Chapitre 2

Par Gaspard

Tout le monde m’avait prévenu ; lors de la première Immersion, ce ne sont pas les quelques secondes de ténèbres qui traumatisent. L’expérience a même pour beaucoup quelque chose de familier. Selon les sensibilités, on parle d’endormissement, d’évanouissement ou de K.O. Très peu de gens associent cette courte période de privation sensorielle à un coma ou à la mort. On a recensé une dizaine de cas, sur une période d’un siècle, d’hommes et de femmes, en égales proportions, ayant subi une véritable crise de panique ; tous ont expliqué par la suite qu’ils avaient perdu, avec leurs sens, toute notion du temps et qu’ils avaient craint – c’est une vieille légende urbaine qu’on raconte aux enfants pour leur faire peur – rester dans cet état à tout jamais. Pour éviter cette psychose déjà rarissime, mais néanmoins terrifiante, les adultes apprennent à leurs enfants à développer une horloge interne calée sur le rythme de leurs pensées. Je sais par exemple d’instinct qu’il m’a fallu pour formuler en mon for intérieur ces quelques pensées un peu moins de cinq secondes : la durée moyenne pour se brancher sur le système nerveux d’un autre humain.
Je me raidis dans le vide en anticipant le vrai choc : le retour de la lumière qui, contrairement à la phase précédente, n’a aucun équivalent valable dans la vie de tous les jours. Dans la nature, les hommes se réveillent toujours graduellement ; l’ouïe mène souvent la danse, un vestige des temps où entendre ou pas un grognement pouvait changer un destin … Puis le toucher : les draps entremêlés, les muscles froids qui réclament leur part de sang frais, suivi de l’odorat peut-être ? Ou du goût. Peu importe l’ordre exact. Le réveil est habituellement un processus long et échelonné. Pas lors d’une Immersion. Là, tous les sens se rallument d’un coup ! On passe sans transition de l’absence absolue de stimuli à la surcharge d’informations, et rien ne peut nous y préparer au préalable. Seule la pratique permet d’atténuer la désorientation qui accompagne immanquablement les premières Immersions. Ça, ou un entrainement extraordinaire de visualisation mentale et de contrôle de soi.
J’attends ce jour depuis dix mois … Qui pourrait croire que je n’ai pas tout fait pour qu’il se passe sans la moindre fausse note ? J’ai hiérarchisé mes sens depuis longtemps déjà. Tous les jours, au réveil d’abord, puis à divers moments de la journée, je me suis exercé à faire taire ou à mettre l’accent sur tel ou tel organe récepteur. J’ai étudié mon corps et mes capacités naturelles afin de déterminer avec une certitude infaillible mon ordre de cœur :

  1. Le toucher.
  2. La vue.
  3. L’ouïe.
  4. L’odorat.
  5. Le goût.

Alors quand le néant explose brusquement pour laisser un torrent de sensations déferler en moi, je suis prêt.

 

*

 

