Chapitre 19

Après avoir frôlé l’échec, Soreth apprécia d’entrer dans l’enceinte des silos par la grande porte. Non seulement les Erelliens s’évitaient une intrusion difficile, mais, en plus, sa partenaire avait magistralement retourné la situation. Il était chanceux de l’avoir à ses côtés.

Lorsque les battants se refermèrent derrière eux, bloquant le brouhaha des rues et les mettant hors de portée de voix des gardes, le prince se tourna vers Lyne.

— Bravo, c’était du bon travail.

— Merci, répondit celle-ci en peinant à dissimuler sa fierté, je suis soulagée que cela ait réussi.

Elle marqua une pause pour détailler son interlocuteur, puis ajouta d’un air amusé.

— J’aurai eu plus de mal à les convaincre si tu ne les avais pas autant montées contre toi.

Soreth acquiesça. C’était le problème avec les gardes intègres. Plutôt que de simplement refuser les pots-de-vin, ils les prenaient pour des attaques personnelles. Lyne avait bien fait de se joindre à leur colère en le dénigrant à son tour. Il esquissa un sourire. Moins d’un mois auparavant, elle hésitait à le tutoyer. Leur relation avait bien changé. C’était agréable, mais un peu troublant. Le fossé qui les séparait continuait de se réduire. Plus qu’il ne le fallait. Moins qu’il ne le voulait. Il ne savait qu’en penser. C’était si loin de ses habitudes. Il laissa ces idées vagabonder dans son esprit tandis qu’il marchait dans la cour enneigée, puis les chassa d’un mouvement de tête en arrivant au pied des silos. Il allait avoir besoin de toute sa concentration.

Les quatre immenses tours de granite occupaient la superficie d’un pâté de maisons et s’élevaient à plus de quarante mètres du sol comme des colosses bienveillants. On accédait à leurs sommets via des échelles d’acier, à côté desquelles des gardes étaient habituellement postés. Il n’y avait toutefois plus personne pour se donner cette peine maintenant que les bâtiments n’abritaient plus que des courants d’air. Une nuit de déluge et des toits mal fermés, c’était tout ce qu’il avait fallu pour détremper les trois milliers de tonnes de céréales que protégeaient les constructions.

Que ce soit auprès du sergent, de la palefrenière ou de quelques mendiants bavards, Soreth avait glané un maximum d’informations depuis son arrivée en ville. Hélas, si tout le monde s’accordait à dire que les gardes avaient mystérieusement disparu, l’enquête officielle n’apportait aucune réponse, et chacun avait une théorie sur la question. La plus partagée voulait que les soldats aient oublié de vérifier les toitures avant la tempête, et qu’ils aient fui en voyant leur erreur. Aux yeux du prince, cette hypothèse pouvait expliquer la perte de l’un des silos, voire même de deux, mais aucunement des quatre en même temps. Il portait plus de crédit à l’idée d’une attaque, sans toutefois comprendre comment trente militaires avaient pu se faire tuer sans que quelqu’un le remarque. Les bruits étaient étouffés à l’intérieur de l’enceinte, mais il y aurait dû y avoir des survivants, des corps, ou au moins quelques traces.

Tout en scrutant méticuleusement l’intérieur de la cour, les prétoriens s’approchèrent de l’une des guérites dans laquelle s’abritaient ordinairement les soldats. Abri de fortune d’un mètre sur deux collé aux murs du silo, elle était composée de deux cloisons et d’un toit d’ardoises vermoulues. Les pavés ayant été trop altérés par les intempéries et le passage des chariots pour qu’ils y trouvent quoi que ce soit, Soreth inspecta l’extérieur des panneaux de bois tandis que son équipière regardait l’échelle qui grimpait le long du bâtiment.

— As-tu une idée de ce que nous devons chercher ? demanda-t-elle en examinant les barreaux d’acier.

— S’il s’agit d’un acte criminel, nous devrions découvrir des traces des meurtres des gardes.

— À moins qu’ils n’aient été corrompus, proposa son interlocutrice. Ils pourraient très bien avoir eux-mêmes détruit les provisions avant de s’enfuir.

— Je ne pense pas. Hauteroche manque de moralité, mais ses soldats sont fidèles au peuple. Il serait impossible d’en soudoyer autant sans que certains le rapportent à leurs supérieurs. Supposons pour l’instant qu’il y a eu une attaque. Nous nous raviserons si nous ne trouvons rien qui va dans ce sens.

Lyne acquiesça en contemplant la guérite, puis y entra et interpella son partenaire.

— Peux-tu venir s’il te plaît ?

Soreth abandonna ses recherches infructueuses pour la rejoindre, la découvrant adossée à l’endroit qu’aurait occupée un éventuel garde.

