Chapitre 19

Ils atteignirent Port Ouest la veille de la Fête du Centième. La caravane avait pressé l’allure et allongé les journées de marche pour arriver à temps, aussi franchirent-ils les dernières collines tard dans la soirée.

Il y avait du monde pour les accueillir, mais Imes ne voulut pas entendre parler de s’éloigner avant d’avoir aidé les marchands à monter leur camp. Tout juste embrassa-t-il rapidement Kriis et sa famille avant de se mettre à l’ouvrage. Sidon l’aida à dételer les lorons fourbus et à les installer dans un pâturage prévu à cet effet près du village.

Dans le chaos du déchargement, Zeli et Jebellan disparurent. Pan aussi, ce qui inquiéta bien moins Imes que si cela s’était produit une quinzaine plus tôt.

Plantée au pied du chariot qu’Imes avait conduit tout ce temps, Kriis tapa dans ses mains avec avidité jusqu’à ce qu’il lui tende les trois sacs contenant les armures. Elle s’en saisit comme de trésors inestimables.

— Je m’en vais ranger ça. Ça va, toi, hein ? Tu tiens le coup ?

Elle le gratifia d’un regard méfiant.

— Ça va. Je veux juste aller me coucher, honnêtement.

— Hummm… Tu sais où me trouver si tu as besoin de quelque chose. On se voit demain, de toute façon. Bonne nuit, Imes.

Elle déposa un baiser sur sa joue et disparut dans les rues sombres.

À la lumière des torches de la caravane, Laomeht semblait troublé. Natesa lui tapotait le bras, rassurante. Imes s’approcha.

— Tu as vu Jebellan ? demanda-t-il à son frère.

Laomeht eut un haussement d’épaules impuissant.

— À peine. J’ai essayé de l’intercepter, mais il est passé en coup de vent.

— J’ai vu Viviabel près du dortoir, tout à l’heure, dit Natesa. Je suis sûre qu’elle s’occupera de lui.

C’était ce qu’Imes avait espéré, mais entendre ces mots tout haut lui tordit les entrailles.

— Oui, soupira Laomeht. Ou elle va empirer les choses. On ne sait jamais trop, avec eux. Hé, j’ai rêvé, ou Jebellan avait un chucret avec lui ?…

Comment ça, elle risquait d’empirer les choses ? Imes eut un geste distrait.

— Ne me demande pas.

Laomeht et Sidon se seraient sans doute attardés, mais Natesa ne leur en laissa pas le loisir, prétextant qu’elle était fatiguée et voulait rentrer à la ferme. Imes lui en fut reconnaissant. Il aurait tout le temps de voir sa famille lorsqu’il aurait dormi.

Seule Cléodine l’accompagna jusqu’au dortoir. Elle ne paraissait pas savoir quoi dire pour combler le silence, mais il s’en accommoda très bien. Il lui vint à l’esprit qu’elle connaissait peut-être certains des chasseurs morts lors de l’accident. Il entreposa cette pensée pour un autre jour. Ce soir, il était trop épuisé pour prêter une oreille compatissante à quelqu’un.

Le hall du dortoir était plongé dans l’ombre, mais la lueur d’une lampe filtrait depuis le couloir du fond. Imes s’y rendit. La lumière venait de la chambre de Zeli. La voix de Regis s’échappait de la pièce dans un murmure. Uvara se tenait dans l’encadrement de la porte ouverte, apportant son soutien muet. Elle aperçut Imes et le salua d’un signe de tête grave.

Imes recula. Cléodine se tourna vers lui, l’embrassa et lui souhaita bonne nuit. Puis elle rejoignit le conciliabule. Imes monta l’escalier d’un pas lourd.

Il s’immobilisa sur la dernière marche. Le brouhaha d’une vive dispute émanait de la chambre de Jebellan.

Il ferma les yeux et se laissa aller à un long soupir. Il voulait juste aller se coucher.

