Chapitre 19 : Un conflit sans pied ni tête

Chapitre 19 : Un conflit sans pied ni tête

 

Evangile de Portail, Numéro 1, verset 10

 

« C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras des algues, jusqu’à ce que tu retourne à la mer puisque c’est d’elle que tu as été prise ; car tu es sable, et tu retourneras au sable. »

*

Quand la main s’abattit sur le bastingage, Spirale sût tout de suite à qui elle avait affaire. Ce fut comme un souffle retenu, un instant de flottement au milieu de la bataille… C’était une main d’ours, aux doigts épais, faite pour manier une grosse hache et non la longue guisarme auquel elle était habituée.

La grande mère savait que ce moment allait arriver, mais elle espérait pouvoir le repousser. Maintenant, alors que la voile de l’amiral Yvette flambait aussi et que les bateaux alliés étaient abordés de toutes part… Seul le navire des sombres restait hors de porté de l’ennemi, en renfort. Non, le moment était mal choisi, mais connaissant Dédale, il fallait s’attendre à d’autres surprises comme celle-là.

La Capitaine de la garde sauta lestement sur le pont avant de déplier tranquillement sa silhouette d’ours, comme si elle n’était pas entouré de tirs de pistolets et de canons.

— Amy Khabira, il semblerai que je réclame une audience privé.

— Une audience demandé sans la politesse nécessaire, Murène.

Un mince sourire se dessina sur le visage de la pirate qui n’atteignit pas ses petits yeux noirs et brillants comme des scarabées.

— Croyez-moi, je suis désolée que les choses tournent de cette façon. Mais j’aurai pu écoper d’une adversaire plus minable.

Spirale jeta un coup d’oeil derrière son épaule. Pas sûre qu’elle puisse gérer la bataille qui se déroulait sur son pont et un combat contre la capitaine de la garde de concert.

Elle prit une lampée de rhum pour se donner du courage et réajusta ses doigts sur la poignée de son sabre :

— Oh, tu flattes la vieille femme que je suis.

— La championne de la dernière guerre, et ma prêtresse. Ne vous sous-estimez pas, madame, j’en serais offensée.

Spirale se demandait comment elle pourrait gagner contre pareil adversaire quand une silhouette se balança du bateau voisin au bout d’un bout pour attérir en position du chevalier.

— Ouh mon lombago !

Spirale et Murène observèrent d’un air perplexe la Capitaine Cougnette qui venait de se jeter dans la bataille, bientôt suivie de Frangipane qui tira sur deux ennemi qui passèrent par dessus le bastingage en hurlant. L’odeur du fer et de la poudre brulait le nez et les yeux.

— On vous laissera pas tomber, hurla la maitre coq tout en brandissant une énorme fourchette.

Sa carrure était tellement proche de celle de Murène qu’il devait y avoir quelques gênes en commun entre les deux, mais toute ressemblance s’arrêtait là. La Capitaine Cougnette avait sortit sa rapière et la tendit en avant, transperçant une pirate hurlante qui passait par là :

— Gère ce combat, minotte. Nous on s’occupe du reste de la bataille.

Il n’y avait bien qu’elle pour qualifier Spirale de « minotte » et cela remis un peu de coeur au ventre à la prêtresse.

— Et l’Amiral Yvette?

— Perdu. Le feu le bouffe. Tartine va gérer la fin.

A ce moment là, le navire en question tourna son mat enflammé et sa proue vers le large, afin de s’éloigner des autres bateaux, pendant que le reste de l’équipage sautait dans des chaloupes prêtes à rejoindre la terre.

— Bien, en garde alors !

Murène ploya les genoux et se tendit en avant, sa lance au bout du bras et sa  longue natte ondulant sous le vent et les embruns.

— Commençons, Amy Khabira.

Spirale sortit son couteau pour le tenir en renfort. Elle attaqua la première, se ruant sur son adversaire en faisant tournoyer sa lame. Murène la bloqua avant qu’elle n’approche son périmètre, et Spirale bondit en arrière, les yeux plissés. Les guisarmiers n’aimaient pas trop qu’on rentre dans le combat rapproché en général et Murène ne faisait pas exception.

