Chapitre 2

6 ans plus tard

Après avoir terminé ses études, Agathe avait rejoint un laboratoire de recherche en neurosciences. Elle côtoyait quotidiennement des individus de niveau 2 et 3 dans un environnement extrêmement stimulant. Cependant, aujourd’hui, elle avait du mal à se concentrer sur l’objet de ses recherches. Dans moins de 24 heures, elle serait confrontée à un nouvel examen de son niveau de conscience, et elle ne pouvait s’empêcher d’imaginer les différents scénarios possibles. Les rétrogradations étaient rares chez les jeunes adultes, mais elle considéra tout de même l’éventualité d’un retour au premier niveau. Dans ce cas, elle serait malheureusement contrainte de quitter son poste actuel. L’hypothèse la plus probable était une stabilisation de son statut, avec des résultats proches de sa dernière performance. Enfin, bien qu’il soit extrêmement difficile d’atteindre le troisième niveau, Agathe se permit de fantasmer les privilèges des quelques individus qui parvenaient à accomplir cet exploit.

Ses réflexions furent interrompues par l’impact bruyant d'un dossier qui atterrit sur son bureau. Surprise, Agathe regarda le document sans même se préoccuper de la personne qui l’avait déposé. Il s’agissait des résultats de la dernière expérience qu’elle avait menée au laboratoire. Ses recherches consistaient à étudier de nombreuses espèces animales afin d’identifier des paliers de conscience caractéristiques. En remontant vers des formes de vie primitives, son équipe espérait ainsi élucider le mystère de l’émergence de la conscience. Sur la première page du rapport, le titre de l’étude mentionnait le nom de l’espèce concernée : Physarum polycephalum, un organisme unicellulaire couramment surnommé “blob” par les chercheurs du laboratoire. Agathe leva enfin la tête pour identifier le porteur de cette potentielle bonne nouvelle. Il s’agissait de Liam, un collègue avec qui elle appréciait tout particulièrement travailler.

« C’est le blob ? Il a réussi le test ?!

- Avec un magnifique score moyen de 0,217. Et dire que certains insectes sont incapables d’atteindre ce niveau…

- C’était la version avec le test de mémoire ?

- Ouais. Il a été particulièrement brillant sur les tâches de mémorisation et d’optimisation. »

Agathe fut prise d’un sentiment de vertige existentiel en parcourant les premières pages du rapport de l’expérience. Bien que ces résultats soient cohérents avec leur hypothèse actuelle, aucune équipe du laboratoire n’avait encore réussi à obtenir des mesures aussi précises. Avec cette expérience, Liam et Agathe venaient de prouver qu’un organisme dépourvu de cerveau et de système nerveux central possédait des capacités suffisantes pour atteindre un niveau de conscience non négligeable. Cette découverte remettait totalement en question le paradigme actuel, qui supposait que la conscience ne pouvait émerger qu’au sein d’une structure cérébrale suffisamment développée.

Jusqu’à présent, Agathe avait toujours considéré que sa conscience était indissociable de son cerveau. Cependant, depuis la révélation des compétences du blob, elle commençait à concevoir sa conscience comme un concept diffus, potentiellement dispersé dans l’ensemble de son corps. Ce changement de perspective occupa ses pensées jusqu’à la fin de sa journée de travail, et elle ne songea à son examen qu’une fois de retour chez elle.

Le lendemain, Agathe arriva un peu en avance devant le centre d’évaluation de la conscience. Une vingtaine de personnes attendaient l’ouverture des portes, dont quelques enfants qui étaient venus accompagnés de leurs parents pour effectuer leur test annuel obligatoire. Agathe s’amusa quelques instants à essayer de deviner leur niveau de conscience. Certains semblaient bien plus lucides que d’autres, même si les critères comportementaux n’étaient pas toujours fiables. Les portes s’ouvrirent enfin, et chaque candidat fut orienté vers une salle d’examen. Agathe trouva rapidement la sienne, dans laquelle une examinatrice l’invita à s’asseoir. Elle connaissait suffisamment bien la procédure pour se contenter d'attendre calmement le signal de départ.

