Chapitre 2

Les ombres s'allongeaient et chassaient la lumière. Le soleil, enfin, bascula derrière l'horizon. Quand la voûte céleste se piqueta d'étoiles, les nocturnes quittèrent leurs tanières. Ils se rassemblèrent en files indiennes, et se mirent en ordre de marche. En même temps, des appels se lançaient de l'un à l'autre des groupes. Leur espoir ? Éliminer la menace.

L'origine de l'antagonisme restait imprécise, ensevelie sous la poussière des siècles passés. Cela venait de leur chaos originel, leur souvenance collective n'en retenait pas plus. Une seule certitude : ces monstres diurnes ne pouvaient être que mauvais pour les communautés. Si on les laissait en vie, d'autres viendraient, sans doute pour les massacrer. Pour l'occasion, l'unité était de mise, les querelles entre les clans s'effaçaient…

*

Le crépuscule flamboyait, finissait en apothéose. Debout sur le seuil de la bâtisse, l'homme y assistait. Comme chaque soir, il se gorgerait de cette splendeur ; ensuite, il rentrerait, se calfeutrerait et la fureur débuterait. Étonnamment, il s'attarda après les derniers feux du couchant. Le ciel assombri s'éclaira peu à peu d'une myriade de galaxies lointaines. Les yeux levés vers le firmament, il laissa une intense nostalgie lui serrer le cœur, de précieuses minutes s'écoulèrent.

Une hululation proche le sortit de sa rêverie ; il tressaillit, regarda autour de lui. Plusieurs créatures franchissaient les limites de la propriété. Leurs corps blanchâtres se dessinaient nettement sous la faible lueur des brisures de lune. Une modulation plus intense se propagea dans l'air nocturne, d'autres êtres arrivaient en nombre derrière les premiers et commencèrent à courir. Ne laissant pas sa stupeur exister, il se rua à l'intérieur, se barricada et mit sous tension la protection énergétique. Juste à temps, la porte trembla sous un choc violent. Un cri d'intense souffrance suivit. Lui, ferma les yeux, reprit son souffle ; il l'avait échappé belle.

Je dois être plus prudent.

Il se reprit, monta à l'étage où sa compagne se reposait depuis plusieurs heures déjà. Afin de maîtriser sa crise de rage, il s'était vu contraint de la sédater. La voir dans cet état lui brisait l'âme. La rareté de ce type de crise, depuis leur arrivée, lui faisait oublier à quel point elle devenait violente en cas de frustration. Il la comprenait, car travailler durant des jours, puis voir ses efforts anéantis en une fraction de seconde, en abattrait plus d'un. Lui-même reconnaissait son état de colère, d'impuissance. Leurs chances de quitter ce lieu se réduisaient inexorablement.

Son humeur s'assombrit davantage, il arriva à l'étage, entra dans la pièce où elle dormait. Hors de la maison, les modulations vocales se poursuivaient, entrecoupées de grognements, et de chocs successifs qui parvenaient, malgré la digue électrique, à ébranler la bâtisse. La nuit débutait à peine ; elle risquait d’être longue et sans sommeil pour lui.

*

Ce premier échec consterna les tribus. La colère naquit, enfla, accentua sur le moment les rivalités. Quelques jeunes peu expérimentés, mais saturés d'hormones, commencèrent à en découdre. Des anciens, plus circonspects, vinrent y mettre bon ordre. Ce n'était pas le moment de se diviser. Des litanies d'apaisement circulèrent parmi eux. Comme de doux sanglots, suivis de notes basses et continues. Le calme revint dans les communautés. Des guerriers furent désignés pour poursuivre les assauts, malgré la magie qui leur interdisait l'accès au bâtiment. Cependant, il fut décidé de faire appel aux sorciers des clans, des coursiers furent dépêchés pour aller quérir les plus doués d'entre eux.

*

Allongé aux côtés de sa compagne, les yeux grands ouverts, il demeurait à l'écoute du vacarme nocturne. Son corps épuisé l'appelait au repos, mais son esprit en alerte l'empêchait de fermer l'œil. Un silence soudain survint.