Il fait doux. Un vent tiède effleure la peau de mes avant-bras, de mon visage, d’une partie de mon torse. Je me sens lourd, épais … plein. Je me sens fort. Mon dos semble infini.
Je suis assis en tailleur et le poids de mes épaules sur mes coudes, de mes mains sur mes cuisses, de mes jambes sur mes chevilles est considérable sans pourtant me causer d’inconfort. Voilà, m’entends-je penser, le degré de gravité auquel vit Iori. Il est … Je suis immobile, mais cela ne m’empêche pas de ressentir l’incroyable puissance de ce corps. La comparaison avec le mien est effarante. Le temps d’un battement de cils, je me sens pris de vertiges, comme enivré par les miracles que de tels muscles doivent rendre possible. J’ai envie de bouger, de courir, d’écraser quelque chose entre mes formidables bras. Et puis les pulsions s’évanouissent, l’excitation de mon esprit vaincue par le calme olympien de Iori. Je sens notre respiration lente, profonde, notre sang vigoureux circuler librement, harmonieusement, dans nos veines.
Iori médite.
Mes yeux s’ouvrent dans les siens.
Au loin, un soleil immense et rougeoyant plonge vers l’horizon. Le ciel, parsemé de nuages rose et or, est paré de toutes les nuances de l’arc-en-ciel. Dans le bleu-nuit, dans le cyan, dans le jaune, je vois déjà poindre quelques lanternes solitaires. Mars perce de son microscopique halo rouge une couche d’atmosphère verte. Un fin croissant de Lune est suspendu en hauteur, trop famélique pour quelques jours encore pour participer à l’éclairage du paysage en contrebas.
Devant moi, une pente abrupte recouverte d’herbes géantes aboutit sur un plateau de savane. De grands arbres, dont le feuillage s’arrange en un haut et long toit plat, le ponctuent de façon irrégulière ; plusieurs familles de girafes y picorent leur pitance avec préciosité. Çà et là, j’aperçois de larges dalles rocheuses sur lesquelles végètent vraisemblablement des lions revenus bredouilles de leur chasse quotidienne. Une volée de passereaux dessine des figures fluides de géométrie au-dessus de ce monde aux apparences paisibles, en symphonie d’ocre et d’orange.
Fidèle à sa réputation, Iori nous offre encore une fois un tableau vivant somptueux.
Une vive émotion me saisit confusément. C’est un phénomène très étrange, puisqu’il n’est accompagné d’aucune manifestation physique. Dans mon propre corps, confronté à la réalisation que j’ai bien fait de repousser mon baptême si longtemps, que je suis en train de vivre exactement ce que j’attendais depuis l’Éclosion de ma Graine, face à cette joie extraordinaire, à ce sentiment foudroyant d’élévation, je sentirais ma gorge se nouer ou les larmes me venir aux yeux, mais le corps de Iori ne ressent rien de tel. On appelle ça les émotions fantômes. Mon cœur se serre d’émerveillement sur un autre plan d’existence cependant que je conserve une conscience aigüe du cœur apaisé que je partage avec Iori, Senga … Et je-ne-sais-combien d’autres ?
À peine ai-je formulé cette question que ma Graine me fournit la réponse. C’est la deuxième fois seulement que je sollicite son aide et déjà je comprends à quel point ma vie va être différente de celle que j’ai vécue jusque-là. Par exemple, il me suffit désormais de désirer une information pour la connaître. Une unique condition à cela : que l’Arbre, réseau constitué de toutes les intelligences humaines connectées, passées et actuelles, possède les données qui m’intéressent. Pratiquement, cela donne l’impression d’aller chercher un souvenir dans sa mémoire, à ceci près qu’on le trouvera à chaque fois, instantanément.
Mais plus encore que cette amélioration exponentielle de mes capacités de stockage, ce qui me déstabilise, c’est le nombre que me fournit ma Graine.
85 762 496.
Iori héberge en lui 86 millions de personnes ?! Est-ce réellement possible ? Jamais je n’ai entendu parler d’un tel taux de connexion.
Par habitude, mon esprit se tourne vers Senga, avec qui j’ai coutume de disséquer et de commenter les diffusions de Iori et, à ma grande surprise, j’entends sa voix me parvenir, camouflée derrière le flux de mes propres pensées.
