CHAPITRE 19

Par Taranee

PRESENT : JIO

 

- Concentre-toi, Jio.

- C’est ce que je fais, bon sang ! répondit-il avec mauvaise humeur.

            Sa professeure haussa les sourcils. Ils étaient dans la salle d’entraînement depuis plus de trois heures et maître Ebremo n’avait pas l’intention de libérer Jio tant qu’il n’aurait pas réussi l’exercice. Une semaine qu’il était revenu. Aujourd’hui, il devait voir Nethan pour la première fois depuis qu’ils avaient été capturés. Mais si ça continuait, il n’allait jamais la voir ! Il ferma les yeux. Pénétrer dans l’esprit de quelqu’un était déjà compliqué quand on n’était pas un mage d’esprit, alors défaire un sort quand on n’était pas un défaiseur… La vieille prétendait que tout s’apprenait. Et en théorie, la magie de défaiseur pouvait être apprise. Il n’y avait donc plus que deux options. Soit Jio était un piètre défaiseur de sorts, soit maître Ebremo ne savait pas enseigner son art. Il soupira, ouvrit les yeux, et se laissa tomber sur la chaise qui était derrière lui. Allisen était toujours sous l’emprise du sort qu’on lui avait lancé. Il ne pouvait pas parler. Maître Ebremo avisa l’élève, puis le mercenaire. Elle se tourna finalement vers Jio.

- Tu n’es pas concentré.

- Si, je le suis.

- Non, tu ne l’es pas, sinon tu aurais réussi, crois-moi. Tu en as le potentiel.

Ben voyons.

- Avoue-le, continua la vieille femme, tu es content de voir Allisen dans cet état.

L’adolescent porta un regard vers l’ensorcelé. Il était vrai que le fait qu’Allisen ne puisse plus parler ne lui déplaisait pas. Le mutisme était une des pires punitions pour quelqu’un comme Soll qui aimait à se vanter et à rabaisser les autres par la parole. Néanmoins, Jio ne pouvait pas dire cela à voix haute. Même si Allisen devait sûrement connaître le fond de sa pensée.

- Non, je ne suis pas content. dit-il en détournant les yeux : Je perds énormément de temps et j’aimerai en finir au plus vite. Donc je ne suis pas spécialement content.

Ce n’était pas tout à fait faux, mais cela restait un demi-mensonge. Il était content. Mais il ne voulait pas perdre de temps. Maître Ebremo soupira. Elle claqua des doigts, aussitôt, Allisen déversa sa colère sur Jio en un flot d’insultes et de menaces.

- Toi ! Sale gamin prétentieux ! Tu as fait exprès de prendre ton temps, hein ? Tu es satisfait ? Tu aimes ça, hein ? Attends un peu qu’on ne soit plus que tous les deux.

- Pousse-toi. Tu me gênes. répondit Jio en se levant.

- Tu oses me tutoyer ? Visiblement, tu as oublié qui est le plus puissant de nous deux, ici. Tu veux que je te le rappelle, Jio ? Ou alors je devrais peut-être le rappeler à Maz Akëll.

- Si tu la touches, je m’occuperai personnellement de te refaire le portrait. Supérieur ou non dans la hiérarchie.

Maître Ebremo s’interposa. Elle était toute petite et son intervention paraissait bien dérisoire entre ces deux grands hommes qui allaient en venir aux mains. Mais elle dégageait cette puissance sereine qui incite au respect et les deux opposants se calmèrent. La femme se tourna vers Jio.

- Je vais vérifier quelque chose. Brez !

Un homme d’une quarantaine d’années accourut. C’était un sorcier. Contrairement aux mages, les sorciers n’avaient pas de pouvoirs. Ils apprenaient la magie par l’intermédiaires de sorts. Leur façon d’utiliser la magie était donc plus variée.

- Lance-moi le sort de mutisme. lui ordonna maître Ebremo.

L’homme s’exécuta sans une parole. Il était muet lui-même. La vieille femme était désormais muette à son tour. Elle lança un regard impérieux à Jio. Il savait ce qu’il avait à faire. Sous les yeux furieux d’Allisen, il s’approcha de son professeur et s’assit devant elle pour être à peu près à la même hauteur. Il posa la main sur son épaule. Comme il n’était pas naturellement un défaiseur, il lui fallait un contact physique avec la personne qu’il voulait libérer. Il ferma les yeux, prit une longue inspiration qu’il expira en un filet d’air.

