Chapitre 18 - Yi

   Dans l’une des Jeeps, David a trouvé une carte de la région de Tanzanie où nous sommes et Paul a réussi à identifier le village de Kari. Quant à notre emplacement, nous l'avons plus ou moins deviné à l'aide du soleil et des montagnes à l'horizon. Nous sommes maintenant en route, séparés en deux groupes : David au volant de la première Jeep, Diego à ses côtés et Marina à l'arrière ; et Paul au volant du deuxième véhicule, la queue de cheval de Sacha au vent depuis le siège avant où elle est assise. Je ne peux m'empêcher de me demander si nous avons fait le bon choix d'équipes et je finis par partager mes doutes avec Paul.

   - Est-ce vraiment une bonne idée d'avoir laissé Marina avec Diego et David ?

   - Qu'est-ce que tu sous-entends, Yi ? Qu'ils ne peuvent pas se défendre ?

   - David ne peut définitivement pas se défendre. Marina a encore du mal à déclencher son pouvoir et elle est rapidement à court de flèches. Quant à Diego...

   - On a tous clairement vu qu'il avait des problèmes de précision, termine Sacha à ma place.

   - Ne le jugez pas si vite ! Vous oubliez qu'il a un sabre dont il sait parfaitement se servir.

   - Mais qu'il n'a pas utilisé pour nous aider..., le coupe Sacha.

   - Il a été pris au dépourvu par cette attaque. Nous l'avons tous été ! Diego ne s'est jamais battu contre des démons et il n'a pas les mêmes réflexes que vous en situation d'urgence. Donnez-lui du temps et de l'entraînement et vous verrez s'il est sans défense.

   - À propos de défense, quel est ton plan pour entraîner David ?

   - Je ne sais pas encore.

   - Tu comptes lui mettre une arme entre les mains ?

   Paul me jette un drôle de regard dans le rétroviseur. Je ne sais pas s'il s'attend à ce que je m'arrête là, mais j'ai bien envie d'aller jusqu'au bout de cette discussion. Il s'agit de notre sécurité à tous. Sacha intervient.

   - Est-ce qu'il pourrait se servir d'une arme à feu ?

   - La question n'est pas vraiment de savoir s'il pourrait, lui répond Paul, mais plutôt de trouver l'arme qui lui est la mieux adaptée et surtout de ne pas lui mettre n'importe quoi entre les mains.

   - On pourrait tout simplement lui demander ce qu'il veut.

   - Pas sûr que ce soit une bonne idée... Il va probablement te dire qu'il veut un sabre laser.

   - Pourquoi ce ne serait pas possible ?, je réponds.

   - Je le vois bien avec un sabre laser..., dit Sacha d'un ton rêveur. 

   Je l'examine dans le rétroviseur central. Les cheveux au vent, elle a le visage légèrement tourné vers l'extérieur, le regard parti au loin. Je me demande à quoi elle pense. Il y a une fine trace de sang dans son cou, unique marque visible du combat auquel elle vient de participer. J'aimerais tendre la main pour l’enlever, mais je n'ose pas. Elle finit par sentir mon regard et les éclairs que me lancent ses yeux dans le miroir me font baisser les miens. Cette fille me fascine et m’effraye en même temps. J’ai pourtant grandi en étant persuadé que je n'avais peur de rien.

   Nous roulons en silence depuis quelques minutes lorsque Paul reprend la conversation.

   - Vous savez... Vous formez une équipe. Vous êtes tous liés. Vous devez vous soutenir, pas vous remettre en question les uns les autres.

   Sacha le regarde mais ne répond rien. Je prends le temps de réfléchir aux paroles de Paul.

   - Nous sommes censés être une équipe, mais on ne se connaît pas. On ne sait rien les uns des autres.

   - Et alors ?

   - Alors comment sommes-nous supposés combattre ensemble si on ne connaît même pas ceux qui sont à nos côtés ?

   - C'est une question de confiance...

   - On ne m'a pas appris à faire confiance aux inconnus.

   - À moi non plus, ajoute Sacha.

   Paul nous regarde tour à tour et émet un petit rire avant de répondre.

   - Et pourtant vous m'avez semblé parfaitement accordés lorsque vous avez combattu côte à côte. À deux reprises !

   Sacha ouvre la bouche et la referme aussitôt. Puis nos regards se trouvent dans le rétroviseur. Paul a raison. Nous ne nous connaissons pas et pourtant, nous avons formé une équipe parfaite lors de deux batailles consécutives auxquelles nous n'étions pas du tout préparés. Pas besoin d'entraînement, pas besoin de stratégie, c'est comme si nous avions fait ça toute notre vie. En anticipant les mouvements de l'autre sans nous poser de question et sans jamais douter de nos capacités.