La lance dessina de grands traits dans les airs, son adversaire ne quittant pas des yeux l’éclair argenté qui virevoltait entre les bouts, les voiles et les combats qui se déroulaient par dizaines. La grande mère finit par déraper sur une flaque de sang avant de se rattraper sur un tonneau. Elle sauta en l’air pour éviter la lance qui dessinait un large cercle autour de sa propriétaire et attaqua à son tour pour se frotter aussitôt à la garde impénétrable de la guisarmière. Elle retomba sur ses jambes, envoya rouler le tonneau d’un coup de pied vers Murène qui le dévia d’une taloche. On entendit bientôt beugler la Capitaine Cougnette qui venait visiblement de se faire écrabouiller :

— Non, mais c’est pas bientôt fini de faire les zouaves ? Y’en a qui bossent !

La Capitaine de la garde l’ignora tandis que Spirale ne pouvait que noter que leurs troupes étaient en difficultés.

L’échange se poursuivit et la grande mère dût se rendre à l’évidence : bien qu’elle ne soit pas encore blessée, elle ne dominait pas ce combat.

— Arrêtez de rêvasser.

La pointe de la lance lui frôla les poils de nez.

— Désolée, je m’ennuyais un peu.

Un sourire en coin fleurit sur les lèvres sévères de Murène :

— Je vais m’efforcer de mieux vous divertir.

Elle ne mentait pas. Spirale sentit qu’une tempête se préparait. La lance tourbillonna, son sabre le bloqua et la violence du mouvement se répercuta dans tout son bras, faisant vibrer ses os. De son autre main, la grande mère jeta son couteau, la grosse patte de Murène jaillit, arrêtant la lame entre ses doigts. Le sang se mit à goutter, la lance repoussa le sabre et dansa en arc de cercle pour atteindre le côté. Spirale la sentit venir, mais c’était trop tard pour contrer.

Un bruit de métal glacé retentit et aucune douleur ne vint. La prêtresse de la mort cligna des yeux. La minuscule Capitaine Cougnette avait arrêté la lance de la crosse de son pistolet et se dressait comme un rempart pathétique entre les deux géantes. Elle renifla :

— Tu peux faire mieux que ça, minotte. Laisse pas cette écrevisse de rempart te faire manger les pissenlits par la racine.

Les petits yeux scarabées se plissèrent :

— Je vous demanderais de ne plus intervenir, ceci n’est pas votre combat.

La Capitaine Cougnette cracha au visage de la Commandante :

— Je ne négocie pas avec les terroristes.

— Alors il faudra mourir.

La lance dessina un grand trait et la tête de la Capitaine bondit comme le bouchon d’une bouteille trop fermentée. Les iris de Spirale se dilatèrent. Frangipane hurla. La pirate qui se bâtait contre elle lui enfonça sa rapière dans l’épaule et la maitre coq passa par dessus le bastingage.

Les doigts de la grande mère de la Mort se raidirent sur son sabre et avec rage et horreur, elle se jeta sur son adversaire. Celle-ci la repoussa de toute la force qui lui restait. Pendant que Spirale se redressait, Murène ramassa tranquillement la tête qui avait roulé au sol pour l’accrocher à sa ceinture.

Spirale rugit :

— Elle a raison. Je vais vous tuer. Et je tuerai Dédale après ça.

— Je vous conseille de voir avec la principale concernée. Il est trop tard pour nous. Vous avez perdu ce combat.

La grande mère voulut répondre, mais la Commandante se jeta sur elle, négligeant la distance. Les bras de la colosse se refermèrent sur les membres et le dos osseux de Spirale, elle la souleva et sauta par dessus le bastingage.

Et Mumit explosa.

Elles sentirent le souffle brûlant avant de toucher la mer. La déflagration projeta Spirale cul par dessus tête, dans un mélange de débris, de corps, de poissons et de sable qui vint lui remplir jusque la culotte. Le tanafas lui obstrua la gorge. Elle voulut crier et ce n’est que quand ses pieds touchèrent le fond de la mer qu’elle frappa du talon pour remonter.

Le spectacle était navrant. Dans un bruit d’outre tombe, Mumit, son autre, son navire de guerre, se délitait en fragments de bois qui faisaient comme une mosaïque sur la houle. Une vague la projeta contre le port, au côté d’autres pirates qui reprirent aussitôt le combat face à de nouvelles assaillantes.

Spirale voulut réagir plus vite. Mais son cerveau était comme englué. Elle avait été berné comme une enfant. On avait profité de son combat pour farcir ses cales d’explosif. Elle était pourtant la reine de ce genre de stratégie.

Elle pensa au petit crâne blanc. Sans doute réduit en milliers d’éclats à l’heure qu’il était.

Car tu es sable et tu retourneras au sable.

Aussi trempée qu’elle, Murène s’était remise debout sur le sable. Elle indiqua du menton le temple de la vie.