Devait-il intervenir ? En avait-il seulement le droit ? Peu importait sa jalousie, les histoires de couple de Jebellan et Viviabel ne le regardaient pas. Jebellan s’était montré fragile cette dernière quinzaine. L’instinct protecteur d’Imes s’était réveillé en conséquence, mais cela ne signifiait pas que l’homme avait le moins du monde besoin de son aide, ni qu’il l’apprécierait si elle était offerte. Une querelle était peut-être exactement ce qu’il lui fallait pour se débarrasser de son étrange mélancolie.

Il s’était presque persuadé de passer son chemin lorsqu’il entendit quelque chose griffer la porte de Jebellan avec insistance. Il comprit alors que ses états d’âme n’avaient guère d’importance : il fallait bien qu’il récupère Pan.

Il prenait son courage à deux mains pour aller toquer lorsque la porte s’ouvrit. Réagissant à la requête de Pan, Jebellan le laissa sortir sans un coup d’œil dans le couloir. Le chucret fuit les lieux en toute hâte. La dispute se poursuivit, soudain intelligible.

— Tu n’as vraiment que ça à dire ? s’écria Jebellan.

— Je ne vois pas ce que tu attends de moi.

La voix de Viviabel était posée, presque morne. Elle ne semblait pas affectée par la colère de son amant. Mal à l’aise, Imes se baissa pour saisir Pan.

— Je ne sais pas, peut-être une vague réaction ? ironisa Jebellan. Au moins un « mince, on est vraiment dans les étrons jusqu’au cou » ?

— On le savait déjà. Il était couru d’avance que ce genre d’incident se produirait un jour.

Imes se figea.

Quoi ?

Les mots que Viviabel prononça ensuite s’inscrivirent en lui au fer rouge.

— Ou pensais-tu que la mort de l’hôte serait propre et sans bavure ? Ce qui nous attend dans le futur est bien pire. Le jour où il rendra l’âme et où le ciel s’éteindra, nous suffoquerons tous dans le noir et le froid.

Les jambes d’Imes ployèrent, soudain sans force. Il se rattrapa au mur d’une main engourdie. Pan le fixa sans comprendre son brusque émoi.

Jebellan ne manifesta aucune surprise, seulement une rage froide.

— Si c’est tout ce que tu as à dire, sors d’ici. Et ne reviens pas.

Il y eut un bruit de froissement de tissu, peut-être un haussement d’épaules.

— Comme tu veux. Je te ferai porter les affaires que tu as laissées chez moi.

La porte s’écarta, laissant passer Viviabel. Elle aperçut Imes en haut de l’escalier et s’immobilisa.

Jebellan apparut dans l’encadrement, cherchant ce qu’elle avait vu. Ses cheveux étaient en bataille, comme s’il n’avait cessé de passer la main dedans dans son agitation. Lorsque ses yeux croisèrent ceux d’Imes, son visage tout entier se contracta. Imes aurait été bien incapable de déchiffrer les émotions au fond de ses prunelles.

Il y eut un long instant de silence. Puis Jebellan leva la main à son front et referma sa porte. Le battant éclipsa la vision de ses épaules courbées.

Viviabel scruta tour à tour Imes et la porte close.

— Tu nous as entendus, finit-elle par dire.

Imes hocha muettement la tête.

Avec un soupir, elle dépassa Imes et descendit l’escalier. Bien qu’elle ne l’y ait pas invité, Imes la suivit. La fourrure de Pan dans ses bras, d’habitude si réconfortante, ne lui était d’aucun secours.

Ils quittèrent le dortoir. Au-dessus de leurs têtes, les petits points blancs des nœuds luminescents de l’hôte brillaient dans les ténèbres. Même lorsque l’immense créature était assoupie, elle éclairait leurs voies. L’hôte était tout. L’hôte était la vie. Comment qui que ce soit pouvait-il concevoir que cette lumière s’éteigne un jour ?

Viviabel se tourna vers lui et le dévisagea.

— Tu veux des explications.