— Alors, demanda-t-elle d’un air malicieux, si la meilleure arme de l’Erellie devait me tuer par surprise, comment s’y prendrait-elle ?

Bien qu'étonné par la question, le prince accepta de se prêter au jeu et recula dans la cour pour apprécier la situation. Sous le regard et les indications de son équipière, il se déplaça d’un côté et de l’autre en évaluant les distances, les angles morts, les éclairages et les risques de patrouille.

Après une quinzaine de minutes d’observation et d’analyse, il revint à la guérite avec autant de réponses que de nouvelles interrogations.

— Éliminer rapidement les trente soldats aurait nécessité une dizaine d’assassins, mais même avec la tempête c’est impensable qu’autant aient pu escalader les murs sans être vus.

Il montra deux bâtiments qui dominaient l’esplanade.

— Ici et là des archers auraient pu faire un carnage. Mais toujours pas sans être découvert, et encore moins pendant un orage.

— Cela disqualifie l’arrivée surprise. Soit nous oublions quelque chose, soit les gardes ont volontairement laissé rentrer leurs meurtriers.

— Peut-être, mais je ne sais pas comment cela aurait pu se produire. Même cachés dans des chariots, les assassins se seraient fait repérer.

— Eh bien, avança Lyne, mettons que seulement une partie des militaires aient été dévoyés. Ils se seraient alors occupés de leurs camarades plus honnêtes et auraient détruit les provisions.

Soreth passa une main sur son menton. Il avait écarté la piste de la corruption à cause du nombre de gardes, mais l’idée de son amie tenait la route. Il ferma les yeux pour imaginer la scène, puis déclara sans cesser de réfléchir.

— À peine dix soldats auraient suffi s’ils étaient prêts à tuer leurs compagnons. Avec une attaque prévue assez tôt, ils auraient même pu être recrutés ailleurs, afin de ne pas éveiller les soupçons, puis détaché à la protection des silos. Il leur aura néanmoins fallu beaucoup de préparation, ainsi que le moyen de faire disparaître les corps.

Lyne tourna les yeux vers l’entrée des fortifications.

— Des chariots conduits par des gardes passeraient inaperçus ici. Quant à la planification, celui ou celle que nous cherchons n’a pas détruit Brevois sur un coup de tête. Il a organisé tout cela depuis longtemps.

Soreth acquiesça tandis que son esprit assemblait des hypothèses plus sombres les unes que les autres.

— Nous manquons de preuve, mais ta théorie tient la route. Tant qu’elle ne sera pas invalidée, nous allons devoir nous méfier des soldats.

— Si les gardiennes sont corrompues, grimaça sa partenaire, nous allons nous attirer des ennuis plus vite que prévu.

— Hélas, nous ne pouvons rien y faire. Soyons vigilant et, dans le temps qu’il nous reste, essayons déjà de trouver les traces d’une attaque-surprise.

Sur leurs gardes, la main posée sur leurs armes, ils sortirent de la guérite pour se diriger vers la suivante. Ils ne pouvaient pas laisser leurs inquiétudes les retarder. Ils avaient encore beaucoup à fouiller.

Le deuxième abri ne révéla rien de plus que le premier, confirmant seulement l’impossibilité de s’approcher discrètement des gardes. Le troisième, mieux protégé des intempéries par sa position, offrit par contre à Soreth ce qu’ils étaient venus chercher.

Agenouillé sur les pavés, il détaillait scrupuleusement l’intérieur de l’une des cloisons quand une fente de quelques centimètres attira son regard. Non seulement sa netteté indiquait qu’elle avait été causée par une lame affûtée, mais il distinguait en plus des taches brunes sur ses contours, semblable à du sang séché. Il esquissa un sourire. Il tenait finalement une preuve. Satisfait, il s’apprêtait à appeler sa partenaire, occupée à inspecter la dernière cabane, lorsqu’un cri étouffé résonna dans son dos et le poussa à se précipiter hors de la guérite.

Dans la cour intérieure, Lyne était aux prises avec quatre individus patibulaires aux vêtements rapiécés. Deux d’entre eux brandissaient d’épais gourdins en bois clair, les autres maniaient des couteaux de boucher usés. Ils étaient de piètres combattants, mais leur nombre et leur agressivité empêchaient la guerrière de dégainer son épée longue, l’obligeant à ne se défendre qu’avec sa dague. La prétorienne arrivait pour l’instant à ne pas se faire submerger, elle avait même réussi à blesser ses assaillants au prix de quelques contusions, mais elle ne cessait de reculer et se retrouverait bientôt coincée contre les murs du silo.