La première partie de l’examen était assez classique : une série d’exercices purement logiques qui ne nécessitaient aucune connaissance préalable. Agathe répondit avec assurance aux vingt questions, en prenant le temps de vérifier chacune de ses réponses. La deuxième section était constituée de questions ouvertes, qui la poussèrent à reconsidérer à plusieurs reprises son rapport au monde afin de répondre aux plus délicates d’entre elles. Une question portant sur sa perception de l’espace et du temps l’emporta notamment dans une longue réflexion qu’elle aurait préféré pouvoir écourter.

Alors qu’elle rédigeait sa dernière réponse, l’examinatrice annonça qu’il ne lui restait plus que cinq minutes pour terminer la troisième partie. Agathe tourna précipitamment la page pour révéler le long questionnaire à choix multiples qui s’y trouvait. Elle commença à paniquer, étant convaincue qu’elle n’aurait jamais le temps de répondre à toutes ces questions. Il ne restait désormais que quatre minutes, et Agathe lisait frénétiquement les énoncés, sans parvenir à se focaliser sur l’un d’eux. Elle ferma alors les yeux dans l’espoir de retrouver son calme.

Lorsqu’elle ouvrit les yeux, l’horloge du mur opposé lui indiqua qu’il restait deux minutes avant la fin de l’examen. Agathe baissa la tête, dépitée. Elle imaginait déjà les conséquences de son échec et d’un retour au premier niveau, quand soudain, elle remarqua qu’une autre question ouverte figurait au début de cette troisième partie de l’examen. Il était simplement écrit “Démontrez votre liberté”, au-dessus d’une zone vierge destinée à recevoir une réponse.

Comme le questionnaire à choix multiples débutait directement après cette zone vierge, Agathe décida d’utiliser les cases vides afin de formuler sa démonstration. Elle commença par cocher une dizaine de fois consécutives la réponse numéro 2, sans se préoccuper des questions associées. Après avoir dépassé la moitié du questionnaire, ses gestes répétitifs quittèrent progressivement les limites des cases de la deuxième colonne pour glisser vers celles de la troisième. Lorsqu’elle atteignit le bas de la page, la série de croix qu’elle venait de tracer formait une courbe fluide qui se terminait dans la troisième case de la dernière question. L’examinatrice annonça la fin de l’examen et Agathe lâcha son stylo en soupirant.

L’attente qui la séparait de la révélation des résultats lui parut interminable. Elle ne pouvait s’empêcher de repenser à toutes les questions sur lesquelles elle avait perdu du temps dans la deuxième section de l’examen. Agathe songea également à cette étrange troisième partie, dont la structure ne correspondait à aucune méthode d’évaluation connue. Le centre était libre d’élaborer ses propres critères de certification, mais ils devaient tous être approuvés par le comité international. Elle se demanda alors si elle participerait un jour à la conception d’un examen de conscience destinés aux humains.

Agathe fut convoquée à 16h pour recevoir ses résultats, ce qui était étonnamment tard par rapport aux habitudes du centre d’évaluation. Elle patienta chez elle, en essayant de distraire son esprit autant que possible. Lorsque l’heure fut venue, elle retourna au centre, où elle ne croisa personne. Agathe s’installa dans la salle indiquée sur sa convocation, puis elle attendit l’arrivée d’un examinateur.

Quelques minutes plus tard, Agathe perçut des bruits de pas dans le couloir. Elle tourna la tête précisément au moment où Meredith Eggenschwiller, la directrice du centre d’évaluation, entra dans la pièce. Agathe se redressa sur sa chaise. Elle hésita même à se lever pour accueillir convenablement cette personnalité mondialement reconnue. En plus d’avoir ouvert l’un des premiers centres d’évaluation de la conscience, Meredith faisait partie des rares personnes à avoir atteint le quatrième niveau. D’après les rumeurs, elle oscillait désormais entre des scores allant de 3.9 à 4.2.

Agathe demeura immobile et silencieuse, en espérant que cette rencontre inattendue ne soit pas le présage de la rétrogradation qu’elle craignait tant. La directrice s’approcha d’elle et lui tendit sa main droite.

« Meredith Eggenschwiller, directrice du centre d’évaluation de la conscience. Vous êtes bien Agathe Sorell ?