   - La vérité, reprend Paul, c'est que vous êtes destinés à vous réunir, et puisque vous êtes tous aux quatre coins du monde, il faut bien que quelque chose vous lie quand vous vous réunissez. Vous êtes différents, mais dans un sens, vous êtes aussi identiques.

   - Pourquoi nous garder séparés alors ?

   - Pour vous protéger. C'est ce qu'on m'a toujours dit.

   - Mais si nous sommes plus forts ensemble ?, lui rétorque Sacha.

   - Vous êtes plus forts ensemble lorsqu'un danger se présente. Je me suis toujours dit qu'en étant ensemble alors qu'il n'y a aucun danger, les membres de l'Assemblée sont susceptibles d'attirer le danger à eux. Mais ce n'est que ma conception de la chose, on ne m'a jamais expliqué la vraie raison...

 

   Le soleil s'est couché depuis un bon moment lorsque nous décidons de nous arrêter pour la nuit. Le village de Kari ne se trouve plus très loin et nous préférons y arriver demain matin. David a formulé la possibilité que les démons nous repèrent à cause des Jeeps, mais Paul est confiant. Selon lui, nous avons éliminé tous les démons qui nous ont attaqués plus tôt et même s'ils suivent les déplacements de leurs propres véhicules, pourquoi s'inquièteraient-ils de deux Jeeps qui traversent le désert ? Il pourrait simplement s’agir d’une patrouille. A priori, nous sommes en sécurité.

   Chaque véhicule est équipé d'une tente et de tout ce qu'il faut pour survivre. Marina et Paul ouvrent des boîtes de fruits en conserve pendant que David et Diego montent une toile de tente et Sacha et moi l'autre. Je me demande comment nous allons répartir les couchages, mais ce qui est sûr, c'est que nous allons nous tenir chaud. David et Diego ont visiblement eu le temps de faire connaissance pendant le trajet, ils sont en plein dans une conversation passionnée. Je constate que Sacha les regarde aussi du coin de l'œil.

   - Ça vaut peut-être la peine de lui donner une chance, non ?, je lui dis en désignant Diego du regard.

   - Hum...

   - S'il n'avait pas l'air aussi inoffensif, tu lui aurais déjà pardonné.

   - Qu'est-ce qui te fait dire ça ?

   - C'est ce que j'aurais fait... Et je crois que nous sommes assez semblables, toi et moi.

   - Ah oui ? Alors tu auras déjà anticipé que je vais te laisser monter cette tente tout seul si tu me parles une fois de plus de ce gosse qui risque de tous nous tuer avec son don sans même s'en rendre compte.

   Je souris. Je ne peux pas m'en empêcher, c'est plus fort que moi. Ses mots s’avèrent aussi saillants que les éclairs glacials qui sortent de ses yeux. Je la laisse ronchonner dans son coin pendant quelques instants - surtout le temps que le montage de la tente ne demande plus qu'une personne - et je savoure d'avance ma prochaine réplique.

   - En fait, je crois savoir quel est ton problème. Tu es jalouse de son don...

   Elle lève vers moi des yeux qui me congèleraient sur place si je ne m'y étais pas attendu et elle lâche tout à coup les outils qu'elle venait d'attraper pour fixer la toile au sol. D'un pas déterminé et sans se retourner, elle va rejoindre Paul et Marina près des Jeeps. Satisfait de mon coup, je récupère les outils et entreprends de planter les piquets. J'avoue que j'ai quand même eu un peu peur de sa réaction. Elle aurait pu décider d'enfoncer les piquets dans mon corps plutôt que dans le sol...

 

   Je m'attendais presque à une attaque, mais c'est le vent qui me réveille le lendemain matin. Paul est emmitouflé dans son duvet à ma droite, aucune trace de Sacha sur ma gauche. Je la trouve dehors en train de lancer des poignards glacés contre un morceau de planche qu'elle a dû trouver dans une des Jeeps et qu'elle a adossé à l'arrière d'un des véhicules. Profitant d'être dans son dos, je prends le temps de l'observer quelques instants. Elle foudroie la planche de trois projectiles qui fondent presque instantanément après avoir transpercé leur cible, puis elle s'arrête et se masse l'épaule droite. Sûrement des restes de sa blessure lors de notre premier combat contre cette énorme troupe de démons. J’ai remarqué hier qu’elle avait déjà terminé la bouteille qui contenait le remède magique de la grand-mère de Marina.