— J’apprécierais, dit Imes, et il fut surpris par sa propre aigreur.

— Je ne suis pas convaincue que ce soit une bonne idée que tu les obtiennes. Il suffit de voir Jebellan. Je commence à penser que j’aurais mieux fait de ne rien lui dire.

Elle fixa le sol, morose. Pour la première fois, elle parut affectée par leur dispute.

— J’en ai déjà trop entendu pour ne rien demander, souligna Imes.

— Hum. C’est vrai.

Elle s’assit sur un rocher devant le dortoir qui servait souvent de banc aux chasseurs. Son chucret sortit de la nuit et vint s’allonger près de ses chevilles.

— L’hôte est mourant.

C’était ce qu’Imes avait compris, mais en entendre la confirmation fut un choc terrible. Il s’agrippa à Pan comme un homme qui se noie.

— Comment ? parvint-il à demander à travers une gorge nouée.

— L’âge, dit-elle simplement. L’hôte existe depuis si longtemps. C’est un vieillard. Pourquoi crois-tu que les chasseurs ont été créés ? Il s’est débrouillé sans vous pendant une éternité. Mais quand il est devenu trop lent pour poursuivre lui-même le plancton, il s’est forgé une solution de rechange. Un outil.

Imes se laissa tomber près d’elle, les jambes lourdes. Il aurait préféré ne pas croire un mot qui sortait de sa bouche, mais ses propos étaient terriblement sensés.

— Comment le sais-tu ?

— Je l’ai toujours su. Je suis née avec une connexion à l’hôte d’une puissance rare. D’aussi loin que je me souvienne, je l’ai toujours senti mourir à petit feu.

Il la fixa, horrifié. Elle haussa les épaules, mal à l’aise devant sa réaction. Elle détourna pudiquement le visage.

— Les prêtres qui m’ont formée ne voulaient pas m’écouter. Accepter que j’étais plus douée qu’eux aurait déjà été un poids pour leur égo, alors ce que j’avais à dire…

Elle eut un rire amer.

— Seul Jebellan m’a crue. Mais ça l’a tant changé que je ne l’ai jamais dit à personne d’autre.

Elle baissa les yeux.

— Je l’envie un peu. Il a tant de colère en lui… Parfois, j’aimerais avoir ce luxe.

L’apathie et le cynisme de Viviabel prenaient un tout autre relief. Comment vivre autrement quand on grandissait avec dans les veines la conviction intime que le monde touchait à sa fin ?

— Quand ? demanda Imes du bout des lèvres.

— Pas tout de suite. Sans doute même pas de notre vivant. Mais comment savoir ? Apparemment, il est si affaibli qu’il sent à peine ses chasseurs.

Imes ne trouva rien à répondre à ça. Il contempla l’herbe clairsemée à ses pieds. Un oiseau nocturne poussa son cri. Un éclat de rire s’échappa du hangar non loin, vite étouffé.

Tout lui semblait irréel.

Viviabel se releva.

— Ne te mets pas la rate au court-bouillon. On n’y peut rien, de toute façon.

Imes contracta la mâchoire. Elle le quitta, le laissant seul avec ses pensées.

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MrOriendo
Posté le 03/02/2023
Hello Dragonwing !

Je ne vais pas te fournir une réaction en mode "OH MON DIEU" après avoir lu ce chapitre, car je poste mon commentaire presque deux semaines après l'avoir lu (les vacances sont passées par là entre-temps). Mais sache que l'effet révélation était là, et la surprise a parfaitement fonctionné sur moi.

Je profite qu'on parle de l'hôte pour redire à quel point j'adore l'univers que tu as créé autour de ce roman. Plus encore que l'intrigue ou les personnages, je crois que c'est ce qui m'a captivé tout de suite. Le concept de cet hôte flottant dans le grand vide, abritant en son sein toute une civilisation, les chucrets, les chasseurs et les charognards... je lis quelque-chose que pour l'instant, je n'ai vu nulle part ailleurs (si on exclue le concept de la grande A'Tuin chez Pratchett bien sûr). Et c'est cette nouveauté, cette imagination qui me ramène sans cesse vers ton histoire quand je pense aux meilleurs récits que j'ai découvert depuis deux ans sur Plume d'Argent.