— Ah ! Petit homme ! Te voilà enfin. J’ai cru un moment que tu voudrais vivre ta première Immersion seul dans ton coin.
J’avais surtout oublié qu’on pouvait parler aux autres connectés et qu’il ne suffisait pour cela que d’un accord mutuel.
— Senga, tu as vu le nombre de connexions ?
Je l’entends lâcher un sifflement d’incrédulité.
— 100 millions ? Mais … Ça fait un quart de la population mondiale !
— Et ça grimpe à une vitesse ahurissante, il y en avait 15 millions de moins quand j’ai regardé, il y a un instant.
— Alors ça … Je savais que Iori était le caster le plus populaire du moment, mais j’étais loin d’imaginer qu’on pouvait atteindre de telles audiences sur un direct !
J’acquiesce silencieusement. Par-dessus le murmure de notre conversation, j’ai entendu un bruit, un son réel, capté par les oreilles de Iori. Un bruissement de feuilles dans notre dos. Je me concentre, à l’affût, bien que ce soit inutile : ce que perçoit Iori, je le percevrai immanquablement et ce qu’il manquera sera inaccessible à ma conscience quelle que soit ma concentration.
Bientôt, le bruit se répète, mais plus longtemps et plus fort. J’entends des brindilles craquer et des branches fouetter l’air après le passage de … Quoi ? Un homme ? Une bête ? Ou … Et si c’était Shandia ! Mon excitation grimpe d’un cran.
Iori et Shandia viennent de la même Cité, ils ont passé ensemble une enfance devenue légende et, à 20 ans, sont chacun partis à l’aventure de leur côté. Personne ne sait s’ils étaient amants ou simples amis mais tous les deux, au cours de leurs nombreuses apparitions sur l’Arbre, ont fait un certain nombre d’hommages envers l’autre, prouvant ainsi l’importance primordiale de leur lien. L’une et l‘autre font partie des casters les plus suivis de la planète et leurs retrouvailles constituent un sujet récurrent de discussion, particulièrement chez les jeunes. Une rencontre entre Shandia et Iori, après dix ans de séparation, pourrait justifier ce taux ahurissant de connexion.
Comme s’il avait suivi le même cheminement de pensées que moi, Senga m’envoie un court message.
— Shandia n’est pas connectée. J’ai vérifié. Si c’est elle qui arrive, Iori a obtenu d’elle d’être le seul des deux à diffuser l’événement.
Ce qui semble improbable. Tout le monde veut pouvoir assister aux deux versions simultanément.
Alors qui est-ce ?
Iori ne bouge toujours pas d’un muscle. Ses yeux seuls restent mobiles ; ils suivent de loin, sans s’y attacher, la danse compliquée de la nuée d’oiseaux. De temps à autre, il remue les orteils de son pied droit. Il respire lentement par le nez, à coups de profondes inspirations, comme s’il dégustait les effluves riches qui l’entourent et les décortiquait avec soin, couche par couche. C’est d’abord la consistance de l’air qu’il soupèse, plus humide qu’on ne s’y attendrait dans une savane. Lourd. Il a une rondeur particulière lorsqu’il s’infiltre dans les sinus qui fait immédiatement penser au coton, un coton moussu, frais, gorgé de saveurs. Puis il s’attaque aux odeurs. Celles de plantes en décomposition, de fleurs à peine écloses, pleines encore de la moite chaleur de la journée et libérant dans l’atmosphère du soir nouveau leurs exubérantes exhalaisons, de la terre rouge retournée en permanence par des légions grouillantes d’insectes fouisseurs et une autre encore ; un musc de plus en plus puissant, plus entêtant à chaque goulée, une puanteur enivrante de sueur mêlée de sève et d’écorce écrasée. L’intrus est tout proche. Il est là. Une présence gigantesque dans mon dos, un mur animal dont la présence semble emplir toute la forêt. Le sol tremble à chacun de ses pas. Son souffle vient me balayer l’échine.