Il bascula du côté de l'unique fenêtre. À travers les planches disjointes qui la consolidaient, la lumière diffractée de la lune morcelée s'insinua jusqu'à lui. L'argent de son regard fatigué étincela brièvement. Il bâilla, ses paupières s'alourdirent, une douce torpeur le submergea.

*

Elle arriva à la tête des chamans. Personne ne lui avait demandé de venir, mais aucun ne paraissait surpris qu'elle soit là. On lui libéra le passage avec respect, mais crainte aussi. Elle n'était attachée à aucune tribu, vivait seule dans son refuge, un endroit inconnu de tous. On la disait éternelle et omnisciente, dépositaire d'un savoir extrêmement ancien. Personne ne devenait sorcier sans qu'elle donne sa bénédiction. D’une note aigüe, elle ordonna à tous de rester en arrière, et aux guerriers de cesser leurs assauts. Pas un ne chercha à contester : suprême était son autorité.

Elle s’avança vers la ferme. Son corps d'opaline, strié d'innombrables scarifications, scintillait sous les fragments de l'astre lunaire. Sur sa poitrine quasi inexistante, d'innombrables sautoirs et colifichets tressautaient. La sorcière portait aussi en bandoulière un sac au contenu mystérieux

Elle commença à faire le tour de la demeure. Son pas lent et prudent évitait adroitement le champ d'énergie, ses yeux opaques inspectait les contours de la maison, étudiait le moyen d'entrer sans dommage. En même temps, elle devinait la présence du couple qui dormait. Pas réellement un danger en soi, mais s'il en arrivait d'autres après eux ? Elle devait savoir ce qu'ils faisaient là, le but qu'ils poursuivaient, avant de prendre toutes décisions définitives. Lentement, elle recula et revint vers ses enfants.

Elle s'adressa à eux, les assura de son soutien, leur expliqua que le maléfice conséquent des étrangers l'obligeait à réfléchir à un contre-sort plus puissant encore. Ils devaient donc retourner en leurs abris jusqu'au lendemain soir. Ses modulations vocales douces, persuasives, insistantes aussi, parvinrent à les convaincre. Ils se retirèrent les uns après les autres.

Bientôt, elle demeura seule, elle émit une sorte de soupir, se rapprocha à nouveau de l'habitation, entra dans un hangar adjacent qui ne bénéficiait pas de la barrière protectrice. L'endroit était sombre, elle distingua une bâche usagée déployée, n'hésita pas à l'enlever. La sorcière examina avec soin ce qu'elle découvrit, puis replaça la toile, sortit. Ce fut pour s'asseoir sous un appentis indépendant de la ferme. Là, elle attendit patiemment la fin de la nuit.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Edouard PArle
Posté le 19/09/2022
Coucou !
J'apprécie toujours autant les passages en italique, je commence à mieux comprendre la situation même si ça demeure assez flou. Ma théorie c'est que la femme est en réalité la sorcière que ce soit en rêve ou dans une autre dimension. Je ne sais pas si je me plante complètement où si c'est ça mais je trouve que cette idée serait sympa.
J'ai vu dans tes réponses que tu appréciais t'appuyer sur l'implicite. C'est vrai que le fait de ne pas donner de prénom aux personnages par exemple, c'est une idée intéressante. Cependant, je trouve que ce serait intéressant d'ajouter quelques éléments supplémentaires par moment pour donner du grain à moudre au lecteur, qu'il puisse faire des théories sur la situation. Ceci dit, les chapitres sont très courts donc c'est normal que ça vienne petit à petit.
Mes remarques :
"circulèrent parmi eux. Comme de doux sanglots," virgule après eux au lieu du point ?
"La sorcière portait aussi en bandoulière un sac au contenu mystérieux" point ?
Un plaisir de découvrir ta plume,
A bientôt !
Akiria
Posté le 19/09/2022
J'aime bien la tournure que ça a pris... Même si on comprend au 1er chapitre qu'ils ne sont pas si sauvage. C'est bon moi je veux que le couple devienne pote avec la sorcière haha, qu'ils se découvrent et apprennent à se connaitre mdr.
Bon je continue ma lecture, j'ai hâte de voir où tu veux nous emmener.
robruelle
Posté le 15/09/2022
C'est vrai que ça prend un tour auquel je ne m'attendais pas !
J'avais déjà compris au premier chapitre que les créatures étaient intelligentes et sociales, mais ça va plus loin que je pensais.
Le fait d'ajouter une sorcière, j'ai beaucoup aimé
ce qu'il y a aussi d'amusant et d'interessant, pour le moment, c'est qu'aucun de tes personnages (sauf erreur de ma part) n'a de nom, ni d'un côté, ni de l'autre. Ça donne une sorte d'étrangeté au récit assez sympa.
J'ai une question, le texte a -t-il changé depuis le commentaire d'Aramis ? Je n'ai pas bien compris sa remarque sur la violence en fin de chapitre ?
A bientôt :)
bealionne
Posté le 16/09/2022
Alors, je n'ai rien changé au chapitre pour le moment. J'ai noté sa remarque sur mon carnet, cependant en vue d'une probable réécriture. Dès que je m'en sentirai le courage. Merci, en tous les cas, pour ta lecture.
Aramis
Posté le 12/09/2022
Ho, c'est super intéressant ce retournement de situation, où on n'est plus sur du tout de qui est le véritable antagoniste de l'histoire : les créatures et la sorcière ? Le couple visiblement coincé là en terre étrangère ? Les deux ? Aucun des deux ? C'est une très bonne idée narrative de retourner ainsi le suspens, ça donne une nouvelle dimension prometteuse au récit !