            Il était dans le noir. Dans cet immense désert qu’était son esprit. Et il y avait une petite porte. Celle qui allait lui permettre d’entrer dans l’esprit d’Ebremo. Il essaya de l’ouvrir. Fermée, Evidemment. Et pas de clef aux alentours. Comme tout à l’heure avec Allisen, il allait devoir jouer avec la serrure pour entrer. Il s’accroupit. Deux petites tiges en fer apparurent dans sa main. Il les inséra dans la serrure. Il n’avait eu l’occasion qu’une ou deux fois de forcer une serrure. Alors ça lui prit du temps. Il n’était pas agile dans cet exercice. Mais il finit tout de même par y arriver. La porte s’entrebâilla et une lumière vive en émana qui fit reculer Jio. Après une dernière inspiration, le jeune homme poussa la porte. Il fronça les sourcils. L’esprit de maître Ebremo était tordu, compliqué. Ce n’était pas le désert noir de Jio, mais plutôt un immense labyrinthe. La vieille femme disait que l’esprit ressemblait à la personne à qui il appartenait. Le désert noir procurait un sentiment de chaos, de froid, de destruction. Jio se demandait souvent si son esprit reflétait réellement la personne qu’il était. Il s’enfonça dans les méandres du labyrinthe. C’était plus facile qu’avec Allisen. Au début, il eut un peu de mal à choisir un chemin. Mais, en se concentrant un peu plus, il parvint à sentir la magie qui émanait du sort. Il suivit sa piste, se trompant quatre ou cinq fois, et finit par arriver dans une petite salle surmontée d’un dôme de verre. Au milieu de la salle, il y avait une cage en argent rutilante, finement travaillée. Une bille lumineuse brillait à l’intérieur de la cage, prisonnière. Il avait trouvé le sort. À partir de là, il ne devait plus compter que sur sa magie.

            Il s’approcha lentement, effleura les barreaux, les inspecta. Ils étaient fins, il n’y avait pas de cadenas sur la porte. Seulement une chainette qui la maintenait fermée. Si cette chainette avait existé dans la réalité, il aurait aisément pu la briser. Mais, dans ce monde étrange, il ne pouvait même pas la toucher sans sa magie. Il l’activa. Ce qu’il devait en faire dépendait du type de sort. Maître Ebremo avait été rendue muette. Peut-être… Peut-être qu’il fallait faire du bruit pour briser la chaîne. Mais pas seulement. Jio ferma les yeux. Il s’appliqua à imaginer, créer, modeler. Et quand ses paupières s’ouvrirent, un tentacule noir et sifflant était apparu dans sa main. C’était une chose vivante, qui se mouvait doucement. Le tentacule était très fin, de sorte à pouvoir s’insérer entre les anneaux de la chainette. Il en créa d’autres. C’était fatigant. Ce sifflement continu était affreux. Et pourtant, ça marchait. La chaine tressautait. Jio s’approcha. Les tentacules vinrent s’enrouler autour de la chaine dans une danse hypnotisante. Ils serpentaient entre les anneaux et leur mélodie sifflante s’élevait, de plus en plus forte. Jio en avait mal à la tête. Mais il pouvait le supporter. Il s’assit, attendit. De temps en temps, il créait un nouveau tentacule. Et à force de sifflements et d’entortillements, la chaine finit par céder. Jio se précipita en avant, ouvrit la porte à la volée. Ce qui retenait la cage de s’ouvrir s’était brisé, mais ce n’était pas terminé. La geôle commença à tressaillir, à émettre un bourdonnement que l’on pouvait sentir plus qu’entendre. Jio devait forcer pour que la porte ne se referme pas. La bille lumineuse était en train de sortir. Il fit claquer sa langue et les tentacules se placèrent autour de la cage de sorte à maintenir la porte ouverte. Deux fois, elle manqua de se fermer. Deux fois, Jio la retint de justesse. Et, enfin, la bille sortit. Jio bondit en arrière. Il créa d’autres tentacules, les lança sur la cage. Sa magie attaqua la geôle, l’enserra, la rongea, et, bientôt, il n’en resta plus rien. Le sort était brisé. Jio avait réussi. Il se traîna jusqu’à la sortie du labyrinthe, passa la porte, et se laissa tomber sur le seuil. Il poussa un soupir, puis un rire.

            Lorsqu’il ouvrit les yeux, il était allongé sur le dos. Maître Ebremo le jaugeait d’un regard perçant. Allisen maugréait quelque chose. Finalement, la vieille femme prit parole alors que l’adolescent se remettait sur ses jambes.