— Je vous dis à plus tard, Madame. Dédale vous attends là-haut… si vous y parvenez.

*

Presque. Elle y était presque.

Lù se balança, ses pieds raclèrent la falaise et des fragments de roche s’effritèrent sous ses bottes, provoquant des grognements juste en dessous d’elle. S’agrippant de tout ses forces à la dernière prise qu’elle venait d’enfoncer dans la roche, elle s’élança, flotta un instant au dessus du vide — Raclure poussa un glapissement incontrôlé qu’elle lui reprocherai plus tard — avant que ses mains ne se raccrochent au bord de la fenêtre.

Aussi vive qu’un singe, ses talons la poussèrent à l’intérieur de la pièce et aussitôt un pistolet fût dans sa main qui chercha sa victime du bout du museau tandis qu’une cloche résonnait au loin.

— Bienvenue, Lù. J’ai bien faillit t’attendre.

La jeune fille fronça les sourcils. Les choses ne se passaient pas exactement comme prévues.

Certes, Dédale était bien là, mais pas seule : son pistolet était braqué sur Taïriss et Balthazar, ligotés sur des chaises ; Melchior était assis sur l’ottomane et tricottait ; une soldate gardait la porte, un sabre dans une main, prête à donner l’alerte. La pièce était plongée dans la pénombre, uniquement éclairée par les petites bougies qui brillaient devant la statue de ‘Iilaaha. La grande mère secoua sa tête dans un carillon d’os et de piécettes pendant que Honorine et Lactae se glissaient à leur tour par la fenêtre ouverte.

— Je savais que tu ne pourrais pas t’empêcher de tenter quelque chose.

Lactae tira son arme à son tour tandis que Lù répondait :

— J’ai dit que je ne prendrai pas parti, pas que je ne tenterai rien. Je n’aime pas qu’on me menace et je ne laisse pas mon compagnon se faire capturer sans réagir. Mais je n’ai pas trahit les conditions qui m’ont été présentées. Tant que vous ne nous attaquerez pas, nous ne serons pas ennemies.

Dédale eut un rictus ; ses yeux glissaient alternativement entre Lù et Lactae :

— J’ai malheureusement du mal à le croire. Heureusement, j’ai quelque chose qui devrait nous mettre d’accord.

— N’écoute pas cette vipère, siffla la petite mère de la vie en faisant un pas en avant.

Lù la stoppa sèchement en lui agrippant l’épaule :

— Excuse-moi, mais comme je l’ai précisé, je ne suis du côté de personne et je compte bien écouter tous les marchés qu’on me proposera. Si tu mets Taïriss et Baltazar en danger, considère-moi comme ton ennemi.

— Lù… souffla Honorine.

— J’aurais jamais dû vous emmener, gronda Lactae.

Nouveau cliquetis de perles et d’os tandis qu’un menton indiquait d’un geste une sorte de cor que tenait la soldate :

— N’ai pas trop de regrets, Lactae. Au premier geste trop entreprenant, ma garde sera prévenue.  Mais il ne rentrerons pas dans la chambre tant que nous ne les appellerons pas. Tu as encore le temps de t’enfuir avec ton étrange alliée à la peau trop pâle.

La petite mère ne frémit pas d’un poil :

— Il n’en est pas question. J’ai vu les effectifs que tu avais envoyé, ce qui signifie qu’il ne te reste pas une garnison entière ici. Et une partie d’entre elle doit tenir l’entrée du fort. Je ne raterai cette occasion de mettre fin à tout ça pour rien au monde.

— Alors, ce marché ? interrogea Lù, glaciale.

Prostré dans un coin, Balthazar avait l’air terrifié tandis que Taïriss était étrangement calme. Ses yeux noirs étaient braqués sur sa compagne et ses lèvres murmuraient silencieusement, comme s’il essayait de lui faire passer un message.

Dédale leva le parchemin sur lequel sa main était posée jusqu’à ce qu’il surplombe l’une des bougies.

— Ceci, susurra Dédale, est la carte que tu cherches.

Les sourcils de Lactae se froncèrent et Honorine agrippa la manche de Lù qui répondit sèchement :

— Comment pouvez-vous le savoir ?

— Ton compagnon l’a vu.

Les yeux gris se tournèrent vers le robot qui, très calme, lui rendit paisiblement sont regard.

— Tu l’as vue ? Vraiment vu ?

Il insista :

— Oui, je l’ai vue de mes yeux. Il n’y a pas de doute, c’est la carte que nous cherchons.