- Je… oui. Bonjour madame. » balbutia Agathe en lui serrant la main. Le regard perçant de Meredith était difficile à soutenir plus d’une fraction de seconde. Une aura de maîtrise totale émanait de tout son être, comme si elle était consciente de chacun de ses gestes et de chaque détail de son environnement. Elle s’assit en face d’Agathe avant de sortir un épais dossier de son sac à main. La directrice maintenait le document incliné face à elle, de sorte qu’Agathe ne puisse en apercevoir le contenu.

« Malheureusement, certaines de vos réponses n’ont pas pu être traitées par notre algorithme d’évaluation. Nous avons donc fait appel à nos experts pour attribuer manuellement un score à votre examen, ce qui explique cette convocation tardive. J’ai supervisé l’ensemble de la procédure, et je confirme la validité de ce résultat. »

Elle fit une courte pause. Agathe bloqua sa respiration dans l’attente de l’annonce qui devait suivre.

« Félicitations madame Sorell, vous avez obtenu un score de 3.1 à votre examen de ce matin. »

Meredith laissa délicatement tomber le rapport d’évaluation sur la table, ce qui permit à Agathe de lire, à l’envers, sa note finale entourée dans un cercle rouge. Une expiration saccadée la libéra de son apnée. Elle parvint à réagir en posant la seule question qui lui semblait pertinente.

« C’est grâce à la troisième partie ?

- En effet. Votre réponse à cette question vous a octroyé 73% des points disponibles pour cette dernière section. Peu de candidats ont dépassé les 30%. »

Agathe se demanda quel score elle aurait atteint sans cet élan de lucidité survenu dans les dernières minutes de l’examen. Elle avait l’impression désagréable d’avoir obtenu ce score exceptionnel grâce à une réaction purement instinctive plutôt qu’une réelle décision consciente. Elle fronça les sourcils.

« Est-ce que tout va bien ? demanda Meredith.

- Oui, pardon. C’est juste que… je ne m’attendais pas à un score aussi élevé.

- Les résultats des tests de conscience sont parfois surprenants, même pour ceux qui ont l’habitude d’y être confrontés. »

Agathe pensa à l’expérience du blob. Lui aussi serait probablement surpris d’avoir atteint un tel score s’il pouvait en être conscient.

La suite de l'entretien resta très formelle. La directrice du centre d’évaluation expliqua brièvement les avantages dont les individus de niveau 3 pouvaient profiter. Agathe posa peu de questions, car sa profession l’exposait quotidiennement aux différents paliers de conscience. Elle demeura cependant très attentive au discours de Meredith, pour qui elle éprouvait de plus en plus de respect et d’admiration. Lorsque la directrice eut terminé ses explications, Agathe la remercia chaleureusement avant de quitter le centre d’évaluation.

Bien qu’elle fut totalement inattendue, la transition vers le troisième niveau lui sembla bien plus fluide et naturelle que la précédente. En plus d’améliorer significativement le statut social d’Agathe, ce résultat exceptionnel lui avait donné l’opportunité de rencontrer pour la première fois une personne de niveau 4. Sa brève interaction avec Meredith Eggenschwiller avait d’ailleurs déclenché sa nouvelle ambition : atteindre elle aussi le quatrième niveau.

Sans qu’elle n’ait rien demandé à personne, Agathe obtint une promotion dès que le chef de son équipe apprit les résultats de son examen. Bien que cette décision ne lui semblât pas totalement justifiée, elle accepta sans hésiter. Elle fut affectée à un laboratoire qui étudiait les mécanismes de la conscience humaine. En plus d’être fascinée par ce sujet, Agathe espérait pouvoir profiter de ces recherches pour améliorer son propre niveau de conscience. Pendant les semaines qui suivirent, elle s’intégra rapidement au sein de l’équipe de chercheurs, dont plusieurs membres avaient également atteint le troisième niveau.

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!Brune!
Posté le 30/12/2022
Coucou,
Un deuxième chapitre intéressant, fluide et bien construit. Tu nous entraines doucement à suivre les pas d'Agathe.
Jai beaucoup aimé le passage sur le "blob" et l'idée que la conscience ne soit pas attachée, reliée à un seul élément. Peut-être vas-tu exploiter ce concept dans les chapitres suivants ?
J'ai hâte de voir !
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