Chapitre 2

Platès-sur-Mer, son crachin et sa brume, ses matins tristes, même les jours d'été.

Basile ronchonnait sur le siège passager de la voiture. Il détestait voyager – un comble pour un journaliste, il en avait conscience –, et retourner s'enterrer à Platès-sur-Mer lui déplaisait au plus haut point. Quand la population – à peine mille habitants – apprendrait le retour d'Ameline Doisneau, certaines personnes se manifesteraient. Une famille en particulier. Ou ils se cacheraient par peur des représailles, comme ils l'avaient sans doute fait quinze plus tôt, au lendemain du phénomène – comme l'appelait Ameline.

— Les Vérany ne me font pas peur, répéta-t-elle une dernière fois comme on conjure un sort.

Elle coupa le moteur, jeta un coup d'œil à l'immeuble devant lequel ils étaient garés, puis quitta le véhicule. Basile, lui, se sentait moins le cœur à mettre le nez dehors. Entrer dans Platès, passer devant son école primaire, sur la place déserte, puis contourner l'église, c'était une chose. Se garer sur le parking d'un immeuble comme si Ameline et lui rentraient chez eux en était une autre. Ils ne seraient plus jamais chez eux, ici. La pression omniprésente avait poussé Ameline à partir. Quant à lui, être le rejeton d'un gourou n'avait pas fait l'unanimité, bien sûr.

Il rejoignit Ameline dehors, non sans un soupir. Il ressentait une sécurité relative dans la voiture. Plus maintenant ; il se retrouvait nu dans un champ de mines, et la nouvelle de leur retour ne tarderait pas à faire le tour de la ville.

Vraisemblablement plus à l'aise que lui, Ameline avait déjà ouvert le coffre pour récupérer ses valises. Il l'imita, un regard inquiet tout autour d'eux. D'autres véhicules stationnaient là. Personne ne les occupait. En suivant Ameline jusqu'à l'immeuble, Basile leva la tête en direction des deux étages d'appartements, à l'affût d'un rideau qui bougerait. Là encore, il ne vit âme qui vive, mais le nœud dans son ventre ne disparut pas pour autant. Il fallait encore espérer ne croiser personne entre le hall et le premier étage, là où Ameline louait un appartement.

Ils passèrent devant la porte vitrée, son interphone et ses deux courtes rangées de boutons étiquetés aux noms et prénoms des autres locataires. Basile nota intérieurement de vérifier qui habitait là, au cas où Ameline ou lui les connaîtrait. À l'intérieur, il ne releva rien d'inhabituel. Par précaution, il localisa leur boîte à lettres afin de passer le moins de temps possible en relevant le courrier. Il n'escomptait pas montrer le bout de son nez dans tout Platès et laisserait volontiers le terrain à Ameline. La seule personne à laquelle il rendrait visite était sa mère, à qui il promettait de revenir depuis de trop longues années.

Atteindre le premier palier sans heurt sonna comme une délivrance pour Basile. Ameline déverrouilla la porte et lui tendit un second trousseau.

— J'ai fait faire un double pour vous.

Il bredouilla un « Merci », mais douta qu'Ameline l'entendît parce qu'elle déposait déjà ses valises dans le séjour. Il lui emboîta le pas et s'empressa de fermer la porte derrière lui. À double tour, naturellement.

— Un appartement dans un petit immeuble dans lequel on n'entre que si on a la clé... Ou via l'interphone..., énuméra Ameline.

— On a vu des serrures défoncées pour moins que ça, fit remarquer Basile en explorant les lieux.

— À Platès-sur-Mer ?

Il entendit un gloussement depuis la cuisine.

— Alors, ça vous plaît ? lui demanda Ameline.

Elle venait d'apparaître à la porte, entre le séjour et la cuisine, les bras croisés et le regard malicieux.

— Vous n'avez peur de rien ? lança Basile, fatigué.

— Que la vérité me passe sous le nez.

Il connaissait déjà à Ameline sa témérité. Dès l'instant où elle avait franchi le seuil de son minuscule bureau, il lui avait trouvé un air d'audace. Sa posture détendue, sa façon de parler, de raconter les faits avec ce détachement remarquable lui avaient aussitôt indiqué qu'il n'avait pas affaire à n'importe qui. Elle irait jusqu'au bout de ses investigations, quitte à se jeter dans ce que Basile qualifiait aisément de gueule du loup, ici, à Platès-sur-Mer.

La situation actuelle différait en tout point de celle qu'il avait connue quinze ans plus tôt. Il avait alors la vingtaine et travaillait comme pigiste pour se mettre un peu d'argent de côté. Il fréquentait quelques anciens élèves de l'école primaire, mais beaucoup étaient partis ; on ne faisait pas carrière à Platès. On n'y faisait même rien du tout, à part se réunir sur la place jusqu'à la tombée de la nuit avec les copains.

À l'époque, deux familles régnaient sur la ville : les Perliot et les Vérany. Deux noms qui n'avaient que trop apposé leur empreinte. Aujourd'hui, seuls restaient les Vérany. Le père de Basile était mort avant l'ouverture de son procès, et son arrestation avait fait grand bruit dans le coin. Basile avait préféré partir. Pas sa mère, elle avait toute sa vie, ici. Revenir était beaucoup plus dur à Basile qu'il ne l'aurait cru. Ses souvenirs remontaient à la surface les uns après les autres. Plier bagage n'avait apparemment pas suffi pour oublier.

— Et les Vérany ? finit-il par demander pendant qu'il défaisait ses valises.

Ameline les avait évoqués à leur arrivée.

Basile l'entendit qui quittait sa chambre, à côté, pour le rejoindre dans la sienne.

— Quoi, les Vérany ?

— Ils étaient vos voisins.

— Ça ne les a pas empêchés de ne rien voir, maugréa Ameline. De ne rien entendre non plus. Ni les parents, ni les deux fils, ni la fille.

Elle secoua la tête de dépit.

— C'est à croire qu'ils n'étaient même pas là, mais ils regardaient un film, soi-disant. Antoine a vérifié.

Antoine Calvet, le flic chargé du dossier et résident de Platès depuis sa naissance.

Basile repensa aux Vérany. Qu'ils n'eussent rien vu de la lumière aveuglante décrite par Ameline l'étonnait également. Leur maison n'était pas accolée à la ferme de Martin Doisneau, mais Basile se posait tout de même des questions quant aux déclarations des Vérany. Sur la facilité d'Antoine Calvet à les croire sur parole, aussi. Basile n'avait jamais effectué de recherches de ce côté, cependant. Il était de notoriété publique que les Perliot et les Vérany n'avaient jamais pu se voir en peinture, alors, Basile, préférait s'épargner des problèmes. Et à sa mère, par la même occasion.

À l'école primaire, les autres gamins le respectaient naturellement parce qu'il était le fils de Joseph Perliot, propriétaire terrien bien installé et, surtout, conseiller municipal influent. Antoine Calvet ne faisait pas partie de ces gosses-là. Double raison, à l'époque du phénomène, de ne pas fourrer son nez dans ses affaires. Aujourd'hui, toutefois, il faudrait sûrement à Basile en passer par là ; Ameline ne laisserait rien au hasard. Antoine, les Vérany... Ils y passeraient tous, autant se faire une raison. Basile commencerait, pour sa part, par les Vérany. Il avait eu vent, avant son départ pour Platès, d'une altercation entre Serge Vérany et Martin Doisneau. Hasard ou pas, le phénomène s'était produit quelques jours plus tard, touchant de plein fouet le père d'Ameline.

(Rendez-vous lundi pour le chapitre 3 !)

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