Dédale rapprocha la carte de la flamme et continua d’un ton féroce :

— Range-toi à mes côtés et je libèrerai immédiatement ces deux garçons. Une fois ma victoire assurée, je te donnerai cette carte. Si tu refuses, je brûle cette carte immédiatement et je garde les prisonniers.

Sa voix était victorieuse ; Lactae serra les poings. Honorine souffla :

— Lù ! Je soutiens Spirale, mais Baltahazar…

— Je sais !

Lù renifla et baissa son arme :

— Il semble que je n’ai d’autres choix que d’accepter ce marché.

— Non !

Lù releva son étrange pistolet en direction de Lactae au moment où celle-ci déviait la position de son sabre. Elles se foudroyèrent du regard.

— Ne crois pas que tes talents de guerrière feront le poids contre mon arme.

— Traitresse !

— Je te l’ai dit, je n’avais pas choisi de camps.

La haine brûlait dans les yeux bruns clairs, mais le canon de l’arme mystérieuse la dissuadait de tenter un acte suicidaire.

Dédale plissa les paupières :

— Bien, c’est donc réglé ! Je garde la carte jusqu’à ce que la victoire soit acquise. Sergente, appelez des renforts ! Lù, accompagne-donc notre invitée jusque dans les geôles. C’est là qu’elle fera le moindre mal. Et n’oublies pas que si elle s’enfuit, je brûlerai cette carte que tu convoites.

— J’ai compris l’idée, merci. Mais en signe de coopération, libérez les prisonniers et laissez-les partir avec Honorine. Elle les mettra à l’abri.

— Soit, c’est de bonne guerre. Sergente !

La soldate obéit, juste après avoir soufflé dans sa corne pour appeler des renforts.

Une fois libre, Balthazar se massa les poignets avant de se ranger prudemment derrière Lù et Taïriss. Et maintenant ?

— Allons-y, gronda Lù.

Lactae cracha sur le sol aux pieds de Dédale :

— Croyez-moi, vous allez le regretter.

La grande mère lui répondit par un regard méprisant :

— Et toi, ne crois pas qu’on s’enfuit plusieurs fois de mes prisons. Mon seule regret est de faire de la peine à Murène. Elle qui révait tellement d’un combat singulier…

— J’écorcherai votre chienne de garde avant que la nuit ne soit tombé !

C’était une bravade inutile que Dédale balaya d’un geste de la main.

— J’en ai assez entendu. Emmenez-la.

Le petit groupe sortit dans le couloir après que la sergente eut lié les poignets de Lactae derrière son dos.

Ils parcoururent plusieurs couloirs avant que la sergente ne les arrête.

— Pas dans cette direction ! Les cachots sont sur la droite.

— Navré, il y a un changement de programme.

Le canon du pistolet de Lù quitta le dos de Lactae pour se diriger en direction des soldates. La jeune fille sourit :

— Taï, tu as bien la carte en tête ?

Le robot sourit sereinement :

— Oh, comme si elle était sous mes yeux.

— Je pense que nous n’avons donc plus besoin d’assurer la fin de ce marché.

— Assurément.

— Honorine, libère Lactae.

La pâle ne se le fit pas dire deux fois et son couteau déchira les liens de la petite mère de la naissance.

La patrouille ne semblait pas faire la fière, elle semblait même mouiller ses chausses.

La petite mère de la naissance les observa :

— J’ai du mal à saisir de quel côté tu es.

Lù lui fit un sourire carnassier en lui jetant son sabre :

— Je te l’ai dit, vos petites querelles ne me regardent pas. Je n’aime juste pas qu’on me menace. Maintenant, je peux assurer ta sécurité jusqu’à la sortie du temple ou bien te laisser en la galante compagnie de ces dames.

— Je ne demande pas mieux.

— Dans ce cas, j’annonce la dispersion des groupes.

— J’espère que que tu trouveras ton trésor.

Lù tourna les talons :

— Et que tu survivras à ce combat.

Lactae eut un rictus tandis que les cinq soldates qui lui faisaient face perdaient définitivement le contrôle de leur sphincter.

— Simple formalité.

*

Plusieurs années auparavant...

 

Le sphincter du macareux se relâcha et la fiente quitta son cloaque pour atterrir sur la redingote pourpre dans une onomatopée peu ragoutante.

— Mortevulve!

Honorine grimaça, essuya la fiente et prit une grande lampée de rhum pour oublier le préjudice reçu.

