

- Ma chérie… commença Mama.

Elle déglutit difficilement. Ses boucles noires étaient ternes et ébouriffées.

Mama n’oubliait jamais de se coiffer.

- Nous… Nous devons te dire quelque chose, continua Maman.

Ses yeux bleus étaient embués de larmes. J’eus envie de la serrer dans mes bras et absorber toute la tristesse qu’elle ressentait. Cependant, je ne fis que hocher la tête pour l’inciter à continuer.

- C’est à propos de ton frère, continua-t-elle. Il… Il est…

Elle ne finit jamais sa phrase. Un long gémissement remplaça les mots. Toutes deux se mirent à pleurer.

C’est là que je compris que mon frère était une étoile. Il s’était éteint et transformé en supernova, balayant tout sur son passage.

Et nous, petites planètes, avions été englouties.


 

***

 

- Ambre ? Tu nous fais quoi là ?

Je me suis arrêtée en plein milieu de la route. Des larmes silencieuses roulent sur mes joues. Clarisse se gratte la nuque, gênée, mais ne dit rien.

Je préfère ça aux mots de réconfort dégoulinant de pitié. ‘’Oh la pauvre petite, elle qui a perdu son frère.’’ J’ai toujours détesté la pitié et ce n’est pas morte que ça va commencer.

- Je vais bien. On peut continuer à marcher.

Nous reprenons notre route, plus lentement.

- Bref, c’était quoi cette phase, lance Clarisse.

- Je n’en sais rien. Enfin… Un souvenir m’est revenu.

Ma voix tremble. Je me force à reprendre contenance. Cependant, contrairement à d’habitude, le désespoir que je ressens laisse place à un tout autre sentiment. Un sentiment que je ne me permettais plus de ressentir. De l’espoir. Si je suis morte et que mon frère l’est aussi, alors ça signifie sûrement qu’il se trouve ici ! Néanmoins, ce n’est sûrement pas avec Clarisse collée à moi que je vais pouvoir le retrouver.

- Hmm. Et quel était ce souvenir ?

- Est-ce que c’est possible de retrouver quelqu’un qui est mort ? je demande à la place. Je veux dire, on est dans le monde des morts, non ? Toutes les « Âmes », je fais en mimant des guillemets avec mes doigts, doivent se retrouver ici.

- Non. Si la personne s’est réincarnée sans t’attendre, alors cherche même pas à la retrouver. Et même si elle ne l’a pas fait, t’as deux choix : soit elle se fout complètement de toi et ne cherchera jamais à te retrouver – ce qui arrive plus souvent que tu ne le crois, ce monde est parfait pour briser les famille. Soit elle entend dire, par je ne sais quel miracle, que t’es morte et vient donc te chercher, mais elle ne pourra pas le faire avant que les trois mois où on devra rester malheureusement ensemble se seront écoulés.

- Mais pourquoi on doit rester ensemble trois mois ? je m'écrie, excédée qu'elle en revienne à cela.

- Parce que je suis incroyablement malchanceuse. Trois questions, c’est bon.

Je ne continue pas la conversation et Clarisse semble s’en satisfaire. Pourquoi une fille comme elle a-t-elle choisi un travail social si c’est pour me rembarrer dès que je lui adresse la parole ? Je ne comprends strictement rien.

Après avoir dépassé un sempiternel immeuble blanc, le décor change du tout au tout. Sans aucune transition, les immeubles blancs font place aux magasins aux façades colorées. Magasins de vêtements, de meubles, de bibelots en tout genre… Tout y est. Sauf la nourriture. J’ai beau me dévisser le cou pour observer tout ce qui s’offre à ma vue, je ne vois strictement aucun restaurant, ni magasin de nourriture. Je suis certaine qu’il doit y avoir une explication, mais je ne prends même pas la peine de demander à Clarisse. 3 mois avec elle… autant dire l’enfer.

- On est arrivées.