Invraisemblablement, Iori reste de marbre. Le monstre laisse remonter un grognement formidable le long de sa gorge, avant d’appuyer quelque chose sur mes omoplates. La pression est infernale. À tel point que mon idole, enfin, réagit. Sans se retourner, il bande ses muscles et résiste de toutes ses forces à la poussée. Son rythme cardiaque reste calme. Je comprends diffusément que notre hôte a déjà vécu tout cela à de nombreuses reprises et qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Ce qui vient de se passer est une forme de rituel, une façon de se saluer pour le mastodonte et son espèce ; le rapport de force physique établit d’emblée un ordre hiérarchique entre les interlocuteurs. Toutes ses informations me proviennent directement de la Graine de Iori, qu’il a configurée de sorte que ses spectateurs comprennent naturellement un certain nombre d’éléments-clés pour la suite.
Selon les estimations de Iori, la résistance, à mes yeux considérable, qu’il a opposée dans ce duel est digne d’un jeune adolescent dans la tribu de l’intrus, ce qui le place largement en-dessous de celui-ci, le mâle dominant de son clan. Et alors que l’écart ahurissant de force pourrait effrayer, ce sur quoi Iori veut attirer notre attention, c’est la retenue dont son adversaire sait faire preuve. Une capacité d’adaptation qui dénote intelligence et empathie. Mais intelligence de quoi ? Cela, la Graine de Iori le garde secret … On ne devient pas le plus grand caster de son époque sans un certain sens du suspense !
Senga m’interrompt dans mes réflexions d’une voix blanche.
— Regarde le taux de connexion, Art’ …
Ma Graine me le fournit sans ambages : 56%.
Je ne peux pas y croire.
— Il doit y avoir une erreur.
Mon ami balaye mon incrédulité.
— L’Arbre ne fait pas d’erreur, tu le sais aussi bien que moi. 56 … 57% de la population mondiale est en train de regarder ce paysage en même temps que Iori et nous.
L’énormité du phénomène me laisse pantois.
57% ?!
J’aimerais avoir le temps de penser à cela, de visualiser tous ces hommes et femmes allongés partout, par terre, dans la rue, chez eux, en pleine nature … tous les enfants du monde, dont les Graines ne sont pas encore arrivées à maturation, réunis dans les Dômes de leurs Cités respectives, bien alignés dans leurs fauteuils immersifs, assistant à la scène uniquement via leur vue, leur ouïe et leur odorat ; j’aimerais pouvoir songer à cette stase extraordinaire, à l’échelle du monde, tout mon saoul, mais Iori ne m’en laisse pas l’occasion.
Alors que j’entraperçois enfin un fragment de l’intrus : une touffe hirsute de poils noirs, la scène change brusquement de perspective. Iori s’accompagne toujours de trois Libellules – des petites caméras volantes, lors de ses transmissions et il vient de transférer la vue, et la vue uniquement, de tous ses spectateurs vers l’une d’elles, situées à une petite dizaine de mètres de lui et du sol, dans son dos, afin que nous ayons une vision complète du tableau qu’il a mis en place à notre attention. La transition est déconcertante, brutale, et il me faut une seconde pour appréhender ce nouveau point de vue.
Je retrouve le même paysage enchanteur, à la fois paisible et sauvage, les couleurs irréelles, les grappes d’animaux et le cosmos en suspension, mais découvre un premier plan que Iori avait minutieusement ignoré jusque-là. Sur le bord d’un plateau, il a posé une longue natte en bambou. Devant lui, la pente herbeuse que je connais déjà. Derrière, un amoncellement touffu de verdure qui se mue bientôt en véritable forêt. Lui-même a son allure de toujours. Son épaisse tignasse noire attachée en épi à l’arrière du crâne, son vieux kimono élimé sur le dos, son katana, sa longue pipe, sa gourde en forme de haricot posés en ordre sur son côté gauche.
Iori Shinkage n’est pas japonais à proprement parler, aucun homme vivant aujourd’hui ne possède une ascendance suffisamment pure pour être rattaché sans équivoque à l’une des anciennes nations. Il est originaire d’une cité qui se serait autrefois située quelque part au sud de l’ancienne Irak et qu’on appelle Uruk-la-première, en hommage à son ancêtre mésopotamienne dont le véritable emplacement est estimé à quelques 2000 kilomètres de celle-là. Si Iori possède effectivement des origines japonaises, on lui reconnaît aussi des parents chinois, thaïlandais, maliens, irlandais, russes et maoris. Le Grand Mélange a fait de lui, comme de nous tous, un incontestable terrien.
