Chapitre 18 : L’échec & Maté

L’oncle Edward roula un instant avant de garer la fourgonnette devant un petit salon de thé très cossu niché à l’angle d’une rue. « L’échec & Maté » était le repère privilégié des amateurs de thé vert et... d’échecs. Joey trouva le jeu de mots douteux au possible, mais ne s’étonna pas le moins du monde que son oncle l’emmenât dans un endroit aussi curieux. Le paléontologue et sa petite-nièce s’installèrent à une table près des grandes baies vitrées. Joey ne manqua pas de remarquer que le théâtre Poppler ne se trouvait qu’à quelques mètres de leur point de chute. Elle observait sa somptueuse façade avec admiration. Un imposant auvent en fer forgé abritait les huit portes en bois qui servaient à répartir les spectateurs à leur arrivée. Quelques mètres plus haut, quatre colonnes en pierre supportaient un lourd fronton sur lequel était sculpté le nom du théâtre. Qu’oncle Edward ait choisi de faire une halte dans ce salon de thé n’était sûrement pas une coïncidence. 

— Où en étions-nous ? s’interrogea le professeur en remuant vigoureusement le café que la serveuse venait de lui apporter. Ah oui ! Figure-toi que j’ai recroisé la vieille connaissance dont je te parlais tout à l’heure. Que le monde est petit ! Comme le hasard est bien fait !

L’oncle Huntley fit rouler la pointe de l’une de ses bacchantes entre son pouce et son index avec délectation. C’était un homme d’une élégance désuète. On eût dit un parfait gentleman avec cet ornement de balcon, son costume trois-pièces et ses brogues lustrées. 

— Elle m’a raconté avoir été recrutée par un homme très riche pour travailler sur un projet d’un genre un peu spécial. Tu imagines bien qu’en m’avouant cela, elle brisait le secret professionnel qu’on lui avait demandé de garder. Mais il s’avère qu’elle était sur le point de quitter l’aventure en raison de quelques mésententes éthiques, alors sa langue s’est vite déliée. Cela dit, mon charme n’est sûrement pas étranger à ses confessions ! se flatta le professeur dont les épaules jouaient au yoyo. C’est comme cela que j’ai appris avant tout le monde ce que Lord Neville manigançait. Et je n’étais pas au bout de mes surprises ! Cette collègue m’a parlé d’une momie de dracorex sans laquelle rien n’aurait été possible...

— A-t-elle dit où elle se trouvait ? coupa Joey.

— J’y viens ! Toujours aussi impatiente, à ce que je vois !

Joey sourit : son oncle la connaissait bien.

— Je ne t’apprends rien en te disant que le théâtre Poppler accueille cet après-midi la loterie. Tiens-toi bien, ma chère : Mary sera exposée sur scène dans son sarcophage de verre tel un vulgaire élément de décoration ! L’idée m’est insupportable !

— C’est donc bien Neville qui l’a dérobée ! J’en étais certaine ! vociféra Joey. Il est vraiment sans gêne !

En prononçant ces mots, Joey se rappela que la seule preuve dont elle et son oncle disposaient pour prouver que le Pr Huntley était le véritable propriétaire du dracorex était sa lettre. Une lettre énigmatique dans laquelle il avait décrit Mary comme une très vieille dame qui n’avait pas pris une ride. Edward Huntley n’avait absolument pas mentionné qu’il s’agissait des restes d’un dracorex, pas plus que le mot « momie ». Le lien serait difficile à établir dans ces conditions. À tous les coups, si les forces de l’ordre s’en mêlaient, oncle Edward serait interpellé pour séquestration de vieille de dame !

Une seule petite chance subsistait :

— Est-ce que tu as fait des photos de Mary après l’avoir découverte ?

Son oncle, qui nettoyait maintenant les verres de ses lunettes à l’aide d’une chiffonnette, sembla tout à coup un peu gêné :

— J’ai comme qui dirait omis ce petit détail... Je ne suis pas très à l’aise avec cet engin diabolique. C’est fort regrettable, j’en ai bien conscience... Mais rassure-toi, je vais récupérer ce qui est à moi ! Nous allons aller libérer Mary !

— Nous ? fit Joey en sursautant.

— Oui, nous ! As-tu perdu ton sens exacerbé de la justice ? Et ton goût pour l’aventure, qu’en as-tu fait ?

Le professeur Huntley savait bien qu’en formulant avec si peu de tact ses questions il allait piquer au vif l’ego de Joey. Elle lui ressemblait tellement, inutile de dire qu’il savait jouer sur la corde sensible. Quant à lui, il était au moins aussi inconscient du danger que la fillette.