Venons-en maintenant plus concrètement à parler de ce chapitre. J'aime la manière dont, avec la révélation de la mort prochaine de l'hôte, tu donnes une autre dimension au personnage de Viviabel. Elle n'est plus simplement une prêtresse parmi les autres, elle devient celle qui a senti le déclin de l'hôte et qui va (j'imagine) se dresser contre le dogme établi sur son caractère unique et sacré.
Ca donne énormément de relief à ton histoire et j'ai hâte de découvrir (même si j'ai déjà un peu avancé au moment où j'écris ces lignes) jusqu'où tu vas nous emmener dans cette direction.

Avec le déclin de l'hôte, la présence des Charognards fait davantage de sens également. Et en fait, je me rends compte à présent que le simple nom de ces créatures était un indice énorme sur ce qui allait arriver, mais on est tellement happés par la découverte de ton univers qu'on passe complètement à côté (en tout cas, ce fut mon cas !) dans toute la première partie.
J'imagine que plus l'hôte se dégrade et plus ces Charognards vont se multiplier, ce qui promet énormément de tension et de danger pour les scènes finales du roman.
Aussi, je suis curieux de voir comment Jebellan va se remettre de la perte de son chucret et du traumatisme que l'accident a causé chez lui. Bref, l'intrigue est prenante, ton récit se lit vraiment bien et je vais me dépêcher d'aller dévorer les dix derniers chapitres !

À bientôt,
Ori
Dragonwing
Posté le 05/02/2023
Je suis flattée que l'univers t'accroche à ce point ! J'ai l'impression que le concept des "baleines de l'espace" est assez répandu, pour une raison inconnue. Mais c'est vrai que je ne connais pas de roman dont le décor se rapproche de ma tambouille maison, à part en effet le Disque-Monde. En tout cas j'ai pris beaucoup de plaisir à la développer, donc tant mieux si elle fonctionne !

Et oui, Viviabel a son lot de secrets.
Eryn
Posté le 30/09/2022
Coucou Dragonwing !
ça fait un bail que je voulais reprendre ma lecture de Symbiose, mais je n'avais pas trop trouvé de temps jusqu'à maintenant. Je viens d'enchaîner 3 ou 4 chapitres d'un coup, et c'est cool de remettre le nez dans cette histoire.
J'apprécie les révélations sur l'Hôte, et la vie quotidienne d'Imes.
Je me demande également, quand Jebellan va se mettre à parler un peu à Imes et à se livrer. Quand à la mort à venir de l'hôte, eh ben je me demande comment tes personnages vont se sortir de tout ça !
A +
Dragonwing
Posté le 10/10/2022
Hello Eryn, je suis contente que tu aies trouvé le temps de revenir visiter l'hôte ! C'est vrai que Jebellan est assez secret, mais on va dire que ça fait partie du charme 😁
Silvershodan
Posté le 01/04/2022
Ah voila autre chose! Je suis peut-être trop optimiste mais, ils ont des scientifiques qui arrivent à détecter les mouvement du plancton à l'avance, ils peuvent peut-être détecter un autre "hôte". Oui c'est très optimiste.
Dragonwing
Posté le 15/04/2022
La science sauvera le monde 8D
Sunny
Posté le 01/04/2022
Je suis soufflée ^^ Je ne m'y attendais vraiment pas, et pourtant ça explique en effet un certain nombre de choses. Pas mal de surprises de taille dans ce chapitre ! J'ai hâte de voir comment ça va évoluer (on verra dans quinze jours, pour le moment je vais me prendre une petite tisane, trop d'émotions pour mon petit coeur).
Dragonwing
Posté le 15/04/2022
Haha, c'est sûr que ce n'était pas le chapitre le plus joyeux ^^;
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