Nous nous arrêtons face à un magasin à la façade rose. Derrière des vitrines, hologrammes matérialisent des hommes et des femmes, tous absolument superbes si on suit les critères de beauté de mon époque.

Au final, je veux bien rester avec Clarisse. Car si elle m’abandonne maintenant, là, ce sera l’enfer.

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Elly Rose
Posté le 12/01/2023
Coucou,
Voilà que j'ai enfin pu me perdre entre tes lignes et que dire. J"avais déjà beaucoup aimé le premier chapitre mais celui-ci est tout aussi excellent.
J'aime la façon dont tu écris, le rythme que tu mets dans tes mots pour les rendre tous plus puissants les uns que les autres.
Evidemment que Ambre est perturbée mais j'ose espérer et imaginer que les choses "s'arrangeront" autant que faire ce peut!
J'ai bien hâte de découvrir la suite de ton histoire!
Leaf
Posté le 12/01/2023
Merci beaucoup pour ton commentaire ! Ce chapitre là m'a donné beaucoup de fil à retordre, alors je suis soulagée qu'il t'ai plu !
Merci encore pour tes mots, ils me motivent à continuer !
thenuggetgirl
Posté le 09/01/2023
Heyy! Je te fais ce commentaire pour le chapitre 1 et celui là du coup ^^ Donc pour commencer : j'ai lu ton premier chapitre que j'ai très bien aimé ! Tu décris assez bien je trouve et tu racontes vraiment bien aussi les "scènes". J'aime beaucoup aussi le thème de cette histoire, je trouve ça intéressant de s'intéresser à l'au-delà. Et, ça me fait penser à un film que j'ai vu qui se nomme "Un after mortel" qui traite du même thème, qui est comique mais à la fois touchant. Bref, tu écris vraiment bien. Et pour le chapitre deux, nous avons beaucoup plus de détails sur Eden, cet univers "paradisiaque". J'ai hâte de savoir la suite et ce que nous réserve cette très chère Ambre et si elle retrouvera son frère là où elle est. Et surtout, comment est-elle décédée... ? Enfin bref, j'ai beaucoup aimé, continue comme ça ! J'te fais des bisous, j't'envoie beaucoup d'ondes positives et bon courage à toi pour la suite ! <3
Leaf
Posté le 09/01/2023
Merci beaucoup pour tous ces compliments, ils me touchent beaucoup ! Que de questions, j'essaierai d'y répondre... Ou pas ? Seul l'avenir nous le dira ;)
thenuggetgirl
Posté le 09/01/2023
Et j'attendrai pour les avoir ;)
elinamrtn
Posté le 08/01/2023
Encore un très bon chapitre ! Les descriptions que tu fais du paysage nous permettent de parfaitement l'imaginer.
Je pense que tout lecteur se sent proche de Ambre parce que finalement on est comme elle. On est perdu face à l'inconnu et on se pose des centaines de milliers de questions.
Ambre va-t-elle retrouvée son frère, va-t-elle se réincarner ? Comment est-elle morte ? A quoi servent ces trois mois sous la tutelle d'un garant ?
J'ai vraiment hâte de découvrir la suite pour avoir la réponse à quelques une de mes questions !
La seule chose que je retrouve à dire (après je ne sais pas si c'est voulu) c'est que je trouve étrange que Ambre connaisse le prénom de Clarisse alors que cette dernière ne s'était même pas présentée.
C'est vraiment tout ce que j'ai trouvé étrange. Ton histoire s'annonce vraiment incroyable !
Leaf
Posté le 08/01/2023
Merci beaucoup ! Je suis plutôt rassurée que les descriptions fonctionnent, car elles m'ont fait suer !
Que de questions ! Cela me rassure que cela ne produise pas l'effet inverse, j'avais peur que le lecteur ne soit submergé et souhaite, au contraire, arrêter sa lecture. Tes mots me rassure beaucoup !
En l'occurrence, c'est une erreur ! Je vais corriger cela immédiatement !
Merci beaucoup pour les compliments, cela me motive d'autant plus à me surpasser !
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