Le ciel d’un gris d’acier semblait lui peser douloureusement sur les épaules et l’ombre menaçante de la forteresse qui abritait le temple de la vie ne faisait rien pour alléger le tableau.

La toute nouvelle petite mère de la mort était assise sur un des rochers recouvert de guano que l’on trouvait sur le chemin qui reliait le temple à Hàgiopolis. La principale occupation pour tuer le temps dans le coin était d’observer le maelström de mouettes, de goélands et de macareux qui se partageaient le ciel.

On entendit soudain quelqu’un chanter en remontant le chemin.

— Elle tient bon foutredieu, après neuf nuits de tempête,

Deux ans sans peloter la lune charnue d’un berger,

Encore moins foutredieu, sans lui toucher la quéquette,

Mais la douceur d’une fesse, trésor lui fait oublier…

Une silhouette titubante émergea soudain au milieu du chaos rocheux.

La femme s’arrêta un instant pour s’appuyer contre un rocher, ricana bêtement avant de roter. Honorine se leva et sauta de son perchoir pour atterrir sur le chemin, et aussitôt Terfez s’immobilisa, alerte.

— Qu’est ce que tu veux ? gronda-t-elle, hargneuse.

Honorine leva sa bouteille d’un air bonhomme.

— Boire un verre à ta santé, c’était une belle victoire.

Un sourire railleur éclata sur le visage vaseux.

— Plus éclatante que la tienne, il y a trois mois.

— Je le reconnais.

Trois mois auparavant, Honorine avait remporté la bataille navale qui avait fait d’elle officiellement la petite mère de la mort, mais il en avait fallut de peu pour qu’une rivale ne l’emporte.

— Comment vas ta mère ? Malgré sa nouvelle fonction d’amy khabira, on dit qu’elle a la malfolie.

Honorine ne réagit pas. Elle savait que Terfez la provoquerait. Elle haussa les épaules :

— Il ne faut pas écouter les bruits de couloirs. Ma mère n’a jamais été aussi fortile.

La vérité, c’est que Terfez avait raison. Depuis la chute de Melchior, la toute nouvelle Amy khabira de la mort déclinait. Honorine se rapprocha.

— J’ai quand même un petit cadeau de sa part. De notre part à toutes les deux. Un verre, ça se partage.

D’un geste sec, elle lança ce qu’il restait de liquide dans sa bouteille au visage de Terfez. La jeune femme poussa un cri de rage en sentant le liquide lui éclabousser le nez, la bouche, le torse et lui brûler les yeux.

Elle tira son sabre.

— Tu me provoques en duel ?

Son adversaire ne bougea pas, la toisant de toute sa hauteur

— Oui.

— Après tout ce temps ? Je pensais que tu chiais dans ton froc !

— J’attendais de te gâcher une très bonne journée. Tu peux choisir quand et où. Je vais te faire regretter le jour où tu es née.

— Tu crois que je vais attendre ? Je vais t’ouvrir le bide, ici et maintenant !

— Tu es ivre morte, une amirale de bateau-lavoir se battrai mieux que toi.

Sans prévenir, Terfez fit un coup d’estoc dans sa direction, Honorine sauta en arrière mais deux bouton de sa redingote pourpre tombèrent en tintant sur le chemin, coupés en deux. La plus âgée plissa les yeux et tira tranquillement sa rapière de son fourreau :

— Soit. Maintenant alors.

— Jusqu’à ce que l’une d’entre nous nourrisse les hyènes.

— Ou supplie.

Terfez éclata de rire :

— Quoi, tu as trop peur d’y rester ?

— Non, je crois que la mort ne te laisserait pas suffisamment le temps de savourer ta honte à mon goût.

— En garde alors. Que la plus maligne gagne.

Honorine se mit en position, jambe fléchie, épaules nerveuses. Le vent froid et salé faisait danser ses cheveux rouge et tintinnabuler les piécettes coincées dans les nattes de Terfez.

Elles se jetèrent l’une sur l’autre comme deux chiens prêt à en découdre et il aurait été difficile de qualifier cette empoignade de belle tant la rage et l’alcool leur fit oublier toutes les règles élémentaires d’un beau combat d’escrime.

Si les deux armes se mordirent un peu, il y eu aussi trois glissades sur de la fiente fraiche, deux poignées de gravillon lancées, un chapeau enfoncé jusqu’aux narines et même un vieux sandwich volé par un de ces gougnafiers de goélands.