Heureusement, elle obtint un peu répit quand l’un des escarpes, un colosse roux à la lèvre fendue, remarqua Soreth et abandonna ses camarades pour le charger. Le prince le laissa venir, les pieds fermement ancrés au le sol et les doigts posés sur la poignée de son épée, et esquiva le couteau d’un bond sur la gauche. D’abord tenté de couper le poignet du bandit, il se ravisa et se contenta de lui percuter la main du pommeau de son arme. Il y eut un craquement sec. Puis, le brigand lâcha sa lame en gémissant d’une voix étranglée. Aveuglé par la douleur, il n’aperçut que trop tard le deuxième assaut de Soreth et s’écroula d’un bloc lorsque le pied du prétorien s'écrasa sur son entrejambe. Sans plus se soucier de lui, Soreth termina de dégainer son épée et s'élança vers sa partenaire.

Tandis que son équipier neutralisait le géant roux, Lyne exploita l’espace laissé dans la ligne de front pour rouler hors du piège de ses adversaires. Elle en profita pour planter sa dague dans la botte de la brigande la plus proche, qui vacilla sous la douleur, mais reçut un coup de gourdin dans le dos avant de pouvoir se redresser. Elle tituba sur les pavés, puis évita de justesse de se faire égorger, la lame d’une bandite à la peau sombre lui entaillant l’épaule au lieu du cou. Elle laissa alors échapper un grognement rageur, qui aurait fait fuir quiconque la connaissait, et utilisa sa position pour enfoncer son coude dans le nez de son assaillante. Profitant de sa stupéfaction, elle la désarma d’une torsion de poignet et, tournant autour d’elle afin d’esquiver le gourdin du dernier brigand valide, la projeta lourdement au sol. Elle lui frappa aussitôt les cotes pour l’empêcher de bouger, puis releva des yeux furibonds sur ses adversaires en piteux état. Comprenant qu’ils ne gagneraient pas et voyant Soreth arriver, ceux-ci abandonnèrent leur camarade à terre et s’enfuirent à toutes jambes.

Pendant que son amie retrouvait son souffle et maîtrisait son agresseuse, le prince inspecta les environs à la recherche d’autres assaillants. Il n’en trouva aucun, mais nota, peu étonné, la disparition de celui qu’il avait laissé près de la guérite. Il esquissa un sourire en l’imaginant escalader péniblement les murailles de la cour, puis retourna vers Lyne.

Sans se préoccuper du sang et des larmes de sa captive, la prétorienne l’avait forcé à s’agenouiller en l’attrapant par le col, et avait placé sa dague sous sa gorge pour l’empêcher de bouger. Toujours furieuse, elle posa sa première question d’une voix emplie d’autorité.

— Pourquoi nous avez-vous attaqués ?

— C’était pas spécialement contre vous, dégluti la brigande apeurée. On nous a demandé de nous occuper de tous ceux qui viendraient fouiner autour des silos.

— « On » ? Qui est ce « on » ?

— Je ne sais pas.

— Tu ne sais pas ?! Voilà qui est bien pratique.

Lyne rapprocha son visage de celui de sa prisonnière, affermissant sa prise sur son col et appuyant sa lame jusqu’à la faire saigner. La malheureuse lâcha un sanglot de terreur.

— Je ne sais pas ! Je vous le jure ! On a eu un seul ordre et il venait d’un intermédiaire encapuchonné. On n’a pas vu sa tête !

— Bien sûr, cracha la guerrière avec véhémence, et après il a disparu dans un nuage de fumée ! Imagines-tu que je vais gober une histoire aussi stupide ?

— Oui. Euh… non ! C’est la vérité ! Je vous assure. Nous non plus on ne l’a pas cru au début. On pensait que c’était qu’un petit malin qui rigolait. On a même voulu le choper pour lui apprendre à se moquer de nous, mais il nous a échappé.

— Si vous estimiez que c’est une plaisanterie, que faites-vous ici ?

— Justement ! La première journée on n’a pas écouté. Seulement, le lendemain matin on s’est rendu compte que Leof avait disparu. Et pas disparu genre il cuvait dans un coin. Chez lui, il n’y avait plus rien. Plus de femme. Plus de gamins. Rien ! Enfin, il restait un doigt. Un des siens. Posés sur la table de la salle à manger. On est peut-être lent, mais ça nous a suffi à comprendre l’idée.

Un silence pesant retomba dans la cour, puis Lyne relâcha légèrement la brigande et reprit d’un ton moins menaçant.

— Êtes-vous là depuis longtemps ?

— Un peu plus de deux semaines. Chaque dimanche on reçoit une bourse chez nous, comme pour nous dire de continuer.

— Vous êtes-vous occupé de beaucoup de personnes avant nous ?

— Non, vous êtes les premiers fouineurs qu’on croise… sauf votre respect.

La guerrière opina et, à court de questions, leva les yeux vers son équipier afin de voir s’il en avait d’autres. Il secoua négativement la tête. Leur prisonnière n’avait pas l’air d’en savoir beaucoup, mais son récit corroborait leur intuition sur la perte des provisions. Il leur fallait maintenant comprendre si elle était liée à l’attaque de Brevois autrement que par l’extrême violence qui les caractérisait.