Suivre son oncle dans les méandres du théâtre Poppler était à coup sûr une affaire risquée. Joey repensa à ce que son père avait insinué le soir de leur dispute en tournicotant machinalement sa longue frange. Qu’avait-elle à perdre ? La confiance de son père ? Elle s’était déjà envolée. À quoi bon essayer de lutter contre le besoin irrépressible qui la poussait à s’extirper de la monotonie de son quotidien ? Joey en avait assez de rêver sa vie le nez dans ses livres. Victor était convaincu que sa fille était incorrigible ? Autant lui prouver qu’il avait visé juste. Il allait voir ce qu’il allait voir.

Il fallut moins d’une minute à Joey pour prendre sa décision :

— Bien sûr que je vais t’aider ! assura-t-elle avec beaucoup de sérieux. 

La fillette arqua un sourcil et pointa du doigt la camionnette : 

— J’imagine qu’elle fait partie du plan ?

— Absolument, ma chère, absolument !

Tandis qu’elle observait le fourgon, son attention fut happée par une double apparition familière. Aucun doute, Meggie et Siméon venaient de passer devant la vitrine du salon de thé. Quand tout à coup le carillon de la porte d’entrée tinta, Joey comprit que la présence de ses deux camarades avait été réquisitionnée. Alors que Meggie balayait la salle du regard, le professeur Huntley lui adressa un signe de la main auquel la jeune fille répondit par un sourire entendu. Même si Joey ne comprenait pas encore ce que ses deux meilleurs amis pouvaient bien faire là, elle était ravie de les revoir. Sa privation de liberté avait été couplée avec une interdiction formelle d’entrer en contact avec eux. Joey n’avait pas parlé à Siméon et Meggie depuis des jours.

Le professeur tira un siège et invita Meggie à prendre place. D’une main, il  invita à Siméon à s’asseoir à ses côtés.

 

— Ravi que vous ayez reçu mon message, les enfants. Surtout toi, Siméon. Je t’avoue qu’en voyant Confucius partir dans la mauvaise direction, j’ai douté qu’il parvienne à te trouver.

— Confucius ? Est-ce que quelqu’un pourrait m’expliquer ce qu’il se passe ici ? coupa Joey.

— Ton oncle nous a envoyé des pigeons voyageurs, expliqua Siméon. D’ailleurs, le mien a bien failli se faire becqueter par mon chat !

— À l’heure d’Internet, Professeur, il y a des moyens plus sûrs pour faire parvenir un message. Votre technique de communication est très moyenâgeuse, railla gentiment Meggie.

— Et dangereuse ! compléta Siméon. 

Le garçon avait pris un air des plus sérieux. 

— Vous savez que les pigeons font partie des oiseaux les plus sales qui soient ? Ils sont infestés de parasites et porteurs de tout un tas de bactéries...

— Bien, bien, interrompit le Pr Huntley, l’essentiel est que vous soyez là. Nous sommes déterminés à récupérer Mary et nous allons avoir besoin de vous. Joey et moi allons entrer dans le théâtre en nous faisant passer pour des électriciens.

— Je suis ravie de l’apprendre ! exulta la première intéressée.

— Joey, il n’y a pas plus agile que toi. Nul doute que tu te mêleras sans difficulté aux autres ouvriers qui préparent en ce moment même la cérémonie d’attribution des mikrosaures. 

Le paléontologue attrapa une serviette en papier et sortit un stylo de la poche de son veston. Il poussa l’imposant jeu d’échecs qui siégeait au milieu de la table ronde et, en quelques coups de crayon, il dressa leur itinéraire sur cette feuille de fortune.

— Joey, ta mission sera d’explorer les loges. Moi, je m'aventurerai du côté de l’arrière-scène. Si l’un de nous deux découvre Mary, il lui suffira de prévenir l’autre à l’aide d’un talkie-walkie que je te donnerai tout à l’heure. Siméon, Meggie, poursuivit le vieil homme en se tournant vers les deux adolescents, c’est là que vous interviendrez. 

Le Pr Huntley sortit deux talkies-walkies de sa sacoche ainsi que deux tickets d’entrée qu’il posa sur la table. 

Siméon sourcilla :

— Des talkies-walkies ? Sérieusement ? Je sais que nos parents ne sont qu’une bande de croûtons en voie de disparition qui nous croient encore trop jeunes pour avoir un smartphone, mais venant de vous, Professeur, je m’attendais à plus de considération... 