Il a le visage noble et sévère de son peuple de cœur, les yeux bridés et les cheveux noirs des asiatiques mais sa peau est plus sombre et son ossature plus robuste. C’est un géant aux muscles lourds, un ours aux traits à la fois fins et virils. Et pourtant, malgré sa carrure hors-norme, il a l’air d’un nain à côté de l’énorme masse noire qui vient de poser ses fesses à sa droite, sur la natte de bambou qui s’en trouve intégralement recouverte.
C’est un gorille. Le plus gros qu’il m’ait été donné de voir. Un dos argenté monumental. Sa tête seule fait la taille de mon torse, ses épaules font la largeur d’un lit … Il est plus grand assis que ne le serait Iori debout. Ses poils, plus longs que ceux de ses semblables dont j’ai vu des images, partent dans toutes les directions, comme s’il venait de s’ébrouer, et sont constellés de gouttes d’eau brillantes qui, attrapant au passage les rayons du soleil mourant, l’entourent dans ce contrejour savamment orchestré par Iori d’un luminescent halo cuivré.
Depuis notre position surélevée, le tableau est d’une beauté magistrale.
L’art de Iori à l’état pur. Lui seul dans le monde entier est capable d’organiser en direct des scènes où se mêlent si inextricablement l’aventure et la performance visuelle. De songer au sang-froid nécessaire pour réfléchir à son cadrage, au positionnement de ses caméras volantes et de donner les ordres adéquats à sa Graine alors même qu’un animal aussi imprévisible, aussi dangereux, aussi démentiellement puissant s’approche de lui … J’en ai des frissons virtuels tout le long de ma colonne vertébrale.
Iori ne bouge toujours pas. Il fait durer son chef d’œuvre quelques secondes supplémentaires. À côté de lui, le gorille remue un peu, il se gratte la base du cou, puis le haut du crâne, mais ne montre aucun signe d’impatience. Lui aussi semble admirer le paysage, la savane incandescente. Deux empereurs observent avec calme la nature s’éteindre à leurs pieds.
Sentant que la pause va être de courte durée et que les choses sérieuses sont sur le point de commencer, j’en profite pour demander à ma Graine où en est le taux de connexion. La réponse tombe comme un couperet.
100%.
Le monde entier. L’humanité dans son ensemble est liée à Iori. Tous les êtres humains sont immobiles, tout comme l’homme qu’ils épient. Pour la première fois de son Histoire, l’activité humaine fait une pause. Quelle pensée inouïe ! Et cela, pour regarder un vagabond et un singe contempler l’un à côté de l’autre, en amoureux, un coucher de soleil.
Peut-on concevoir meilleure raison ?
Soudain, le silence habité qui entoure Iori me paraît différent. Derrière le froufrou des brins d’herbe se heurtant moelleusement les uns contre les autres, les claquements d’ailes, le choc des plumes contre l’air résonnant dans le ciel, le gargouillis incertain d’un ruisseau forestier, derrière la courte respiration de ce primate colossal, je crois percevoir l’absence inédite du brouhaha humain, comme si une des couches fondamentales du fond sonore s’était volatilisée. Un instrument de l’orchestre s’est tu. Évidemment, c’est un pur fantasme. Fut un temps, un temps lointain, où cela aurait peut-être été le cas, un temps où la présence humaine était si omniprésente sur Terre que si tous nos représentants avaient ensemble décidé d’une action commune, les conséquences de cette action auraient été immédiatement perceptibles. Peut-être. Seulement, à cette époque, l’idée même d’une décision prise par l’humanité entière, simultanément de surcroit, aurait paru absurde. Aujourd’hui, comme nous sommes infiniment moins nombreux, que les hommes bougent ou non, la planète s’en fiche pas mal. Pour ma part, je considère cela comme une excellente cause de réjouissance.
Tout de même. 100% de connexion ! Jamais je n’aurais imaginé voir ça un jour.
Iori est-il au courant ? Il n’y a aucun moyen de le savoir.
Dans un cas comme dans l’autre, il n’aurait pas pu choisir de meilleur moment pour sortir enfin de son immobilité. Le monde entier regarde.

