Chapitre 2

Mes yeux s'ouvrent sur un plafond immaculé, mais aujourd'hui, quelque chose a changé. Juste avant que mon esprit ne s'allume, il y a un moment de flottement, comme une bribe de souvenir qui s'attarde. Cela ne dure qu'une seconde avant que je ne sois totalement réveillée. Je me lève et effectue ma routine matinale suivie de ma promenade habituelle : école primaire, trappe à bébé, musée et enfin le réfectoire.

— Bonjour, Eleanor, belle journée, me dit William.

— Bonjour, William, belle journée en effet.

Je m'assieds et commence mon repas, les yeux fixés sur mon assiette. Je découpe le bloc de nutriments et le mange. Comme toujours, il n'a aucun goût et bien que cela ne me dérange pas, je le remarque pour la première fois.

— Au revoir, Eleanor, à ce soir.

— Au revoir, William, à ce soir, dis-je avant de mettre fin à l'un des rares contacts visuels de ma journée.

Une fois de retour dans ma chambre, je me mets au travail. Comme chaque jour, les seules pauses que je m'accorde sont la vingtaine de pas que j'effectue de temps en temps lorsque mon bracelet me rappelle de bouger. Alors qu'il me reste encore une heure de travail, je commence à ressentir de la difficulté à me concentrer en regardant les séries de chiffres sur l'écran.

C'est inhabituel, il est donc nécessaire d'investiguer un éventuel problème. Je tape mon matricule dans la base de données du réseau de la Ville et accède à mes paramètres vitaux, récoltés à l'aide du bracelet. Rien d'anormal ces quarante-huit dernières heures, tout est stable à l'exception d'une légère accélération de la fréquence cardiaque la minute précédant mon réveil ce matin. Juste trois battements de plus. Rien d'inquiétant, cela peut arriver parfois, le corps humain n'est pas une machine parfaite.

Je ferme mon dossier et me remets à travailler jusqu'à ce que mon bracelet sonne pour m'indiquer qu'il est dix-huit heures. Je me rends donc au réfectoire où William m'attend, fidèle au poste.

— Bonsoir, William, la journée a été chargée, dis-je en m'asseyant tout en maintenant le contact visuel.

— Bonsoir, Eleanor, une journée bien chargée en effet, répond-il en me regardant avant de s'intéresser exclusivement au contenu de son assiette.

Encore une fois, le manque de goût de mon repas se fait ressentir. J'ai l'impression de mâcher de l'air caoutchouteux et avaler me demande un effort inhabituel. Nous finissons notre assiette au même moment. Nous nous levons et je fixe les pupilles de mon compagnon.

— Bonne nuit, William.

— Bonne nuit, Eleanor, dit-il avant de détourner les yeux et de se diriger vers la sortie.

Je fais de même et, une fois dans ma chambre, assise devant mon bureau, je regarde mon écran en réfléchissant. Il serait logique de continuer mes recherches de la veille, mais je ne peux m'empêcher de penser à la fatigue que j'ai ressentie cet après-midi. Je passe donc ma soirée à lire diverses études sur le sujet avant d'aller me coucher. Je ferme les yeux et ma conscience s'éteint comme si quelqu'un avait appuyé sur un interrupteur.

***

J'ai l'impression de flotter, je baisse les yeux et vois qu'il n'y a rien sous mes pieds. Juste un gouffre noir, mais pourtant je ne tombe pas. Je me contente de rester sur place, comme suspendue par une force invisible. Je regarde autour de moi, il n'y a toujours rien à part l'obscurité. Je n'ai pas le temps de me demander ce que je fais là, ni quel est ce lieu, que j'entends une voix derrière moi :

— Bonjour, Eleanor, belle journée.

Je me retourne et me retrouve en face de William qui m'observe avec son visage inexpressif. Il est assis à la table du réfectoire les mains de chaque côté de son plateau, attendant que je lui rende ses salutations avant de pouvoir manger. Il n'y a rien autour de lui, juste le néant.

— Où sommes-nous ? dis-je à la place de la réponse habituelle.

Il ouvre la bouche et se met à parler, mais seul un bruit strident en sort, chaque son espacé par une courte pause silencieuse lorsque ses lèvres se ferment.

***

La sonnerie émise par mon bracelet, le même son que William quelques secondes plus tôt, me tire du sommeil en sursaut. Mon cœur bat si rapidement que je le sens cogner contre ma poitrine. Je regarde l'écran sur mon poignet et lis le message « debout ». J'obéis, désorientée, avant de remarquer l'heure affichée dans la partie supérieure gauche du bijou. Six heures deux, mon lit ne m'a-t-il donc pas sortie réveillée ?