Les choses auraient pu tourner court quand Terfez ramassa la bouteille de rhum de Honorine et lui jeta au visage. La petite mère de la mort se pencha pour l’éviter et la bouteille, passant au dessus de son épaule, se brisa sur le rocher qui se trouvait dans son dos, couvrant son visage d’une pluie d’éclats de verre.

Elle poussa un cri de rage qui fut soufflé quand Terfez tournoya et lui mit son poing dans le ventre, lui arrachant son arme qui bientôt fut appuyée contre sa gorge. La petite mère de la vie haleta tout en la poussant à s’agenouiller:

— A terre ! A terre ! Tu as perdu !                                                                                                                                                                                                                                                

Honorine lui envoya un regard glacé.

— Pas encore, je ne suis pas encore morte et je n’ai pas supplié.

Terfez voulut répliquer, mais son teint passa progressivement au gris verdâtre ; elle se tourna et vomi violemment sur le sentier.

Honorine saisit l’occasion pour saisir le couteau qui pendait à sa ceinture et sans aucune hésitation, trancha la chaire et les os de Terfez derrière le genou droit.

Celle-ci hurla de douleur avant de s’écrouler sur le sol, dans un mélange de sang, de vomissures et de fiente.

— A l’aide, à l’aide ! Je me vide de mon sang.

La silhouette de Honorine se dressa entre elle et le soleil et Terfez la vit enlever sa ceinture d’un geste lent. Son visage déformé par l’alcool et la douleur poussa un cri d’effroi tandis qu’elle se roulait en boule.

— Ne me frappe pas ! Je t’en supplie maman, ne me frappe pas !

Honorine s’immobilisa une poignée de secondes avant de s’agenouiller. Elle serra le ceinture autour de la jambe jusqu’à ce que l’hémorragie s’arrête.

— C’est toi qui a supplié la première, garce. C’est moi qui ait gagné.

*

— Reste calme.

La sueur et la pluie trempaient le dos de Larifari, collant sa chemise noire contre sa peau. Les pirates de son équipage étaient en train de ligoter les prisonnières et de déplacer les cadavres pour les brûler. La place étaient à elles !

— Ce n’est pas ce que Spirale voudrait. Garde ton sang-froid. Mumit n’était qu’un bateau et on le reconstruira. Tu dois lui faire confiance.

— Je le sais ! Ferme-là !

Malgré tout, le coeur de Larifari tambourinait dans sa cage thoracique comme un lion dans une cage trop petite. A ses côté, Gaspard jaugeait du poids d’une masse qu’il manipulait comme si elle ne pesait rien. Il ne fit plus de commentaire, mais le regard qu’il posait sur la petite mère de la mort en disait long.

— Qu’est ce qu’on fait ? demanda Tartine.

— On garde nos position. On tient la place quoi qu’il en coûte.

En haut des gradins, une des pirates leur fit signe. Larifari bondit en avant :

— Qu’est-ce qu’elle dit ?

— Ils arrivent ?

— Qui ? Qui arrive ?

Faites que ce soit Spirale, ‘Ilaaha, faites que Spirale ait survécue !

Mais la pirate qui faisait le guet ne répondit pas à ses attentes :

— C’est Murène ! Son bastion est avec elle !

— Pas question de leur rendre la place. On va se battre.

Gaspard secoua la tête et Tartine avait soudain l’air de ne pas avoir digéré son déjeuner.

— C’est Murène, Lari. Y’a personne parmi nous qui est capable de lui tenir tête. Si il y avait Lactae, ce serait envisageable, mais là… Je croyais qu’elle resterai au temple !

La petite mère de la mort referma sa main sur son sabre :

— C’est moi qui vais l’affronter. Contentez-vous de ne pas laisser ses soldates reprendre la place.

— Tu vas te faire massacrer. Elle est trop maligne pour toi et elle ne reculera devant aucun mauvais coup pour gagner.

— C’est un risque à prendre.

Mais je ne laisserai pas Lactae gagner cette guerre toute seule. Et si Spirale est morte, j’ai une vengeance à accomplir.

Les partisanes de Dédale remontaient la rue principale et les affrontement reprirent à l’entrée de la place. Les mains moites et glacées par la pluie, la petite mère vit la silhouette énorme de Murène se détacher du groupe, que ses propres soldates évitaient scrupuleusement. Elle entra sur la place sans être interceptée par qui que ce soit, jusqu’à se trouver à vingt centimètre de la pointe du sabre de Larifari, tendue dans sa direction.

La Capitaine de Dédale eut un gloussement avant d’écarter l’arme d’elle d’un grand mouvement de lance.