 

*

 

Ma vision réintègre les orbites de Iori alors qu’il tourne la tête vers son invité. Leurs regards se croisent et se lient suffisamment longtemps pour me permettre de détailler le visage du gorille. Le plus frappant, ce sont ses yeux, tant ils ressemblent aux nôtres. Si mobiles, si pénétrés, si expressifs qu’il est impossible de ne pas y associer une réelle intelligence. Le grand singe comprend sans l’ombre d’un doute la situation dans laquelle il est – mieux que moi, et il attend sans hâte la suite des événements.
Iori baisse la tête, sans doute en signe de soumission ou de respect, et le primate accepte ce geste en lui effleurant le bras du dos de sa main. Les politesses d’usage respectées, le vagabond saisit une petite boite en bois dissimulée jusqu’ici dans son kimono et en extrait deux objets identiques qui me sont tout à fait familiers. En apparence très simples – ils sont constitués d’une ventouse de laquelle dépasse une antenne, ce sont en réalité des électrodes extraordinairement sophistiquées qu’on appelle « sensilles » et dont tout le monde connaît le fonctionnement puisque c’est grâce à elles que les enfants accèdent à l’Arbre avant l’Éclosion de leur Graine.
Iori compte-t-il connecter le gorille à l’Arbre ?! Manifestement.
Je réalise qu’il l’a sans doute déjà fait par le passé. En effet, à la vue des sensilles, le primate tend sa main au Voyageur et celui-ci les lui installe. La première est fixée à son pouce, l’autre au centre de la paume titanesque du singe ; une chorégraphie qu’ils ont à l’évidence répétée à plusieurs reprises.
Pour la première fois depuis le début de mon Immersion, j’envisage l’idée que Iori essaye de faire passer un message ou de prouver quelque chose. Jusqu’alors, ses transmissions avaient presque toujours été centrés sur l’aventure et l’exploration, avec en filigrane le désir d’en faire des œuvres d’art éphémères. Il avait escaladé des montagnes, traversé des marais, survécu aux attaques de bêtes féroces en tous genres, visité des ruines – mes épisodes préférés, construit des cabanes, des bûchers, dessiné une fresque immense – Shandia en demi-déesse bravant dans son yukata les flots déchaînés – dans le sable d’une plage à marée basse, pour la contempler se faire engloutir par les assauts bègues des vagues aveugles, et mille et une autre activités à la portée d’un homme vagabondant en solitaire à la surface de la Terre.
Aujourd’hui, le ton est différent. Mon idole se livre à une expérience scientifique à ma connaissance inédite. Une rapide requête à ma Graine m’apprend qu’il n’existe pas de précédent officiel d’un tel essai et, mieux encore, que Iori est le seul humain à s’être trouvé en contact direct avec un gorille des montagnes depuis le Grand Mélange. Cela ne me surprend guère. D’une part, la politique des hommes en général est désormais de laisser les animaux le plus tranquille possible et d’autre part, le continent africain compte moins de Cités que les autres ; c’est depuis plus d’un siècle un gigantesque territoire quasiment vierge de toute présence humaine.
Iori a fini ses branchements. Il s’est replacé face au paysage, dont des pans entiers sont maintenant plongés dans l’ombre. La nuée d’oiseaux a disparu, laissant au ciel étoilé son tour de gloire.
Et maintenant, quoi ?
— Le jour a été bon, roi des montagnes.
Je m’entends prononcer ces mots à haute voix mais, dans le même temps, Iori demande à sa Graine de les envoyer vers le primate et ils me parviennent aussi sous cette forme particulière, comme lorsque je parle à Senga, à la façon d’une pensée qui ne viendrait pas de mon propre cerveau. Je réalise que, même ainsi, je suis capable de différencier les messages que je reçois. L’émission de Iori via sa Graine, via l’Arbre, est plus nette, plus structurée que celle de Senga, pour un peu, j’aurais l’impression que sa phrase a été écrite en toutes lettres devant mes yeux, tandis que les interventions de mon ami sont plus vives et moins claires, comme des fulgurances, et me permettent de saisir son propos sans nécessairement passer par une phrase construite. Cela tient-il des personnalités de chacun, de la complicité entre les interlocuteurs ou encore est-ce une décision prise et maîtrisée ? Il faudra que j’y réfléchisse à tête reposée, que je fasse des expériences. Je suis encore loin de comprendre toutes les subtilités de l’Arbre et de nos Graines.