   Je m'approche doucement. Apparemment pas assez doucement. Elle se retourne à une vitesse fulgurante et je vois la glace se former dans la paume de sa main. Elle réalise que c'est moi et laisse tomber son bras le long de son corps.

   - On ne t'a jamais dit de ne pas t'approcher des filles en douce ?

   - On ne m'a jamais mentionné qu'elles pouvaient être armées...

   Elle sourit - c'est bon signe - et va s'asseoir dans le coffre ouvert de la Jeep. Je la rejoins.

   - Comment va ton épaule ?

   - Ça ira. Ton bras ?

   - Ça ira aussi.

   - Et ton ventre ?, ajoute-t-elle en faisant un signe de tête vers mon estomac.

   Je soulève mon tee-shirt pour lui montrer l’hématome déjà bien résorbé grâce à la pommade de Paulette. Les yeux de Sacha sont fixés sur ma peau. Elle secoue légèrement la tête lorsque je rabaisse mon tee-shirt. Nous restons assis en silence.

   - Tu comprends pourquoi je réagis comme ça envers Diego ?, reprend-t-elle après quelques minutes.  

   - Oui. Ma première réaction envers toi était la même. Envers Paul et Marina aussi. Sans parler de David...

   - Finalement, tu avais peut-être raison...

   - À propos de quoi ?

   - On nous a tous les deux appris à ne faire confiance à personne.

   - Et je crois qu'il va falloir qu'on fasse tous les deux un effort.

   Nous reprenons l'entraînement ensemble, détruisant totalement le morceau de planche à coups de pics de glace et de boules de feu. Nous essayons également d'intercepter les projectiles l'un de l'autre pour travailler notre précision. Une fois la planche réduite en miettes, les autres sont tous levés. Il est temps de reprendre la route.

   Après une heure de voiture, nous commençons à apercevoir un village au loin, à l'orée du désert et au flanc des montagnes. Au fur et à mesure que nous approchons se dessine plus une petite ville qu'un simple village. En pénétrant dans l’artère principale, il est clair qu'il y a ici bien plus de vie que chez Diego ou Sacha et il semblerait même que nous soyons arrivés un jour de marché. La circulation devient bien vite difficile et nous choisissons de laisser les Jeeps dans une rue adjacente et de poursuivre à pied.

   Notre groupe fait un peu tache dans le décor. Dans les mêmes vêtements depuis trois jours, victimes d’une bataille qui s'est terminée avec l'ouverture d'une faille dans le sol, nous attirons définitivement les regards des passants. Certains s'écartent même de notre chemin, l'air apeuré. Je vois que Marina essaye de sourire pour les rassurer, mais l'effet n'est pas concluant. À mes côtés, Sacha aussi semble mal à l'aise. Nous ne sommes pas censés passer pour les méchants.

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Eryn
Posté le 22/06/2020
Le sabre laser m'a fait rire ^^
Sans ça, ce chapitre est top, encore une fois les relations et dialogues sonnent justes, tes personnages ont des discussions cohérentes, ça les rend humains. C'est une grande interrogation pour moi, ça les discussions dans une histoire : je me demande si mes personnages ne passent pas leur temps à parler de ce qui leur arrive (qu'est-ce qu'on fait maintenant ? ) sans assez avoir de conversations insouciantes et de plaisanteries, ce qui normalement caractérise un groupe d'amis.

Par contre on sent pas trop l'Afrique en effet. Ils sont pas sensés se trouver en Tanzanie ? Bordel c'est le pays du Kilimandjaro ! ça devrait se voir !!
Schumiorange
Posté le 22/06/2020
Merci d'avoir relevé le fait qu'on ne sent pas trop l'Afrique, j'ai prévu de revoir tous les chapitres qui s'y passent. Je pense que j'étais trop dans l'action au moment d'écrire, et que je n'ai pas assez pris en compte le décor, il faut que je retravaille tout ça.