— Ne soyez pas stupide…

— Je crois que tout le monde s’accorde à me trouver stupide, Murène, c’était aussi le cas de mes adversaire le jour où je suis devenue petite mère. En revanche, ta cervelle est beaucoup plus mystérieuse que la mienne.

La géante plissa les yeux et les lèvres sur un léger sourire.

— Qu’est ce que cela signifie ?

— Toi. Ici. A la botte de Dédale, depuis toujours. Pourquoi n’as-tu jamais passé les épreuves pour devenir petite mère ? Pourquoi avoir choisi d’être l’arme de poing de Dédale ?

— Ça ne vous regarde pas. Il y a tant de raisons possibles et valables. Le pouvoir, la fidélité, la cupidité, l’amour. Quelle importance ?

— Cela change ce que j’en pense, mais peu importe. Finissons-en.

Un rapide regard autour d’elle lui apprit qu’elle avait laissé assez de temps à Gaspard pour disparaitre.

Comme à son habitude, Murène se retrancha derrière la guisarme qui lui servait de bouclier, attendant que son adversaire vienne à elle. Larifari s’élança plusieurs fois contre cette barrière, échouant plusieurs fois à franchir les défenses de son adversaire et cela jusqu’à ce que la lame vienne lui effleurer la pommettes dessinant une fine balafre qui se mit à saigner.

Elle recula et reprit sa respiration. Murène n’avait même pas l’air essoufflé.

Elle devait gagner du temps…

La Capitaine de la garde la railla :

— Vous pouvez encore abandonner, ‘am shagira. Il n’y a pas de honte à reconnaître la valeur d’un adversaire. Votre prêtresse n’a pas eu cette sagesse et elle en a payé le prix fort.

— Que lui est-il arrivé ?

— Elle est morte.

Larifari eut un instant d’hésitation au cours duquel Murène se précipita vers elle, mais ce ne fut pas suffisant. La petite mère de la mort reprit ses esprit et virevolta autour de la lance pour l’éviter. Cela faillit lui fournir l’ouverture qu’elle attendait : se retrouvant dans le dos de la géante, elle aurait pût l’embrocher comme un cochon de lait, mais son adversaire était terriblement rapide pour son gabarit.

— Tu mens pour me déstabiliser.

—  Vous n’avez pas les moyen d’en être sûre.

— Si c’était vrai, tu m’aurais ramené un petit souvenir.

— Vous me connaissez bien. J’ai justement quelque chose pour vous.

Tandis qu’elles se battaient encore, Murène ouvrit son manteau, saisit une tête décapitée qui était accrochée à sa ceinture et la jeta brutalement sur Larifari qui l’évita d’un pas chassé.

La première pensée de la petite mère était qu’elle ne tomberait pas dans un piège aussi grossier. La tête n’avait pas la longue chevelure de feu de Spirale. Mais en reconnaissant les petites anglaises serrées, son coeur se souleva et l’horreur l’écrasa toute entière.

— Non !

C’était l’instant que Murène attendait. La lance bondit et mordit comme un serpent. Elle dessina un long trait horizontal sur le visage, fendant la base du nez et les deux yeux écarquillées. Le visage de la Capitaine Cougnette, figée dans la mort comme un marbre de mauvais gout, et puis les petits yeux triomphants… noirs et brillants comme des scarabées… Ce fût la dernière image que Larifari vit dans ce monde.

Son hurlement figea tous les combats de la place dans un même frisson.

La petite mère de la mort lâcha son arme et  porta ses paumes à ses yeux crevés dont coulaient des larmes rouges.

— Cougnette ! Non ! Je ne vois plus rien ! Je ne vois plus rien !

Murène recula et appela deux pirates d’un claquement de doigts :

— Elle est finie. Capturez-la moi. Elle peut encore être utile vivante. Pour l’instant.

Larifari sentit comme dans un cauchemar qu’on la faisait trébuchet, et elle atterrit dans la poussière alors que son nez produisait un horrible craquement. Des mains l’agrippèrent et lui saucissonnèrent les bras et les jambes jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus bouger d’un pouce.

— Sans elle, c’est une question de secondes avant qu’on ne récupère la place.

Mais Murène avait tord.

La partie semblait gagnée quand on entendit un grand tintamarre, comme un bruit de casseroles qu’on tape et de vaisselle brisée.

— Quelle est cette diablerie ?

Larifari gigota dans la poussière.

C’est Gaspard !