— La lumière meurt, assassin.
À peine ai-je le temps de réaliser que ce n’est ni Iori ni Senga qui ont émis ce message que je le reçois à nouveau, un peu modifié.
— La lumière part, Qui-tue.
Et une troisième fois.
— La lumière s’endort, Dont-le-clan-se-mutile.
Je n’en reviens pas … Le gorille parle ! Pas avec des mots, pas avec ses lèvres, non, bien sûr que non, mais il communique via l’Arbre avec Iori, par impulsions électriques, je suppose, que le vagabond essaye de nous traduire le plus exactement possible.
Est-ce vrai ? Est-ce réel ?
Notre hôte a-t-il vraiment réussi à établir un dialogue sensé avec un singe ?
J’assiste, médusé, à la suite de la conversation.
Iori parle et je sens au ton qu’il utilise qu’il a déjà maintes fois échangé ces mots exacts avec le primate.
— Roi, je n’ai jamais tué, ni mutilé, personne.
Le gorille hausse les épaules en une parodie étrange d’expressivité humaine.
— Pas toi.
Puis.
— Loin.
Iori rebondit sur ces paroles. Sa concentration s’est aiguisée d’un cran.
Il demande au primate.
— Loin comment ?
Le singe tape cinq fois sur la natte du dos de ses phalanges. Les mots viennent lentement.
— Le père du père du père du père du père.
Iori absorbe l’information, la digère et la recrache, mieux formulée, pour son audience.
— Tu dis que mes ancêtres tuaient les vôtres ?
Le gorille émet un son bref et guttural, que je ne peux m’empêcher d’associer à un ricanement.
— Non. Pas nous. Nous cachés. Nous montagnes.
Je sens mes sourcils, ceux de Iori, et de l’humanité avec, se froncer. Sa respiration se décale d’un temps par rapport à son habituel rythme imperturbable. Il ne s’attendait pas à ce que la conversation prenne cette tournure.
— Roi, je ne comprends pas … Si mes ancêtres ne vous chassaient pas, qui assassinaient-ils ?
La nuit est presque tout à fait tombée désormais, une brise légère et fraîche effleure le monde, les feuilles frémissantes, les lionnes qui s’éveillent lentement et reniflent cette vague d’air à la recherche d’un fumet de proie, la tignasse de Iori dont une mèche vient régulièrement caresser le front, la fourrure soyeuse du gigantesque dos argenté et la forêt luxuriante derrière eux ; c’est un murmure apaisé qu’offre le ciel à la terre sous la forme d’une douce onde invisible.
Incapables malgré eux de ressentir la moindre angoisse, unis tous ensemble dans ce corps puissant, au milieu de ce cadre somptueux, les humains attendent le verdict : de qui nos ancêtres sont-ils les meurtriers ?
La réponse ne se fait pas attendre.
— Vous. Vous assassins, vous morts. Morts, tous.
Ayant dit, le gorille secoue sa main pour en faire tomber les sensilles, la pose brièvement sur l’épaule de Iori en un geste confondant d’humanité, puis se relève et s’en va.
Iori ne bronche pas, il ne bouge pas, ne fait aucun commentaire. Il nous a montré ce qu’il voulait nous montrer, le reste n’est pas de son ressort. Il regarde les dernières trainées de couleurs quitter les nuages qui s’effilochent à l’horizon puis reste assis dans le noir, sans couper la connexion, apparemment perdu dans ses pensées. Et je reste avec lui, alors même qu’il n’y a plus rien à voir, à me laisser transporter par sa profonde respiration. J’ai oublié les révélations énigmatiques du grand singe, j’ai oublié les 100% de taux de connexion, j’ai oublié que je suis en réalité allongé sous un arbre en Europe … Je m’occuperai de tout ça plus tard. On en discutera pendant des heures avec Senga et les autres, on trouvera des explications, on formulera des hypothèses, on comprendra tout, mais pour l’heure les activités de mes ancêtres comme celles de mes contemporains me sont bien égales ; je suis avec Iori. Je suis Iori pour la première fois de ma vie et je ne peux songer à rien d’autre. C’est son sang qui coule dans mes veines et son air que je respire. C’est ma première immersion, et je suis déjà accro.
Tant qu’il ne me chassera pas, je ne partirai pas.