Siméon était le garçon le plus craintif que Joey connaissait et pourtant, elle ne cessait de s’étonner de sa capacité à s’adresser aux adultes en prenant de grands airs offusqués. 

— Tu sais qu’on aime les fossiles dans la famille, argua-t-elle avec un faux air d’autorité. 

La bouche du Pr Huntley se fendit en un sourire malicieux et donna la réplique à ses petits yeux rieurs.

— Bien envoyé, ma chère Joey ! Alors, où en étais-je ? Ah oui, vous ferez la queue parmi les spectateurs pour assister à la représentation puis vous irez vous installer. Vous devriez déjà être entrés dans la salle quand nous mettrons la main sur la momie. Nous réglerons le volume des talkies au minimum et Joey et moi économiserons nos échanges pour ne pas vous faire repérer. Mais à mon signal, vous déploierez vos talents de comédiens.

Siméon fronça les sourcils. Qu’attendait-il d’eux exactement ?

— Siméon, tu feindras un malaise des plus grandiloquents et toi, Meggie, tu t’assureras de surjouer l’amie éplorée. Tout le théâtre devra être ameuté par tes cris et tes lamentations. Nous profiterons de ce cafouillage général pour exfiltrer Mary.

Un lourd silence s’installa.

— C’est dans mes cordes, assura finalement Siméon.

Joey fut la première surprise par la réaction de son meilleur ami. Décidément, Siméon était plein de ressources. La présence de Meggie lui donnait des ailes.

— Ah oui, une dernière chose... Si quelque chose tourne mal, appelez la police.

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Renarde
Posté le 04/01/2020
Coucou peneplop,

Ah, c'est sympa qu'ils soient tous réunis ! J'avais hâte de voir le Pr. Huntley avec Joey en regrettant que Siméon et Meggie soient laissé de côté. Ravie de voir que le trio est de retour.

J'aime beaucoup le coup des pigeons voyageurs avec Siméon qui s'offusque de la saleté des porteurs. Pas sûr que cela soit très réaliste, mais imaginer Siméon paniquer à l'arrivée du volatile est plutôt amusant !

Je trouve curieux qu'ils exposent Mary par contre. Ils sont quand-même plusieurs à pouvoir témoigner que le dinosaure a été volé (d'ailleurs, la police est sur le coup, non ?). Je ne comprends pas la démarche de Neville là... A moins que cela ne soit un piège justement.
peneplop
Posté le 05/01/2020
J'ai vraiment imaginé le Pr Huntley comme un homme amoureux des pratiques d'une autre époque. Cela le rend très exubérant.

En fait, il fallait que je permette à la petite bande de chercher Mary dans le théâtre. L'idée de l'exposition sur scène, parce qu'elle est le premier maillon du projet, me semblait pertinent. En revanche, j'ai essayé de faire en sorte que le Pr Huntley ne puisse pas réclamer la paternité de la bestiole. Il a zéro preuve pour prouver qu'elle est à lui, on peut seulement se baser sur les dires de ceux qui l'ont vu. Mais en fait, cela va plus loin... Tu verras que le gouvernement est de mèche. Donc, on peut imaginer une police qu'on empêche d'enquêter... Je ne sais pas, à voir....
peneplop
Posté le 05/01/2020
Sinon, je pourrais imaginer que la bestiole exposée sur scène est une momie découverte lors des fouilles orchestrées après la découverte de Mary. Dans le doute, la bande décide d'aller voir mais au final, sur scène, ils se rendent compte que c'est une créature approchante mais pas Mary... ? Hum...
Arabella
Posté le 24/11/2019
Coucou Peneplop, je reviens pour ce chapitre.

Premier élément : tu poses rapidement le contexte et le décor du chapitre : le titre est si génialement trouvé que même mon mari, qui était a côté de moi, a rigolé en le voyant. Définitivement, je kiffe tes jeux de mots !

C’est un chapitre agréable : le retour de Joey en force, le professeur qui est charmant, on a qu’une envie c’est de faire partie de leurs escapades.
On arrive même a croire qu’il n’ait pas pris de photo de Mary, tellement il semble dans la lune !

J’aime beaucoup les dialogues, fluides, à la fois qui montrent leur relation, leurs personnalités et qui permet de joindre les différentes parties de l’intrigue. On a hâte que la team agisse au théâtre !

Tu donnes du rythme à ton histoire, à la fois dans la rédaction des phrases, parfois courtes parfois longues, l’arrivée de Siémon et Meggie est super classe !

Super lecture, je clique sur suivant !
peneplop
Posté le 25/11/2019
Merci Arabella pour ton commentaire ! :)
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