Chapitre 19

Par !Brune!

Le pottok s’ébroua, puis s’éloigna en trottant vers un épais tapis de broussailles. Owen le regarda brouter l’herbe jaune, au pied de la montagne, tandis qu’il secouait énergiquement la couverture qui lui servait de selle. Grâce aux mains expertes d’un soldat qui avait patiemment débourré les poneys chaque matin de halte, lui et ses camarades avaient pu, malgré leur inexpérience, chevaucher sans difficulté jusqu’au tunnel.

 Derrière l’animal, le garçon distingua les derniers points d’ancrage que le groupe avait utilisés pour atteindre le sol depuis la plate-forme extérieure de la galerie. Avec dépit, il songea qu’ils devraient abandonner leurs montures dès le lendemain s’ils voulaient aller à la rencontre du mage. La distance qui les séparait de cet homme le contrariait d’autant plus qu’Eyan paraissait incapable de situer son campement.

L’adolescent observa, un instant, la fillette installée près d’un olivier, à quelques mètres de lui ; assise en tailleur sur son matelas, elle dénouait délicatement le foulard qu’elle portait sur les cheveux, laissant une multitude de tresses brunes se déployer dans un tintement de perles entrechoquées. Avec des gestes précieux, elle s’empara ensuite de la gourde placée à ses genoux et mouilla un coin du fichu. Puis, ses doigts aguerris ôtèrent le caillou blanc qui ornait son orbite et le déposèrent au creux de l’étoffe. Saisie d’une brusque intuition, la fillette pivota tout à coup vers Owen qui détourna précipitamment le regard. Lorsqu’il osa enfin relever la tête, Eyan était couchée, le corps replié en chien de fusil sous sa couverture. Le garçon aurait aimé lui adresser quelques mots d’excuse avant qu’elle ne s’endorme, mais la petite, lui sembla-t-il, n’en avait pas vraiment envie. Le cœur chagrin, il se résigna alors à faire comme sa frêle compagne et chercha le sommeil, recroquevillé sur le lit de fortune qu’il avait placé lui aussi à l’ombre d’un olivier.

Appuyé contre un rocher, Juan Carduz avait assisté à la scène sans prêter attention à l’embarras qu’elle avait suscité chez ses protagonistes. Il avait résolu de prendre le premier quart pour soulager les enfants qui paraissaient épuisés par leur long périple à cheval. Les mains posées sur le poignard qui ne le quittait jamais, il surveillait les alentours tandis que l’aube se levait, fraîche et limpide. D’un geste las, l’officier remonta le col de sa vareuse, frotta ses paumes l’une contre l’autre pour se réchauffer et décida d’attendre un peu, avant d’entamer la galette de silure qu’il avait sortie de sa besace. Il jeta, à nouveau, un œil aux corps allongés, non loin de lui, sous les draps de mylar et conclut, à leur immobilité, que les ados avaient fini par s’endormir. Il entendit, au loin, le cri familier du rapace dont aucun d’eux n’avait aperçu l’ombre d’une plume, durant les trois semaines que les explorateurs avaient passées à l’abri des remparts.

Le dos bien calé contre la pierre rugueuse, il se répéta mentalement l’itinéraire que le trio devrait emprunter pour atteindre la vallée : la plate-forme, le tunnel, la combe et enfin, après avoir escalader Alhezte, la grotte où la mission avait fait escale deux mois plus tôt. Un pottok se mit à hennir doucement, interrompant les réflexions du jeune lieutenant. Comme Owen, il pensa avec regret qu’ils n’auraient plus les poneys pour les aider à affronter l’âpre territoire que la tribu du mage parcourait, sans relâche, en toute invisibilité entre le massif montagneux et le désert de sable. Eyan leur avait recommandé d’être patients, car les visions du chef fonctionnaient comme des signaux d’alerte. Si le devin estimait qu’il n’y avait aucun danger, les hommes bleus, ainsi qu’ils se nommaient, viendraient à leur rencontre ; sinon, les trois compagnons n’auraient plus qu’à faire demi-tour.

Le trajet jusqu’au sommet d’Alhezte se réalisa tel que Carduz l’avait imaginé. Deux jours après leur arrivée au tunnel, ils atteignaient la terrasse surplombant le vallon, où à l’ombre de la caverne ils s’endormirent sitôt leur matelas déroulé, exténués par leur difficile excursion. Le lendemain, après avoir descendu les sentes caillouteuses de l’adret, ils retrouvèrent, avec découragement, le vent fou qui montait en rafales depuis les plaines ensablées de l’erg.