Machinalement, je me dirige vers le lavabo pendant que la cadence frénétique de mon cœur se normalise peu à peu. Les questions se succèdent dans ma tête : que vient-il de m'arriver ? Est-ce une hallucination ? Pourquoi ne me suis-je pas réveillée automatiquement comme chaque matin ? Faut-il que je me rende au centre de soin immédiatement, ou vaut-il mieux attendre de voir si cela se répète ?

Perdue dans mes réflexions, je me rends compte que, par automatisme, j'ai effectué ma routine matinale lorsqu'un cri strident me sort de mes pensées. Je regarde dans la direction du son et remarque que j'ai atteint l'école primaire où les enfants s'époumonent en attendant le début des cours. Je décide que toutes ces questions n'ont pas d'importance pour l'heure, c'est un événement isolé. Il n'y a pas de raison d'en parler à qui que ce soit si cela ne se reproduit pas. Je continue ma promenade en passant devant la trappe à bébé et le musée avant d'atteindre le réfectoire et de continuer ma journée.

Une fois le repas insipide du soir terminé, je souhaite bonne nuit à un William tout aussi inexpressif que dans mon hallucination avant de rejoindre ma chambre et de m'asseoir devant mon bureau. J'épluche plusieurs articles dans le but de comprendre ce qui m'est arrivé le matin même. Après une heure de recherche, j'en arrive à la conclusion que j'ai rêvée, mais comment est-ce possible ? Le lit supprime toutes les étapes du sommeil excepté la phase profonde. Personne ne rêve. Personne ne peut rêver. Même les enfants trop jeunes pour avoir leurs émotions effacées n'en sont pas capables puisque les lits contrôlent tout de même leur sommeil.

La sonnerie de mon bracelet me sauve des questions qui se bousculent dans ma tête. Je regarde l'écran sur lequel le message « allez dormir » est apparu. Je me dirige vers mon lit en me demandant si je vais encore rêver cette nuit. À cette pensée, je sens un poids comprimer ma poitrine. C’est inhabituel, je regarde à nouveau l’écran à mon poignet, mais toutes mes constantes sont stables.

Je me couche, ferme les yeux et ma conscience lutte faiblement pendant une fraction de seconde avant de s'éteindre, comme si quelqu'un avait appuyé sur un interrupteur.

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galōra
Posté le 24/07/2020
Je suis tellement curieuse et intriguée ! J'aime vraiment beaucoup la façon dont tu dissémines ces bribes d'émotion, Eleanor s'éveille peu à peu et nous aussi, du coup. Et malgré son manque évident de conversation, je m'attache déjà à William... Je sens que je ne devrais pas, pourtant !
Evermagic
Posté le 27/07/2020
Merci beaucoup pour ton commentaire qui me fait bien plaisir ^^
Et pour William, l'avenir te diras si tu as raison ou tort. Mais c'est vrai que son manque de conversation est problématique pour qu'on s'attache à lui!
Zoju
Posté le 14/07/2020
Salut ! Ces premiers chapitres sont assez intrigants. C'est vraiment ce genre de vie qui me plairait. Même si ce n'est pas drôle, j'ai bien ri devant la tristesse des dialogues que s'échangent Eleanor et William. On se demande bien pourquoi créer ce système. Sans doute pour maintenir l'espèce humaine, mais il doit bien avoir une autre raison. Il y a déjà pas mal d’interrogations qui sont là comme sur la pluie et sur les sauvages qui se trouvent à l'extérieur. Comment arrivent-t-ils à survivre malgré cette pluie. Pour l'instant, ces deux premiers chapitres sont assez neutres et c'est normal qu'à ce stade, Eleanor ne ressent pas d'émotions. C'est froid et concis, mais il y a déjà un peu de changement. Ce sera intéressant de voir comment cela va évoluer. Juste une question, est-ce que c'est voulu de répéter régulièrement cette phrase "comme si quelqu'un avait appuyé sur un interrupteur." Pas que cela me dérange, mais il revient souvent. Quoi qu'il en soit, curieuse de connaitre la suite ! :-)
Evermagic
Posté le 15/07/2020
Hello!
C'est vrai que s'ils avaient le droit de conserver leurs émotions ce serait une vie agréable, même si elle manque vraiment de loisir ^^
Et oui, la narration va évoluer avec l'apparition des émotions d'Eleanor, elle va peu à peu perdre son côté mécanique et froid.
La petite phrase "comme si quelqu'un avait appuyé sur un interrupteur" est en effet voulut. Elle sert à montrer l'évolution d'Eleanor, enfin c'est plutôt la partie "je ferme les yeux et..." qui sert à montrer son évolution ;)
En tout cas merci beaucoup pour ton commentaire, j'espère que la suite te plaira!
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