Les renforts arrivèrent de là où on ne les attendait pas : cachés derrière les moucharabieh, des centaines d’hommes, dont une grande partie d’impuissants aux cheveux délavés s’étaient joints à la bataille. Depuis les minces fenêtres, ils jetaient sur les pirates de Dédales toutes les théières et assiettes que contenaient leurs placard et les premiers d’entre eux commençaient à se déverser par les portes du bas et attaquaient avec les moyens du bord : pioches et pelles furent aussi communes sur ce champs de bataille que ne le furent les sabres et les mousquets. L’air se remplit bientôt de sable et d’une agréable odeur de thé à la menthe fraîche que venait relever la pluie.

— Capitaine Murène, Capitaine ! Ce n’est pas perdu, mais ils gagnent du terrain.

— Bon, on a plus le temps, on laisse les troupes se battre ici et on retourne au temple.

Larifari entendit quelqu’un glapir comme une hyène lubrique. La douleur qu’elle ressentait au visage la paralysait toute entière. Elle sentit qu’on la hissait sur une épaule et qu’on l’emportait. Elle comprit soudain ce qui allait se passer : tout comme Murène avait utilisé la mort du Capitaine Cougnette pour se débarrasser d’elle, elle allait maintenant l’utiliser comme otage pour manipuler Lactae. La panique lui remonta dans la gorge et elle se mit à appeler :

— Gaspard ! Gaspard ! A l’aide !

Mais au milieu du capharnaüm, des bruits de fourches contre des théières et des bâtons, personne d’autre ne l’entendit en dehors de la pirate qui la portait sur son épaule. Un violent coup sur la tempe la fit sombrer dans l’inconscience.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Nathalie
Posté le 15/11/2022
Bonjour Gueule de Loup

Mes corrections pour ce chapitre :

elle n’était pas entouré → entourée

il semblerai que → semblerait

Une audience demandé sans → demandée

Mais j’aurai pu écoper → j’aurais

tira sur deux ennemi qui → ennemis (ou ennemies, je ne suis pas sûre)

cela remis un peu → remit

A ce moment là → À ce

Je vous demanderais de ne plus intervenir → demanderai

Elle avait été berné comme une enfant → bernée

J’ai bien faillit t’attendre. → failli

je n’ai pas trahit les → trahi

Mais il ne rentrerons pas dans la chambre → Mais ils ne rentreront pas

Et n’oublies pas que si elle → n’oublie

Mon seule regret → seul

la nuit ne soit tombé → tombée

il en avait fallut de peu → fallu

Comment vas ta mère → va

une amirale de bateau-lavoir se battrai mieux que toi → battrait

deux bouton de sa redingote → boutons

ses cheveux rouge → rouges

deux chiens prêt à en → prêts

deux poignées de gravillon lancées → deux poignées de gravillons lancés

elle se tourna et vomi violemment → vomit

La place étaient à elles → était

A ses côté → À ses côtés

On garde nos position → positions

faites que Spirale ait survécue → survécu

Je croyais qu’elle resterai au temple → resterait

vingt centimètre de la pointe → centimètres (d’ailleurs, cette mesure très moderne fait tâche. À quelques doigts ou à une main serait plus d’époque, je trouve).

de mes adversaire le jour où → adversaires

A la botte de Dédale → À la botte

lui effleurer la pommettes dessinant → pommette

elle aurait pût l’embrocher → pu

Vous n’avez pas les moyen d’en être sûre → moyens

qu’on la faisait trébuchet → trébucher

contenaient leurs placard et les → placards

sur ce champs de bataille → champ

A l’aide → À l’aide
Elka
Posté le 30/08/2022
Mais quel combat !
C'était épique et triste et vif. Je pense avoir entendu Spirale crier à la mort de ses compagnes, là, en plein dans mon petit coeur tout mou.
Le sort de Larifari est terrible aussi. T'as réussi à transmettre cette farandole d'émotions qui les assaille tour à tour. La combativité, l'inquiétude, la douleur, la rage, l'angoisse... On a tout, c'est étourdissant.

Et bien ouej les hommes ! L'image d'eux défendant le bastion à coup de vaisselle était très cool.

J'aime toujours beaucoup la distance de Lù vis à vis de... ben de tout le monde à part Taïriss, tout en semblant garder en vue que bon, si Bidule a un moyen de s'en sortir, c'est quand même mieux que Truc.
Je suis très fière d'avoir vu venir le coup de Taïriss qui a retenu la carte en un regard hehe

♥à tout vite
Vous lisez