— J’avais oublié à quel point ce truc était pourri ! déclara Owen tandis que le trio s’installait à peu de distance d’une ferme ensevelie par des collines de sablon.

— Oui, répondit Carduz, le nez dans son écharpe. On avait perdu l’habitude ! Espérons qu’une accalmie s’annoncera bientôt.

La petite Badawiin secoua la tête de gauche à droite :

— L’Autan souffle tout l’hiver ! signa-t-elle lentement. Et quand il se déchaîne, tout le monde est sur les dents....

— À cause de l’eau, je présume ? demanda-t-il, inquiet, à la fillette qui le regardait d’un air sombre. Elle n’eut pas besoin de confirmer. La réponse était dans la question.

Les jours suivants furent harassants et périlleux pour les randonneurs qui avançaient à l’aveugle, le dos ployé sous les bourrasques chargées de microscopiques particules. À plusieurs reprises, des tornades géantes se formèrent et menacèrent de les aspirer comme des fétus de paille, cependant ils réussirent à éviter le pire et, un matin où le vent était moins féroce, ils aperçurent la silhouette d’un monastère se dessiner dans le lointain. Isolé au milieu de nulle part, l’édifice construit en pierres de taille dressait son imposant clocher vers le ciel saturé de poussières, comme un phare rassurant au cœur de la tempête.

Arrivés au pied de l’abbaye, l’adulte et les deux enfants tentèrent de forcer le portail, quémandèrent désespérément de l’aide, mais leurs appels poignants demeurèrent sans réponse. Owen entreprit alors d’inspecter le bâtiment, à la recherche d’une autre issue ; il ne découvrit qu’un alignement de croisées étroites situées à plusieurs mètres de hauteur, sous les corniches qui cernaient les toits de tuiles plates. Néanmoins, en examinant attentivement les parois, l’adolescent finit par distinguer quelques pierres disjointes qui pouvaient servir de prises à une ascension. Il retourna sur ses pas, avertit Carduz de son intention et sans attendre son consentement, il commença l’escalade. Au bout de quelques minutes, il atteignit une des fenêtres, se hissa sur le rebord et brisa le carreau avec son coude qu’il avait préalablement entouré d’une écharpe. Le bras dans l’orifice, il tourna ensuite la crémone, écarta les battants et s’engouffra à l’intérieur.

Deux tables rectangulaires agrémentées de bancs ornaient la salle dont les murs de chaux vive reflétaient la lumière du soleil, filtrée par les lucarnes. Un bahut de bois sombre et une sorte de pupitre composaient le reste du mobilier. De chaque côté de la pièce, une porte était ouverte. De la gauche, s’échappaient d’agréables effluves qui vinrent chatouiller les narines frémissantes du garçon ; son estomac se mit aussitôt à crier famine. L’intrus se laissa glisser jusqu’au plancher et se dirigea vers la source olfactive, se sentant irrésistiblement attiré. 

Sur le feu ronronnant reposait une haute marmite de fonte noire ; à sa surface, de grosses bulles de bouillon éclataient dans un chuintement singulier, éclaboussaient le plan de travail où, au milieu des plats et des ustensiles de cuisine, se déployait la plus surprenante des collections. Owen se frotta les yeux, incrédule : des tomates, des poivrons, des courgettes et plein d’autres légumes qu’il n’avait jamais vus ailleurs que dans ses manuels dévoilaient leurs merveilles en toute impunité. Incapable de résister, Owen mordit à pleines dents une pomme d’amour juteuse quand un discret toussotement le fit sursauter.

Derrière lui, un homme entre deux âges le considérait avec attention, les mains plongées dans les manches d’une longue robe attachée à la taille par une fine cordelette. Le blanc de sa barbe soignée contrastait avec la broussaille couleur jais qui lui servait de sourcils. Le regard était franc, quoiqu’un peu railleur. Avec un sourire amical, il engagea la conversation :

— N’hésitez pas ! Les tomates sont excellentes, cette année !

— Pardon ! Je croyais le monastère abandonné !

— C’est la raison pour laquelle vous vous êtes permis cette rocambolesque intrusion ?

— …

— Je vous taquine… Vous êtes très doué pour l’escalade. Mais, je vous en prie, mangez ! N’ayez pas peur !

— C’est que… je ne suis pas tout seul, confia Owen en pensant à ses camarades.

— Oh ! Je vois…

L’individu s’approcha lentement du garçon et posa une main fraternelle sur son épaule.

— Peut-être voudriez-vous que nous conviions vos deux amis à déjeuner ?