La question des dialogues, c'est vrai que ce n'est pas facile quand ton histoire tourne autour d'un groupe. D'un côté, tu veux que ce soit réaliste, mais de l'autre, il ne faut pas qu'ils passent leur temps à parler de la pluie et du beau temps et que l'intrigue avance au ralenti. C'est difficile de trouver le bon équilibre ! Pour ma part, je voulais intégrer une note un peu humoristique et j'ai surtout utilisé les dialogues pour le faire. Et comme tu le dis, ça rend aussi les personnages plus humains et du coup plus attachants.
Dans Pyrite Ebène, je crois que c'est un peu ce qui m'a dérangée avec le personnage d'Andy. Il parle trop peu pour qu'on puisse s'attacher à lui. Mais ça peut aussi être volontaire de choisir de laisser un personnage plus en arrière plan. Je viendrai partager ma réflexion sur Andy sur le forum bientôt : )
annececile
Posté le 13/04/2020
Je partage l'avis de Yi sur le desequilibre entre les deux equipes dans chaque Jeep mais on dirait que Paul a ses raisons, ce n'est pas un hasard.... Dans le dernier paragraphe, notant que le groupe ne passe pas inapercu, il est question des vetements mais pour ce village d'Afrique Noire, voire un groupe de Blancs (et un asiatique) ca peut surprendre? A moins qu'ils soient a proximite de lieux touristiques genre Kilimandjaro ou Seregenti Park? On a l'impression que ce n'est pas le cas....
Schumiorange
Posté le 13/04/2020
Oh là là, je me sens un peu bête d'un coup… J'ai voulu les rendre "remarquables" en insistant sur leurs vêtements sales, et je n'ai pas pensé un seul instant (mais alors vraiment pas !!) qu'ils étaient un groupe de blancs en Afrique Noire !!!
Du coup, je me demande si je vais le rajouter…

Dans l'ensemble du texte, j'insiste sur les différences entre les personnalités des personnages ou leurs réactions, mais je ne rapporte rien à leur nationalité ou à leur couleur de peau (puisque visiblement ça ne me vient jamais à l'esprit... ^^), donc ça ferait peut-être bizarre de le mentionner dans ce chapitre. Je vais le noter quand même et voir ce que ça donne quand je ferai une nouvelle relecture globale !

En tout cas, merci de l'avoir remarqué ! : )
Renarde
Posté le 30/01/2020
Coucou Schumiorange,

Déjà je suis hyper fière, j'ai trouvé une coquille XD :

Notre groupe fait un peu tâche dans le décor -> tache

Passé ce petit clin d’œil, passons au chapitre.

J'avoue avoir été surprise que David conduise. Je pensais qu'il avait le même âge que Marina et que du coup, il n'avait pas le permis. Ou alors je rajeunis Marina ? J'ai dû louper un truc...

Sinon Yi a des vues sur Sacha, qui a des vues sur David, qui a des vues sur Marina, qui a des vues sur Yi... Tu viens d'inventer le cercle amoureux (le triangle peut aller se rhabiller !). Lorsque Yi soulève son T-Shirt, je pense très fort à Marina (ma vieille, tu loupes une scène !).

Yi pose toujours les bonnes questions je trouve. Il est factuel, ne verse pas dans l'émotionnel et arrive à challenger Paul sans aucune malice.

Cette phrase de Paul m'a beaucoup intriguée "Vous êtes plus forts ensemble lorsqu'un danger se présente. Je me suis toujours dit qu'en étant ensemble alors qu'il n'y a aucun danger, les membres de l'Assemblée sont susceptibles d'attirer le danger à eux. Mais ce n'est que ma conception de la chose, on ne m'a jamais expliqué la vraie raison..."

Les démons les localiseraient facilement une fois réunis ? Je me demandais lors de la dernière attaque comment cela se faisait qu'ils tombaient continuellement sur des démons. Si le simple fait d'être ensemble engendre le problème qu'ils sont censés résoudre, on n'est pas dans la mouise.
Et Paul ne sait pas tout, du coup ce n'est qu'une interprétation possible.

Et surtout, la question qui persiste : comment est-ce que Kari va s'intégrer dans le cercle amoureux ? Et quel est son pouvoir, accessoirement ;-)

Je me réjouis de lire la suite !
Schumiorange
Posté le 05/02/2020
Salut Renarde !

Merci beaucoup pour ton commentaire ! Et un grand merci pour cette vilaine coquille !! : D C'est ma coquille habituelle (il en faut au moins une !), et visiblement, je ne l'avais pas bien traquée…

Excellente question concernant l'âge des personnages ! Je me suis rendu compte que je ne le mentionnais pas concrètement, mais dans les premiers chapitres, on sait qu'ils viennent de finir le lycée et qu'ils vont partir à l'université. Dans mes notes, Marina a 17 ans et David 18 ans, donc il a le droit de conduire tout seul comme un grand : )

Tu as bien raison pour le danger d'être réunis. Cela facilite leur "repérage" par les démons, ou en tout cas, c'est ce que les membres de l'Assemblée croient depuis des générations… Je te laisse volontairement dans le doute, tu en sauras plus un peu plus loin !

Et le triangle amoureux, c'est ennuyeux, non ? Un cercle, c'est tellement plus amusant !! ; )
Tu peux faire tous les pronostics que tu veux sur la place que Kari va y trouver…

A bientôt et merci encore !
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