- C’est bien ce que je pensais. Le problème, c’est Allisen. Au fond de toi, tu ne veux pas défaire son sort. Réessaie avec Allisen.

- Pourquoi ? protesta l’adolescent :  Je viens de réussir avec vous !

- Ce n’est pas avec moi que tu dois réussir.

Il soupira, se leva dans un mouvement rapide, et s’approcha du mercenaire. Ils se toisèrent un moment avec mépris. Jio répugnait à le toucher, mais il contint son dégoût et, après que Brez eut relancé le sort de mutisme, lui attrapa l’épaule avec fermeté. Il réitéra l’opération. Ce fut fatigant, et plus complexe. L’esprit d’Allisen était comme des sables mouvants et Jio manqua de s’y noyer. Cela prit un long moment. Et plusieurs essais. Et enfin, après de longues minutes, il réussit à défaire le sort de mutisme. La cage s’était ouverte, elle avait failli se refermer en écrasant les doigts de l’adolescent, mais il l’avait retenue. Il se réveilla, essoufflé. Maître Ebremo lui adressa un compliment et le libéra. Il se précipita à l’extérieur. Il devait aller voir Nethan.

 

***

 

            Il adressa un regard glacial à l’homme qui se tenait devant la porte de la suite. De taille moyenne, plus baraqué que lui, il était planté dans le couloir, les bras croisés, avec un air peu commode affiché au visage. Mais la commodité, Jio n’en avait cure à ce moment. Il s’approcha d’un pas décidé.

- Ouvrez la porte.

L’homme tourna lentement la tête, la leva vers Jio et, pourtant, regarda l’adolescent comme s’il se fut agi d’un moucheron. Un sourire s’étira sur ses lèvres biscornues et demanda d’une voix grinçante :

- Et de qui provient cette charmante demande ?

- De Soö. Ouvrez-la, maintenant.

L’homme parut un peu décontenancé, il fronça les sourcils.

- J’ai encore jamais vu le maître, mais je ne pense pas que ce soit un gosse comme toi. Comment je peux être sûr que c’est pas un plan pour faire évader la petite ?

Jio leva les yeux au ciel, agacé. Il s’apprêtait à lui lancer une réplique acerbe mais Addal apparut et s’interposa entre eux.

- Tout va bien, assura-t-il, Soö a autorisé cette entrevue.

Le garde hésita une dernière fois. Il porta son regard de Jio à Addal, puis de Addal à Jio. Et, finalement, il se tourna vers la porte et la déverrouilla. Le jeune mage d’ombres se dépêcha à l’intérieur de la pièce et le battant fut refermé derrière lui.

            Il s’avança dans la pièce. C’était une chambre. Spacieuse, avec un vrai lit, sans courants d’air. Le sol était dallé de pierres plates, les murs aussi étaient en pierre, à l’image des autres chambres. Le mobilier était plus complet. Il y avait, en plus du lit, une grande armoire, une table avec deux chaises, un orbe qui brillait à côté de lit. Au fond à droite, un passage découpé dans le mur permettait d’accéder à une salle de bains propre, avec une cuvette en étain, des serviettes, et un miroir. Nethan était assise sur le lit. Quand Jio était entré, elle s’était redressée. Le jeune homme lui sourit et lança, d’un ton ironique :

- Tu as de la chance. Moi je n’ai le droit qu’à une chambre vétuste meublée en tout et pour tout d’un matelas défoncé et d’une cruche d’eau. Je me contente des douches publiques.

Elle leva les yeux au ciel.

- Salut, Jio. Je n’espérais plus recevoir ta visite.

- Disons que ça a pris plus de temps que prévu. Je ne sais même pas si je pourrai revenir.

Il vint s’asseoir à côté d’elle sur le lit. Confortable. Propre.

- Tu es bien traitée ? demanda-t-il.

Elle haussa les épaules.

- J’imagine que je suis mieux traitée que la plupart des gens ici. Le gardien est un rustre et je désespère de revoir la lumière du jour, mais sinon, je pense que ça va.

Il était vrai qu’elle avait l’air un peu pâle. Sa peau, qui n’était pas vraiment colorée en temps normal, paraissait presque transparente et on voyait mieux les quelques tâches de rousseur qui piquetaient l’arrête de son nez et ses pommettes. Elle avait l’air reposée, cependant, et cela rassura le garçon.