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The Pighead
Posté le 16/10/2020
Bon, bah, quand je disais que c'était quelque chose d'organique, je ne m'attendais pas à ce que ça aille aussi loin...

Je salue particulièrement l'effort porté dans la description, peu de gens (à ma connaissance) vont aussi loin dans la description d'un monde et de ce qu'on peut y voir, donc ça, c'est à saluer.

Et une autre chose à saluer est toute cette partie de l'histoire ayant trait à Iori. C'est un personnage presque muet et une espèce de vagabond performer, mais on peut sentir pourquoi il fait une si forte impression aux gens. Il a vraiment un charisme presque messianique (pour arriver à faire se connecter toute l'humanité sur son direct, je pense que c'est le mot le plus adapté), tellement qu'on peut se demander s'il n'a pas une personnalité plus complexe qu'on peut le penser (je me demandais même avant de lire s'il ne faisait pas un peu leader spirituel).

Quoi qu'il en soit, l'histoire se développe de plus en plus et ça me plaît. Go pour le chapitre 3, donc.
Gaspard
Posté le 16/10/2020
Super.
Je n'en dis pas trop sur Iori pour le moment pour ne pas gâcher ta lecture. Mais on pourra discuter de lui plus longuement par la suite.
Tu avais effectivement vu très juste dès le début avec l'organique. J'y tiens beaucoup.
Ben Baker
Posté le 28/09/2020
Et bien! Ça a changé Youtube!
Blague à part, j'aime beaucoup ton histoire et ce monde que tu as créé. L'écriture est agréable à lire. Je ne sais pas encore où tout cela va mener mais j'ai le pressentiment que je vais apprécier la suite!
Gaspard
Posté le 16/10/2020
Haha
Oui, Youtube 4.0., nous voilà.
MaRcO
Posté le 05/04/2020
Ce récit métaphorique est une magnifique parabole dont j'ai hâte de connaître la conclusion tant cela me parle comme si ma graine aussi me reliait à l'histoire
Gaspard
Posté le 05/04/2020
Mon cher Marc,
Indéniablement, ta graine y est reliée :)
Cocochoup
Posté le 05/04/2020
Je me pose une question, la connexion de la graine n'est donc pas automatique ? Y a t il des personnes qui refusent cette connexion du coup ? Même si je comprend bien qu'il n'y a pas vraiment d'intérêt à la refuser...
Gaspard
Posté le 05/04/2020
Coucou Corinne,
Je décris un peu plus tard le fonctionnement de la Graine. Mais je peux te donner quelques détails ici :) l'Éclosion de la Graine, qui rend possible son utilisation, intervient en général en fin d'adolescence. Une fois Éveillé, on peut l'utiliser quand on veut, mais c'est quelque chose de conscient. On peut aussi ne pas l'utiliser. Artyom est un cas parce qu'il s'est privé de l'utilisation de sa Graine éclose pendant 10 mois. La plupart des jeunes de ce monde passent plusieurs semaines à l'utiliser sans cesse dès qu'ils s'Éveillent ^^ mais Artyom voulait Iori, et personne d'autre.
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