À leur grande stupéfaction, les locataires du lieu partagèrent avec cordialité le potage au fumet délicat. Une quinzaine d’hommes dont beaucoup paraissaient très âgés composait cette communauté qui vivait retranchée derrière les murs protecteurs du monastère depuis des décennies. Pour subvenir à leurs besoins, le père abbé qui avait surpris Owen dans la cuisine leur expliqua qu’ils avaient transformé l’ancienne cour du cloître en jardin potager, puis l’avaient équipé d’un dôme translucide afin de préserver leurs plantations des aléas climatiques. Ils avaient également songé à récupérer l’eau de pluie grâce à un ingénieux système de gouttières qui alimentaient d’immenses réservoirs installés dans les galeries. À Eyan qui s’interrogeait sur l’origine des graines, l’homme qui se nommait Jacques Tisseron répondit que celles-ci provenaient d’un coffret de semences constitué par un frère-herboriste, avant le chaos.

Cependant, malgré cet accueil chaleureux, Owen ressentait un indescriptible malaise. Une question notamment le tourmentait.

— Mon père…

— Appelez-moi frère Jacques, mon garçon.

— Vous avez bien dit que cet endroit abritait une confrérie, autrefois !

— Une congrégation, plus exactement.

— Dont vous êtes vous-mêmes issus, n’est-ce pas ?

— Oui. Vous semblez perplexe. Qu’est-ce qui vous chagrine ?

— L’effondrement a eu lieu il y a plus de cent ans ! Vous devriez avoir tous disparu !

L’homme d’Église le dévisagea, le regard plus acéré qu’une lame de couteau.

— C’est exact. Si nous sommes encore de ce monde, c’est grâce à l’Ordre auquel nous appartenons. Fraternité et partage : ce sont ses maîtres mots. À l’heure des grands cataclysmes, nos prédécesseurs ont ouvert les portes du prieuré aux déshérités. Ils leur ont offert un abri, du pain quand dehors régnaient la misère et la guerre. Beaucoup d’entre eux sont restés par la suite et ont créé des familles, mais le chaos s’est installé de façon durable, engendrant bien des désillusions !

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Le monastère s’est retrouvé littéralement assiégé ! Ne pouvant nourrir tout le monde, les frères ont dû faire un choix : se laisser envahir et mourir avec les malheureux ou restreindre l’accès afin de pouvoir continuer leur action. Ils ont adopté la deuxième solution.

— Comment ont-ils fait ?

— Ils ont élaboré un calendrier en fonction de leurs capacités d’hébergement : tous les six mois, ils accueillaient une trentaine d’individus différents. Priorité était donnée aux familles avec des enfants en bas âge.

— Des quotas ! releva Owen, avec consternation.

— Je comprends que cela vous offusque mon garçon, mais nos aïeux ont fait ce qu’ils pensaient être le mieux.

— Bien sûr, frère Jacques, s’excusa Owen qui ne voulait pas vexer son hôte. Mais, pardonnez-moi… ça n’explique pas comment votre congrégation s’est maintenue durant un siècle.

— Pour garantir le secours aux générations futures, il fallait pérenniser l’Ordre. Avant de les renvoyer, les frères ont donc proposé aux parents qui le désiraient de confier un de leurs enfants à la communauté afin que celle-ci l’éduque dans l’esprit de charité dictée par Saint François d’Assise. Quelques-uns ont accepté, dont mon père et ma mère. J’avais deux ans lorsque je les ai vus pour la dernière fois.

— Je suis désolé…

— Ne le soyez pas. Ils m’ont garanti un avenir, entouré par des hommes qui m’ont enseigné l’amour du prochain dans la foi, la paix et la miséricorde. Je les en remercie chaque jour !

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Eska
Posté le 14/03/2023
Rebonjour Brune,

Après avoir dévoré ces trois chapitres le constat est toujours le même. Que c'est agréable à lire ! On se laisse toujours prendre à ton récit avec autant d'aisance.
J'aime beaucoup ce chapitre et le temps que tu y prends de décrire les lieux que traversent l'équipée. C'est fait avec, je trouve, beaucoup d'élégance et on s'y voit sans peine.

Comme toujours, bravo ! Et au plaisir de lire la suite !
!Brune!
Posté le 15/03/2023
Bonjour Eska,
Cela fait plaisir de te retrouver ! J'avoue que tes commentaires bienveillants m'ont un peu manqués ;-) Encore merci de consacrer du temps à me lire ; cela m'aide énormément ; tes conseils sont souvent avisés et toujours écrits avec délicatesse.
À bientôt
Vous lisez