- Et toi ? l’interrogea-t-elle en écho à sa question : Ton retour ?

Il poussa un ricanement.

- Bah… Ça pourrait être pire.

Il n’allait, évidemment, pas lui dire qu’il avait massacré une dizaine de personnes depuis qu’il était revenu et qu’on avait dû l’enfermer au trou car il était devenu excessivement violent. Non. À la place, il dit :

- Je fais des entraînements. Encore et encore. Je n’ai rien à faire à part ça. On ne me laisse pas sortir, je prends mes repas aux heures où il n’y a pas beaucoup de monde au réfectoire.

Ce n’était pas l’exacte vérité. Enfaite, Jio mangeait aux heures de pointe, comme tout le monde, mais, lorsqu’il arrivait dans la salle, Des murmures le poursuivaient et de nombreuses personnes quittaient la salle. Les rumeurs qui couraient sur lui avaient amplifié le danger qu’il représentait pour les mages. On lui fichait une paix royale. Il n’en était pas mécontent.

- Jio… fit Nethan d’une voix hésitante : Tu te comportes bien, hein ? Dis-moi que tu ne te bats pas.

L’intéressé mit un peu de temps à répondre.

- Euh… Non. Pourquoi ?

- Je m’inquiète, c’est tout.

Il y avait de l’empressement dans sa voix. À merveille. Ils cachaient tous les deux quelque chose, donc. Il n’allait pas lui demander ce que c’était. Chacun avait ses secrets. Et si ça le concernait, alors tant pis.

            Un silence s’installa. Quelques minutes passèrent et puis, comme en prison, le gardien ouvrit la porte pour dire à Jio qu’il ne lui restait plus que deux minutes de visite. Lorsqu’il fut reparti, Nethan reprit.

- Tu penses que Nilt et Elijah vont venir nous sauver ?

- Bien sûr. dit-il en souriant.

Mais au fond de lui, il espérait que non. Cet endroit était mauvais sous tous les aspects. Il ne voulait pas que ses amis s’en approchent. À deux, ils ne pourraient rien faire contre la guilde entière. Le gardien rentra de nouveau avec sa mine patibulaire.

- Ça va, je sors ! maugréa l’adolescent en se levant.

Il adressa un dernier au revoir à Nethan, espérant qu’il la reverrait en bonne santé, et passa l’encadrement de la porte. Dehors, Addal l’attendait. Il lui lança un regard impassible.

- Vous êtes resté devant la porte pendant toute l’entrevue.

- Effectivement, oui. C’était ça ou le gardien écoutait ta conversation avec la gamine.

- Vous connaissiez l’existence de Nethan ? Avant de me capturer pour la première fois, je veux dire.

- Non. Nilt et moi avons appris son existence un peu avant que tu ailles sur l’autre face.

- C’est récent.

Addal ne répondit pas. Ils marchèrent en silence dans le couloir. Juste avant de descendre les escaliers, Jio s’arrêta.

- Pourquoi vous vous faites passer pour un salaud de la guilde, même auprès des alliés de Nilt ?

- Ça a le mérite d’être franc. Disons que, tant que Nilt ne vous a pas révélé ma couverture, j’estime que vous n’êtes pas ses alliés, toi, ou d’autres personnes.

Jio soupira, fourra ses mains dans les poches de son pantalon.

- Je ne vous aime pas Addal. J’ai beau me dire que vous êtes un ami de Nilt, je n’arrive pas à vous supporter.

- C’est réciproque, Jio. Il y a des gens qui ne sont pas faits pour s’entendre.

L’adolescent ne répondit pas. Il réfléchissait. C’était paradoxal de discuter tranquillement avec quelqu’un qu’on ne pouvait supporter. Au bout d’un moment, Addal reprit.

- Tu sembles t’améliorer rapidement, aux entraînements.

- Peut-être, oui. J’ai vu que vous entriez dans la salle, de temps en temps. Sur ordre de Soö, je suppose.

- Effectivement.

- Dites. Au fond… Vous n’éprouveriez pas un peu d’attachement pour Soö ?

- … Non.

Mais la réponse avait tardé à venir. S’il n’éprouvait pas d’affection pour le maître de la guilde, Addal ressentait certainement quelque chose d’autre pour lui. Que ce fut de la compassion, du respect ou de la loyauté. Il ne pouvait pas le cacher. Ces mois au service de Soö l’avaient changé, comme tous ceux qui côtoyaient cet homme.

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