— Qu’est-ce que j’en fais ?

Sortant de ses pensées, Soreth dévisagea la femme tremblante qui attendait son jugement, puis celle qui la menaçait. En dehors de Brevois, Lyne ne s’était jamais montrée pressée de prendre une vie. D’ailleurs, et en dépit de ses tentatives d’intimidations, il savait qu'elle n’avait pas prévu de tuer leur prisonnière. C’était une qualité qu’il appréciait chez elle. La violence était plus souvent un problème qu’une solution. Il esquissa un sourire, heureux d’avoir l’opportunité de choisir une autre voie, et dit.

— Laisse-la partir. Elle n’est pas dangereuse, et je n’ai aucune envie d’expliquer aux gardes pourquoi nous leur amenons un cadavre.

La guerrière hocha la tête, sa colère disparue, puis relâcha le col de la brigande et s’écarta. Celle-ci n’osa pas bouger, incapable de croire en sa bonne étoile, et regarda les prétoriens tour à tour en se demandant lequel des deux la frapperait en premier. Cela dura jusqu’à ce qu’ils rengainent leurs armes. Alors seulement, elle se leva avec méfiance et claudiqua vers la muraille. L’escalader dans son état ne serait pas une partie de plaisir, mais restait préférable à se faire égorger.

Lorsque la fuyarde fut assez loin, le prince s’enquit de la santé de sa protectrice. Elle le rassura d’une voix fatiguée puis, relevant sa cape marron, révéla la profonde entaille qui barrait son épaule droite, à quelques centimètres à peine de celle qu’elle avait récoltée à Brevois. Il la pensa rapidement, prenant note de mieux s’en occuper quand ils auraient retrouvé leurs montures, puis lui raconta la découverte qu’il avait faite dans la troisième guérite. Elle s’en montra aussi enthousiaste que lui, mais ne put aller la voir. L’escarmouche et l’interrogatoire avaient consommé le temps qu’il leur restait. Il leur fallait partir. Avant que les gardes ne viennent les chercher et, surtout, avant qu’elles ne remarquent les pavés rougis et l’odeur du sang qui embaumait encore l’atmosphère.

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Camille Octavie
Posté le 12/02/2023
Rebonjour :)
Je continue à lire avec plaisir ! Moi aussi je me demande comment 30 soldats ont pu disparaître hahaha.
J'aime bien aussi comment Soreth se pose des questions au début, c'est mignon^^
Je te note quelques questions:
> "Il laissa ces idées" > c'est juste grammaticalement, mais je m'attendais à lire "ses", donc je préfère vérifier que "ces" correspond bien à ce que tu voulais
> "trente militaires avaient pu se faire tuer sans que quelqu’un le remarque" > tu sous-entend plus loin que la tête pensante derrière tout ça peut faire disparaître des familles entières, mais je m'interroge, les familles des gardes ne devraient-elle pas crier aux disparitions ? ou les proches de ces familles ? peut-être que tu en parles plus tard, en mode "oh la la, un monstre fait disparaitre des familles entières !", je verrai, mais comme ça j'ai trouvé ça curieux.
> "autant de réponses que de nouvelles interrogations" > c'est une expression que tu aimes bien je pense, elle revient souvent ^^
> "notre pote Leof" > pas simple de rendre le niveau de langue bas des brigands, mais je pense que tu pourrais trouver moins "moderne" que pote ;)

Je passe à la suite, bonne continuation !
Vincent Meriel
Posté le 17/02/2023
Rebonjour et re-merci ! ^^
"ces" ou "ses" est un dilemme terrible à chacune de mes relectures. Je dois le modifier à chaque fois. XD
"pote" n'est effectivement pas terrible comme terme... Je vais voir si je trouve mieux.
J'ai parfois tendance à abuser des expressions qui fonctionnent bien, merci de me le faire remarquer. Il faudra que je vérifie à la fin le nombre de fois où j'ai put les utiliser.
Je laisse ta question en suspens pour le moment, tu me diras si tu trouves tes réponses après ^^
Bonne continuation.
MichaelLambert
Posté le 16/01/2023
Bonjour Vincent !

Ça bouge bien par ici ! C'est efficace, concret ! Je suis curieux de découvrir la suite !

Petit détail, il manque un mot dans la phrase suivante : "D’ailleurs, et en dépit de ses tentatives d’intimidations, il savait elle n’avait pas prévu de tuer leur prisonnière."

A bientôt !
Vincent Meriel
Posté le 20/01/2023
Bonjour Michaël !
Je suis content si ce chapitre te plait, merci pour ta correction. On a beau faire, c'est dur de ne pas laisser de coquilles ^^'
À bientôt
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