Seul petit regret : j'ai bizarrement apprécié l'évocation de la crise de nerf de la femme, et l'état intense dans lequel elle s'est plongée : c'est assez anodin et inattendu et à la fois ça donne une vraie valeur à son désespoir. Par contre, je n'avais pas du tout saisi cette violence à la fin du précédent chapitre, car au final, ça ne fait presque qu'être évoqué, et j'ai l'impression que c'est suffisamment important pour s'y attarder un peu plus.

Au plaisir !
bealionne
Posté le 13/09/2022
Oui, lorsque j'écris, j'essaie toujours de ne pas décrire un univers trop manichéen, d'ajouter des touches de gris çà et là, pour le rendre plus crédible. Pour ta remarque sur la crise de nerf de la femme, et comme je te l'ai dit sur le premier chapitre. J'essaie de jouer sur l'implicite. Ce passage au premier chapitre, je l'avais ajouté, puis-je l'ait ôté, car je trouvais qu'il faisait double emploie. Avec ce que je décrivais au second. Par ailleurs, c'est dans mon habitude de dispenser les informations sur mes personnages au fur et à mesure du récit, je les distille en fait pour éviter de trop alourdir mon propos. Néanmoins, tu as attiré mon attention, je vais réfléchir à ajouter peut-être un indice où deux pour expliciter un peu cette crise de nerfs, sur le premier chapitre.
Merci encore pour ta lecture et tes remarques.
Aramis
Posté le 13/09/2022
En fait je crois que ce n'est même pas forcément le fait de l'expliquer, dans le sens où j'ai bien aimé (pareil j'aime beaucoup l'implicite donc ça ne me dérange pas en général !) ne pas forcément comprendre pourquoi elle avait une réaction aussi violente, ni exactement ce qui se produisait chez elle ! C'était plutôt dans le sens, peut être donner encore quelques lignes à cette action, pour la mettre ne exergue, mais garder le fait qu'on découvre que c'est une crise de nerf seulement au chapitre suivant avec l'ellipse !
bealionne
Posté le 16/09/2022
C'est noté, je verrais à suivre ton conseil lors de ma réécriture, encore merci.
Aliam JCR
Posté le 12/09/2022
Salut bealionne,

Je continue ma lecture de ton histoire et je trouve cela toujours aussi bien. Tu as vraiment une écriture très fluide qui permet de lire sans se prendre la tête. J'ai hâte de te voir poster la suite !
bealionne
Posté le 12/09/2022
Merci beaucoup, je posterai les huit chapitres disponibles, petits à petit.
Vous lisez